Cent Ballades (Christine de Pisan)/Ballade III

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Cent Ballades, Texte établi par Maurice RoyFirmin Didot (p. 3-4).


III



Quant Lehander passoit la mer salée,
Non pas en nef, ne en batel a nage,
Mais tout a nou, par nuit, en recellée,
4Entreprenoit le perilleux passage
Pour la belle Hero au cler visage,
Qui demouroit ou chastel d’Abidonne,[1]
De l’autre part, assez près du rivage ;

8Voyez comment amours amans ordonne !

Ce braz de mer, que l’en clamoit Hellée,[2]
Passoit souvent le ber de hault parage
Pour sa dame veoir, et que cellée
12Fust celle amour ou son cuer fu en gage.
Mais Fortune qui a fait maint oultrage,
Et a mains bons assez de meschiefs donne,
Fist en la mer trop tempesteux orage.
16Voiés comment amours amans ordonne !

En celle mer, qui fu parfonde et lée,
Fu Lehander peri, ce fu domage ;
Dont la belle fu si fort adoulée
20Qu’en mer sailli sanz querir avantage.
Ainsi pery furent d’un seul courage.[3]
Mirez vous cy, sanz que je plus sermone,
Tous amoureux pris d’amoureuse rage.
24Voyez comment amours amans ordonne !

Mais je me doubt que perdu soit l’usage
D’ainsi amer a trestoute personne ;
Mais grant amour fait un fol du plus sage.[4]
Voyez comment amours amans ordonne !

  1. A1 de Bidonne
  2. AB Herlée
  3. A2 tout d’un ; B1 tuit d’un
  4. A2 Au fort a.