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Cendrillon en automobile

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Contes féeriques et rustiques
Contes de Caliban (p. 207-214).

CENDRILLON EN AUTOMOBILE


Décidément, c’est une série, mais je commence à être inquiet. Il doit y avoir quelque part un fabricant d’autos qui m’hynoptise. Car enfin je ne suis pas professionnel et n’ai point par conséquent « l’idée fixe ». Donc, qu’est-ce qui m’arrive ?

Je viens de raconter mon songe des bottes de sept lieues et comment pendant un temps énorme, qui n’a peut-être duré qu’une seconde, je me suis dérobé à la poursuite de l’ogre puérophage, grâce à une électrique prodigieuse, et de marque bien française, appelée « la Vertigineuse ». Eh bien ! la nuit dernière, elle est revenue me hanter. Pourtant, j’étais rentré chez moi en omnibus, escargotiquement.

Pendant le premier sommeil, ou, pour parler savamment, la période hypnagogique — car j’étudie mon cas — je me trouvais dans une espèce de gentilhommière, moitié castel et moitié ferme, comme on en voit encore en Bretagne. C’était à l’heure de la tombée du jour, qui s’éteignait sous les bois environnants, mais illuminait encore, embrasait même une superbe route carrossable, droite comme une règle plate, amour des yeux, qui passait devant le seuil du logis.

Dans la salle commune et centrale, ornée de vieux meubles ouvragés, bahuts, armoires, hautes chaires, dressoir, huche à pain, aux cuivreries miroitantes, s’ouvrait une vaste cheminée seigneuriale, au manteau écussonné, avec ses landiers en fer forgé dressés en lampadaires, son attirail symétrique de vaisselle d’étain et des lices de chasses vivifiaient de leurs tons, vert-de-grisés l’atmosphère mordorée de l’habitacle. Quatre personnages étaient assis autour d’une table oblongue, le gentilhomme, sa dame, leurs deux filles, tous en habit de cérémonie, et ils y prenaient un repas étrange. Ce repas n’était fourni que par une citrouille démesurée placée au milieu de la table oblongue, et dans laquelle ils plongeaient tour à tour leur cuillère, d’un geste d’automates.

Aucun autre plat que cette citrouille. Ils la vidaient en silence, comme un pot de confitures, sans en entamer la croûte vermillonnée et chastement voilée de dentelle. Et à chaque lambeau du sorbet, ils en crachaient la graine, qu’une nuée de rats se disputaient entre leurs pieds immobiles.

Sur le degré de l’âtre, où bouillonnait une marmite pleine d’eau pure, un chat, la queue ramenée sur les pattes en chancelière, les regardait, ces rats, sans les voir, et les écoutait sans les entendre, étant sourd et aveugle, vieux d’ailleurs comme Mathusalem, et plus épilé qu’un manchon piétiné par une farandole.

A ce moment, l’hallucination hypnagogique se détermina en rêve pur et, tous mes sens étant débridés, je me vis assis moi-même sur l’escabeau de la cheminée, à côté d’une autre et troisième fille, effacée jusque-là dans l’ombre, et qui, avec une épingle à cheveux, remuait les cendres du foyer pour y chercher une pomme de terre.

— Avez-vous faim ? lui demandai-je.

— Toujours, fit-elle, et depuis seize ans.

C’était son âge.

— Votre nom ?

Elle me montra les cendres.

Tout à coup, une sonnerie de cor retentit au dehors et, des bois assombris aux gazes violettes, trois haquenées blanches suivies d’un palefroi harnaché d’argent apparurent sur le seuil de la salle. Le père, la mère, les deux filles en costumes de cour montèrent sur les chevaux et, par la route droite comme une règle, amour des yeux, s’en furent au bal chez le Roy.

La fille au nom de cendres les suivit longtemps du regard et elle se prit à pleurer. Je n’ai jamais rien vu d’aussi joli, dans le laid, ni d’aussi laid dans le joli, que cette petite servante, mais ses larmes m’ouvrirent son cœur et je compris qu’elle aimait le Roy. Je versais à l’état de somnambulisme et mes perceptions étaient extralucides.

— Vous êtes savant, fit-elle, ne ferez-vous rien pour moi ?

— Savant, non, souris-je, mais poète, et à ton service. Que désires-tu ?

— Aller au bal de la cour et y arriver avant elles.

— Elles, qui ?

— Mes méchantes sœurs et ma marâtre.

Qui m’expliquera pourquoi je lui posai l’absurde question suivante : « Cendrillon, as-tu les pieds roses ? » Je crois très fermement qu’il entre de la démence dans les rêves. Elle ne me répondit pas, mais, courant à la marmite, elle en renversa le couvercle et sauta dans l’eau bouillante. Je poussai un cri d’effroi, mais son visage, transfiguré par la souffrance, rayonnait comme celui des martyrs. Ah ! oui, elle l’aimait, le Roy ! Rapidement, je l’enlevai et l’assis sur l’escabelle. Elle avait les pieds chaussés de cristal, et si petits, si petits en leur gaine adamantine, que l’impératrice de la Chine en serait morte de jalousie, je vous assure. Deux roses-thé dans deux verres de Venise !

— A présent, tiens ta parole, poète, me cria-t-elle, avec une moue d’enfant gâté.

Je tirai donc mon talisman. Il est à tout faire et ne me quitte pas. Puis, m’étant mis en communication — allo ! allo ! — n’oubliez pas que c’est un songe — avec les omnipotents que vous savez, ou plutôt que vous ne savez pas, je m’approchai de la citrouille et je lui jetai les rimes nécessaires à toute bonne incantation.

La cucurbitacée se transforma en automobile.

C’était encore une fois « la Vertigineuse », chef-d’œuvre de la mécanique française, et le dernier mot passé, présent et futur de la locomotion terrestre.

— Tu vois, fis-je, petite Cendrillon, c’est ton carrosse. Tous les poètes, grands ou petits, morts ou vivants, te l’offrent par ma voix, à cause de ton amour. La malle des Indes, que l’on appelle aujourd’hui l’Express-Orient, ne va que le train de tortue auprès de cet éclair à pneus. Tes sœurs et ta marâtre, fussent-elles déjà dans la cour du palais royal, tu seras au bal plus vite qu’elles.

— Hélas ! danser avec lui sous mes guenilles !

Et elle étalait les oripeaux dont elle était fagotée. Mais voilà que, complices des poètes, tous les vieux meubles, bahuts, armoires, s’ouvrirent à la fois et jetèrent à ses pieds charmants et roses les pièces innombrables d’une garde-robe quintiséculaire, où toutes les modes de nos mères, aïeules, bisaïeules et bien au delà étaient représentées. La coquette n’en voulut que les dentelles. Toutes, donc, se détachèrent, malines, valenciennes, vénitiennes, qui sont de l’alençon démarqué, anglaises que réclame Bruxelles, et les auvergnates de Velay, et les espagnoles aussi, qui, s’entrecousant d’elles-mêmes autour de la jeune fille, la vêtirent d’une robe arachnéenne, où son jeune corps de vierge transparaissait dans la plus chaste des nudités triomphantes.

Pour moi, j’étais déjà à mon poste de chauffeur, le poing à la roue, comme le pilote l’a au gouvernail.

— En avant, Cendrillon, et au bal du Roy !

Impossible de me rappeler, dans le triste état d’éveil où je suis, pourquoi tous les rats, métamorphosés en cyclistes, couraient autour de nous, en avant, en arrière, dans le vent de « la Vertigineuse ». Toujours est-il qu’il en était ainsi. Seul, le vieux chat, sourd et aveugle, était demeuré auprès de la marmite. Il y philosophait, selon moi, sur le sens de l’aventure, mais sans s’en étonner le moins du monde, sachant fort bien que les dieux (s’ils peuvent ferrer les talons de Mercure d’ailerons avec lesquels il fend et traverse les sept ciels de l’espace en moins de temps que je n’en mets à l’écrire) se jouent, à plus forte raison, des impossibilités de la vitesse et pour deux bonnes rimes nous octroient des voitures-fées.

Elle a épousé le Roy, elle est reine, et, à présent, elle nous méprise. Elle ne veut à la cour que des savants en us. Mais pas un d’eux n’a encore pu lui expliquer scientifiquement comment, en se trempant les pieds dans de l’eau bouillante, on peut avoir des pantoufles de verre. Aussi écrivent-ils : « de vair », dans leur ignorance des choses de l’amour. De « vair », les pantoufles de Cendrillon. Ah ! les imbéciles ! Tel est mon rêve.