Les bottes de vingt-huit kilomètres

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Contes féeriques et rustiques
Contes de Caliban (p. 199-206).

LES BOTTES DE 28 KILOMÈTRES


A Octave Mirbeau

Mon cher Mirbeau, crois-tu aux rêves, je veux dire à leur sens métaphysique ? En voici un que j’ai eu la nuit dernière, et dont tu me donneras la clef sans doute, car tu en es, sinon l’objet, du moins la cause.

Je venais de lire ton petit dernier, La 628 E-8, et, comme tout le monde, je m’étais laissé entraîner par cette verve belliqueuse qui te signe grand tapin des combats de l’Idée moderne. Mais sous ces espèces nouvelles de chauffeur d’auto philosophique, vêtu d’ours, et casquette en scaphandrier de l’espace, tu m’inspirais une jalousie que notre vieille amitié même ne suffisait pas à calmer. Je n’en dormais plus, de ta soixante à l’heure. Enfin, il m’en fallait une, sous peine d’en perdre mes esprits animaux, et ça, tu sais, c’est la camisole de force.

Je vendis tout et j’engageai le reste. Elle valait trente-deux mille francs, prix d’artiste. Je ne la marchandai même pas. Je l’eus, dédaigneux des contingences.

— Voici, dis-je au génial fabricant, il me la faut vertigineuse. Mirbeau m’embête. Est-elle vertigineuse ?

— Garantie pour course à la mort, fut la réponse.

— Ce n’est pas assez. Puis-je, dedans, monter au Brocken, comme Faust, en dix minutes, pendant une nuit de Walpurgis ?

— Avec ou sans Méphistophélès, au choix.

— Tope donc.

— Et je partis.

— Bon voyage, poète ! me cria-t-il, et c’était le mot juste, mais j’étais déjà au diable, sans savoir où j’allais, bien entendu. On va !… Le spasme est là, à dire d’experts, quand ils avouent.

Je ne menais encore que le train où les poules échappent, et je sortais à peine de l’enceinte quand, d’un coup d’œil, j’embrassai, comme au vol, la silhouette fugitive d’un homme gigantesque qui, sur le banc de l’octroi, cirait ses bottes.

Vue banale, assurément, si cet homme ne m’eût lancé un regard oblique que l’érubescence de ses paupières enflammées me fit attribuer à mauvais présage. Il me parut aussi que les bottes qu’il cirait étaient énormes, antiques, et assez pareilles à celles des postillons de berlines qui, maintenus par leur poids en équilibre, dormaient à cheval, et debout, d’un relais de poste à l’autre. Et comme la route s’ouvrait, large, aérienne, aimantée, j’accélérai ma vertigineuse.

Or, je n’avais dévoré que douze kilomètres environ quand l’homme aux bottes passa, jambes ouvertes, par-dessus ma tête, en l’air, et s’effaça sous l’horizon. Avais-je déjà la fièvre, cette fièvre propre au sport de la vitesse ? Non, mon pouls donnait la normale. Alors, quel était ce gymnasiarque qui bondissait ainsi, léger, dans pareilles bottes, sur une voiture à demi déchaînée ? Un nuage caricatural, sans doute, formé et emporté par le vent.

Mais, fait étrange, à seize kilomètres plus outre, il se dressait, perché sur une borne miliaire, d’où, pour inspecter la profondeur d’un bois où’s'enfonçait la route, il dardait son regard rouge. Impossible de douter, au reniflement de ses narines pileuses comme à la bave de sa langue pendante, qu’il ne flairât quelque proie dans la forêt, et pour l’atteindre, je multipliai mes voltes. Il ouvrit le compas de ses guibolles, et prittt ! disparut par delà les cimes.

Plein de foi dans la voiture invincible qui me portait comme Élie son manteau prophétique, je la précipitai dans l’ombre verte des chênes, à la poursuite de l’homme aux bottes ailées. Il ne sera pas dit, me jurai-je, que la science — et quelle science ! mon cher Octave, celle même qui réduit la distance à une hypothèse — le cédera à je ne sais quelle vision fantomatique dont le mirage ne relève que du conte. Nous allons voir si des bottes, de simples bottes archaïques, l’emportent sur une machine de trente-deux mille francs, garantie méphistophélesque, et signé d’un mécanicien auprès duquel Archimède et Vaucanson ne sont que des constructeurs de polichinelles. Et je la lançai à une telle allure qu’elle faillit, dans une clairière, écraser un petit garçon tenant deux fillettes par la main et qui, d’après ma notion des choses, y cueillait des violettes pour la fête de la Mère l’Oie.

Comme je m’étais arrêté net, ainsi que l’on s’arrête quand on débute, l’enfant me pria de le prendre, lui et ses soeurs, dans la vertigineuse, pour le sauver d’un méchant homme qui voulait les boulotter tout crus, et sans sel ni poivre, riait-il. Je les empilai donc en un petit tas au fond de la voiture et je repartis à soixante-dix à l’heure. Le puérophage m’attendait à l’orée du bois. « Humph ! humph ! renâcla-t-il, ça sent la chair fraîche dans ta roulante. » Il fallait fuir. On ne badine pas avec les ogres. La course commença, course terrible qui, dans mon songe, mettait aux prises l’idéal et le réel, ou, si tu le préfères, le vieux jeu avec le nouveau. N’oublie pas que mon fabricant m’avait jeté dûment l’injure trop méritée de poète.

Quel que fut le développement de la vitesse sans limites de ma vertigineuse voiture de course à la mort, elle était inférieure à celle où, grâce à ses bottes, le Polyphème des gosses pouvait parvenir, puisqu’il n’avait qu’à écarter les genoux pour faire sept lieues d’un empan. J’étais donc sûr de succomber, comme la raison succombe à la folie, lorsque le garçonnet me fit observer que cette mesure de vingt-huit kilomètres était fatale et que l’ennemi ne pouvait ni l’augmenter, ni la réduire.

— C’est sept lieues, toujours, et ni plus ni moins. Donc, tu n’as tantôt qu’à ralentir et tantôt qu’à activer la machine pour rester en deçà ou en delà du pas magique.

Ainsi parla le malicieux Petit Poucet, et je crus, à l’ouïr, entendre le jeune David auner la trajectoire de sa fronde au front de Goliath.

Et voici qu’à son conseil, la main sur une roue docile et sensible comme un ressort de montre, je précédais ou suivais, l’esquivant toujours, le Polyphème retombant une lieue trop près ou trop loin.

Nous arrivions ainsi, en cette chasse fantastique, à je ne sais quelle région dénudée et sablonneuse, semée d’ajoncs fleuris d’or, au travers desquels la mer bleuissait. A son bruit familier à mes oreilles, et comparable à une grande toile qu’on déchire, je jugeai que nous n’étions qu’à deux lieues environ de son gouffre, et j’allais serrer les freins de la vertigineuse pour ne pas y choir quand l’enfant me cria :

— Va donc, lâche tout, il est perdu !

Et l’ogre imbécile, en effet, de son enjambée géométrique, s’écarquilla, et s’en alla tomber dans les eaux jaillissantes. Notre élan, d’ailleurs, à nous-mêmes, était tel que nous ne stoppâmes que dans les premiers flots.

Croirais-tu, mon cher Mirbeau, que notre coquin de puérophage nageait comme Neptune lui-même ? Pour aborder un rocher, formant îlot, où il pensait se tirer d’affaire, il avait retiré ses bottes, qui, toutes flottantes, vinrent échouer sur le rivage. En vérité, c’est un étrange rêve !

Mon petit Tom Pouce, fou de joie de voir ainsi onduler les bottes comme des algues déracinées, s’était élancé de la voiture, et, suivi de ses deux soeurettes, qui n’avaient pas lâché leurs bouquets de violettes, il courut les repêcher sur la grève. Puis il les chaussa. Je t’ai dit qu’elles étaient immenses, mais elles s’étrécirent à la mesure de ses pieds d’enfant. Polyphème hurlait sur son îlot. Et lorsque les bottes furent chaussées, le gai petit voleur prit sous chaque bras l’une et l’autre des bouquetières, la brune à gauche, la blonde à droite, il fit un pas de vingt-huit kilomètres et s’enfuit, l’ingrat, chez la Mère l’Oie.

Je mis, comme bien tu penses, pour le rattraper sur les chemins, la vertigineuse à l’allure de la course à la mort, mais je ne sais pas où elle demeure, hélas ! la Mère l’Oie — et je me suis réveillé.

Es-tu ferré en oniromancie ? Qu’est-ce qu’il veut dire, ce songe-là ? Peut-être ceci, que les poètes sont pour quelque chose dans l’invention du spasme de la vitesse, et que le bon Perrault réclame. Fais-tu sept lieues à la seconde sur ta 628 E-8 ? Il y a des bottes qui les font, de vieilles bottes, mon cher Octave.