Cent Proverbes/31

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H. Fournier Éditeur (p. 126-132).

CHAQUE POTIER
VANTE SON POT

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L e 15 avril 1844, M. Deslongrais fit appeler dans son cabinet son neveu, Gabriel Maugis.

— Mon ami, dit-il au jeune homme en tirant sa montre, il est midi, et c’est aujourd’hui le 15 avril ; tu es majeur depuis un quart d’heure. Je t’aurais fait prier cinq minutes plus tôt de passer dans ce cabinet, s’il ne m’avait fallu ce temps pour liquider mes comptes de tutelle. Toutes les pièces sont réunies, là, sur ce bureau ; tu peux en prendre connaissance…

— Oh ! mon oncle !

— Bien, bien ; je sais que tu vas me prier de garder la direction de tes affaires, et me dire qu’elles ne sauraient être placées en meilleures mains.

— Vous m’avez deviné.

— Oui, mais je suis un vieil égoïste qui ne me fatigue pour les autres que lorsqu’il m’est impossible de faire autrement… Tu as trente mille livres de rente à toi, c’est dix mille de plus que je n’en ai reçu ; j’ai assez fait travailler tes fonds pour avoir le droit de me reposer. Mais avant de t’abandonner la direction suprême de tes affaires, je me permettrai seulement de t’adresser une seule question : As-tu lu l’Amour Médecin ?

L’Amour Médecin de Molière ? Oui, mon oncle.

— N’oublie jamais la première scène du premier acte, mon ami, toute la science de la vie est là-dedans ; le monde est pavé de M. Josse. Je n’ai pas d’autres conseils à te donner ; mais pour que tu n’en perdes jamais le souvenir, je prétends mettre cette morale en action. Suis-moi.

Un quart d’heure après, M. Deslongrais et son neveu entraient chez un jeune banquier, rue du Houssaie.

— Mon cher Gambier, lui dit l’oncle, nous venons, mon neveu et moi, vous demander un service.

— Vous qui avez trente mille livres de rente ? Votre neveu qui en a autant ?

— Eh ! précisément, ce sont ces maudites trente mille livres de rente qui nous gênent ! Que faire du capital ? Vous qui êtes dans les affaires donnez-nous donc un bon conseil.

— Six cent mille francs ! s’écria le banquier. Eh ! mais, il n’en faut pas davantage pour soumissionner un joli tronçon de chemin de fer. Placez cet argent chez un capitaliste bien famé, il le fera valoir dans des entreprises sûres ; l’intérêt vous sera servi à quatre pour cent, vous aurez une part dans les bénéfices de la maison, et dans dix ans vos capitaux seront doublés. La banque règne et gouverne aujourd’hui.

— Nous y penserons, mon cher Gambier, dit M. Deslongrais ; et poussant Gabriel du coude, il murmura à son oreille ces mots : M. Josse !

Bientôt après tous les deux arrivèrent chez un notaire, d’âge mûr, qui faisait les contrats de la famille.

— Ah ! monsieur Dupuis, dans quel temps vivons-nous ! s’écria M. Deslongrais. Vous connaissez les affaires de mon neveu, le pauvre garçon ne sait à quel usage appliquer sa fortune ; nous venons vous consulter.

Le notaire parut réfléchir un instant.

— Ceci est très-délicat, Messieurs, dit-il enfin ; les opérations de bourse sont aléatoires, et les prêts sur hypothèques d’une liquidation pénible ; la propriété mobilière est accablée d’impôts, et les revenus n’en sont jamais certains. Je crois que le plus sage serait d’acheter une bonne charge à Paris. Une charge met le titulaire en position de faire un beau mariage ; elle lui assure un rang honorable dans la société et des bénéfices considérables ; les charges tiennent à présent le haut du pavé. Je connais une personne qui, pour des raisons de santé, a quelque désir de vendre la sienne. Voulez-vous que je lui en parle ?

— Parlez-lui-en ; reprit M. Deslongrais, et tout bas il ajouta : La personne malade, c’est encore lui qui se porte bien. Oh ! M. Josse !

Comme ils quittaient la rue Saint-Marc où demeurait M. Dupuis, l’oncle et le neveu rencontrèrent une de leurs connaissances qui tournait le coin de la rue Vivienne.

— Eh ! ce cher Dervieu ! s’écria M. Deslongrais ; que je suis aise de le voir ! Voilà un homme de bon conseil, et il va tout de suite nous le prouver. Si vous aviez six cent mille francs comptants, qu’en feriez-vous ?

— J’en achèterais tout de suite une terre d’au moins un million.

— Est-ce un bon placement ?

— Merveilleux ! les terres bien cultivées rapportent de trois à trois et demi pour cent ; si l’on y applique les nouveaux procédés d’assolement, on arrive à quatre. Et puis la terre reste toujours ; il n’y a pas de banqueroute qui puisse emporter des prés !

— Vous avez peut-être raison. Sauriez-vous par hasard quelque beau domaine en vente ?

— Je n’en connais qu’un ; mais il est magnifique. La terre des Futaies, près de Meaux. Je l’ai achetée huit cent mille francs, et j’ai fait faire des réparations considérables aux bâtiments. Je suis obligé de m’en défaire, ma femme voulant se fixer à Toulouse auprès de sa famille. Quand vous voudrez voir ce domaine, écrivez-moi, et nous irons ensemble. Mais hâtez-vous ; les concurrents sont nombreux. La propriété est un quatrième pouvoir de l’état.

— C’est entendu, répondit M. Deslongrais.

— Ça fait en tout trois M. Josse, ajouta Gabriel en riant.

— Oh ! nous ne sommes pas au dernier.

En quittant le propriétaire, M. Deslongrais et Gabriel Maugis se dirigèrent vers le faubourg Saint-Antoine, où demeurait un certain M. Louis Ferrandin qui était de leurs parents. M. Louis Ferrandin avait élevé une fabrique de produits chimiques à laquelle il consacrait tout son temps. La visite de ses parents parut le charmer ; mais lorsqu’il en connut le motif, il ne put dissimuler sa joie.

— Vous ne sauriez mieux vous adresser, s’écria-t-il ; ma fabrique a des relations immenses ; je couvre de mes produits les cinq parties du monde et leurs îles ; mais, pour donner à mon industrie tout le développement qu’elle comporte, il me faudrait encore à peu près cinq cent mille francs. Versez vos fonds dans ma fabrique ; nous nous associons, et la signature Ferrandin, Maugis et Cie, ira jusqu’aux antipodes. L’industrie est la reine du monde.

— Nous examinerons cela, dit M. Deslongrais. À bientôt, mon cher Louis.

— Et lui aussi ! s’écria Gabriel. Trouver M. Josse sous l’habit d’un cousin !

Une invitation à laquelle ils avaient promis de se rendre conduisit M. Deslongrais et Gabriel chez un agent de change, rue Laffitte. Quand ils arrivèrent, cinq cents personnes circulaient dans des salons qui pouvaient bien en contenir deux cent cinquante ; on en attendait trois cents encore. Bientôt le bruit se répandit dans le bal qu’un jeune homme, majeur depuis quelques heures seulement, cherchait à placer sa fortune et sa personne : six à sept cent mille francs et un joli garçon, deux choses charmantes auxquelles l’association prête un attrait irrésistible.

— Il faut, mon cher, vous marier, disait un vieux rentier à Gabriel ; le ménage est un frein qui calmera votre jeunesse, et vous empêchera de gaspiller votre fortune ; si j’étais votre père, les bans seraient publiés demain.

— Il a trois filles à pourvoir, le bonhomme, murmura M. Deslongrais à l’oreille de Gabriel. M. Josse !!!

— Ce n’est point mon avis, continua un employé supérieur du ministère des finances ; avant de se marier, un jeune homme doit expérimenter la vie ; quand il aura vu le monde et ses écueils, et conquis la maturité du jugement par le travail, il sera temps alors qu’il se marie.

— Le bureaucrate a une fille, mais cette fille n’a que douze ans ; quand tu auras de l’expérience, elle aura dix-sept à dix-huit ans, le bon âge pour trouver un époux. Toujours M. Josse !!! dit encore M. Deslongrais.

— Bah ! interrompit l’agent de change, le mariage n’est pas l’affaire importante de la vie ; on ne doit aujourd’hui songer qu’à la richesse, et la richesse est à la Bourse. M. Maugis a une fortune honorable ; qu’il la réalise et se lance dans les spéculations. La spéculation est la fée du dix-neuvième siècle. Je veux, avant un an, que la coulisse tremble au nom de Maugis.

— Et l’agent de change aura gagné trente mille francs de courtages, si tu en as perdu deux ou trois cent mille sur les chemins de fer.

En achevant ces mots, M. Deslongrais passa son bras sous celui de Gabriel, et ils sortirent du bal pour souper.

— Nous avons justement une bécasse dodue à faire plaisir, dit un garçon du Café de Paris aux deux convives.

— Ah ! vous avez une bécasse ? Eh bien ! donnez-nous un perdreau ! s’écria M. Deslongrais.

Gabriel se mit à rire.

— Tu ris, toi ! Cette bécasse est au restaurateur ce que le domaine est au propriétaire, la fabrique à ton cousin, la charge au notaire, la jeune personne au rentier. Il veut s’en débarrasser ; laisse-la manger à d’autres.

— Quoi ! un M. Josse en maître-d’hôtel !

— M. Josse est partout, M. Josse est immortel ; M. Josse est un proverbe fait homme, et ce proverbe le voici :