Cent Proverbes/49

La bibliothèque libre.
H. Fournier Éditeur (p. 202-209).


DE MAIGRE POIL ÂPRE MORSURE
EXTRAITS DE MÉMOIRES INÉDITES

Séparateur



J avais gagné quelque argent au jeu. Il s’agissait de me meubler ; plusieurs de mes amis me conseillèrent de m’adresser à Niccolô Gritti, jeune tapissier qui venait de s’établir. J’en parlai à Casanova de Seingalt, le célèbre aventurier ; il haussa les épaules.

— Je ne conseille personne, me dit-il ; mais le mois dernier j’ai garni un casino, et c’est au vieux Velo que je me suis adressé.

— Tout le monde assure que Velo est horriblement cher.

— Tout le monde a raison ; pourtant je gagerais bien que votre Gritti le sera davantage,

— Cent personnes m’ont dit le contraire, répondis-je, et volontiers j’en ferai l’épreuve.

Sur ce, je me fis donner en détail la description du casino en question, le nombre exact des glaces, des lustres en cristal de roche, des girandoles, des trumeaux peints, des lambris ciselés en or moulu, des paresseuses, des tentures de soie à fleurs, des tapis veloutés, des chambranles de marbre, etc., etc. Mons Gritti fut appelé, reçut mes ordres en toute joie et en toute humilité, me promit le plus grand luxe et la plus grande économie, m’assura que j’aurais toutes ces choses à un grand tiers de rabais sur le prix de son illustre confrère, et, peu de jours après la livraison des meubles, m’apporta une note dont le total était effrayant.

J’allai trouver dès le lendemain le spirituel chevalier. Il déjeunait seul par aventure, mais en homme comme il faut. Le chocolat préparé remplissait la chambre d’une forte odeur de vanille ; à côté de deux flacons vides, qui avaient contenu d’excellent scopolo, mon ami dépêchait les restes d’une salade de blancs d’œufs, assaisonnée à l’huile de Lucques et au vinaigre des Quatre Voleurs.

— Je sais ce qui vous amène, s’écria-t-il, comme si mes nombres me l’avaient dit ; et, en effet, il ne faut pas être grand cabaliste pour cela. Je vous ai donné un conseil ; vous ne l’avez pas suivi ; votre homme vous a volé ?

— Je le crains, répliquai-je.

— J’en suis sûr, reprit le chevalier, et je suis sûr aussi que vos sequins s’en vont rondement d’un autre côté. La Tonina était d’une gaieté folle hier soir au Ridotto.

— Eh bien ! demandai-je, non sans un peu de confusion tant bien que mal déguisée, qu’y a-t-il de commun ?…

— Je vais vous le dire, interrompit-il ; nous avons un proverbe infaillible : Donna che ride, borsa che piange. Vous avez gagné trois mille ducats la semaine dernière ; vous avez soupé deux fois avec cette petite danseuse ; elle rit au nez de tous ceux qui la regardent ; gageons que les deux tiers de votre gain sont déjà mangés.

— Voilà, répondis-je, une conjecture fort indiscrète. Pour en revenir à Gritti…

— N’achevez pas ; je vais encore vous dire comment vont les choses de ce côté. Vous avez sa note en poche ; j’ai celle de Velo dans ce secrétaire ; nous les comparerons si vous voulez, et je parie votre jabot de point d’Alençon contre cette bague en brillants, que la différence en moins du côté de Gritti ne va pas à plus de dix sequins. Je parie encore que, nonobstant cette différence en moins, il gagne six fois plus que son confrère, plus habile, plus riche et plus renommé que lui. Je parie, sans l’avoir vu, que tout ce qui est chez moi damas de Lyon, chez vous est taffetas de Vicence ; que vous avez des cristaux de pacotille aux pendeloques de vos lustres, des bronzes mal dorés à vos girandoles, des marbres défectueux sur vos cheminées. Maintenant, autre différence : vous espériez peut-être quelque rabais et quelque crédit. Velo prend mes billets à trois mois, et je lui ai fait subir, suivant l’usage du beau monde qu’il sert, une diminution notable ; votre maraud de Gritti veut, j’en suis sûr, être payé séance tenante, et, quand vous lui avez parlé d’une estimation, il vous a menacé d’un procès.

J’étais atterré ; car, de point en point, le chevalier avait deviné juste.

— Souffrez, reprit-il après avoir joui de mon embarras, souffrez qu’on instruise votre jeunesse. Laissons là votre tapissier, qui est un friponneau, et qu’il faudra rouer de coups de canne quand vous lui aurez jeté son argent à la figure ; puis dites-moi, s’il vous plaît, quel maladroit ami vous a guidé dans nos coulisses ? Autant aurait valu tout d’abord vous mener en pleine Calabre. Cependant, il y a danseuse et danseuse, comme il y a tapissier et tapissier, comme il y a bandit et bandit :

— par quels motifs avez-vous préféré la Tonina ?

— Eh ! mais, repris-je, a-t-on des motifs ?…

— Avoués ou secrets, on en a toujours. Comme je ne vous vois pas très-disposé à vous confesser, je vais continuer mon rôle de nécroman. Lorsque vous avez porté votre hommage à cette petite fille, brune et maigre comme un clou de girofle, vous n’avez cédé ni à l’attrait fort médiocre de sa danse effrontée, ni à celui de ses petits yeux noirs passablement dépareillés. Vous n’aviez pas l’ombre d’un penchant pour elle, et je n’en veux d’autre preuve que la belle ardeur dont vous brûliez naguère pour la véritable déesse de nos fêtes, cette veuve milanaise, bionda e grassotta, autour de laquelle vous avez rôdé tout bas pendant plus d’un an. Donc il a fallu que certains calculs, certaines considérations, dont vous-même n’avez pas conscience, vous fissent agir en sens inverse de votre instinct naturel. Vous vous êtes dit,… n’allez pas vous fâcher,… qu’une pauvre débutante, arrivée à Venise il y a deux mois, dédaignée jusqu’à présent, fort mal en point dans ses affaires, portant des robes fanées et des colliers de fausses pierres, devait être plus facilement abordable, et ( passezmoi le mot) d’un usage plus économique qu’aucune de ses compagnes gâtées par la prospérité, qui vous éblouissaient de leurs atours insolents. Le malheur de ce raisonnement, si juste en apparence, est d’être constamment démenti par les faits. Vous n’avez trouvé la Tonina ni moins vaniteuse, ni plus accommodante que ses camarades les plus à la mode. Du moment où elle vous a vu tenter fortune auprès d’elle, cette pécore a fait la renchérie, comme si elle n’était pas endettée jusqu’aux oreilles, couverte de mauvais haillons, et, faute de crédit, réduite les trois quarts du temps à dîner par cœur. Tous ces désavantages, elle les aura présentés avec adresse comme autant de mérites singuliers. Dieu sait si elle aura fait sonner haut son titre de débutante ! Dieu sait quels contes elle vous aura bâtis sur sa vie passée ! Et, quant aux dédains dont elle a été l’objet depuis son arrivée ici, elle n’a pas manqué sans doute de les attribuer à sa vertu farouche qui décourageait toute tentative. Voyons, carissimo, n’est-ce point cela ou à peu près ?

Il m’eût fallu plus d’à-plomb que je n’en avais alors pour contredire messer Casanova. Sa perspicacité n’avait omis aucun détail, et l’on eût dit qu’il avait prêté l’oreille à tous mes entretiens avec la Tonina.

Voyant que ses conjectures tombaient juste, il reprit sur un ton d’ironie encore plus marqué :

— Après que votre divinité s’est entourée ainsi de tous les prestiges qu’elle a pu réunir, trouvant en vous la noble crédulité d’un galant homme qui n’a pas encore été dupe, elle a profité largement d’une occasion qu’elle n’aurait osé attendre. Elle vous a vendu de simples espérances, — et quelles espérances, grands dieux ! — au prix des plus séduisantes réalités. — Convenez-en, la moitié de la somme que vous avez donnée à ce maraud de Gritti a été dépensée pour tirer de son galetas l’inflexible objet de vos vœux. Un sourire indulgent, ou tout au moins un chaste soupir, a payé ce généreux sacrifice. Il y a mieux : Tonina, cédant à vos instances, vous a permis de lui donner à souper, mais à condition que la hideuse matrone dont elle se dit la fille assisterait, pour empêcher la glose, à cet innocent festin. Je vous connais assez, et je vous vois rougir de trop bon cœur pour douter que les choses se soient passées comme elle l’a voulu. Grande chère, vins de choix, service magnifique, le tout assaisonné de mystère, et vous en avez eu pour vos cinquante ducats tout au moins. Peut-être commenciez-vous à vous repentir ; mais il était trop tard, et depuis lors, spéculateur aventureux, vous courez, comme on dit, après votre argent. Plus elle vous voit engagé, plus cette laideron vous tient la dragée haute, toute fière de vous trouver docile à ses moindres caprices. Je vous fais bien mon compliment du costume dans lequel nous l’avons vue au dernier bal masqué ; son habit de velours rose, brodé en paillettes d’or, était d’une richesse extrême ; le solitaire qu’elle avait au doigt vous coûte, je m’y connais, de cent trente à cent cinquante ducats. Sa haute de blonde noire était d’une beauté remarquable pour la finesse et le dessin. D’ailleurs n’a-t-elle pas pris grand soin de vider ses poches devant nous ? Tabatière d’or, étui d’or, bonbonnière entourée de perles fines, lorgnette superbe, breloques étincelantes de petits diamants, rien ne manquait à cet ajustement magnifique dont je ne veux pas vous rappeler la valeur, pour ne pas ajouter à vos déboires. Mais, si je ne vous dis pas ce qu’il vous a coûté, je puis au moins vous dire ce qu’il vous rapporte ; c’est le très-sincère mépris du petit monstre pour lequel vous vous ruinez. Tonina, maintenant que, grâce à vous, elle fait une espèce de figure, trouverait charmant de vous planter là sans vous avoir rien accordé, pour un homme qui n’attendît pas sa fortune d’un coup de dé ou d’un heureux paroli.

En revanche, — et c’est le plus piquant de votre histoire, — avec beaucoup moins de tourments et de dépenses, jeune et bien fait comme vous l’êtes, vous pouviez aspirer aux plus beaux succès. La comtesse, oui, la comtesse elle-même, — bien qu’elle ne soit pas à vendre, — eût accepté vos soupirs si, courageux à propos, vous eussiez fait pour elle, au carnaval dernier, la moitié des folies auxquelles vous a induit une créature qu’il ne faut pas même songer à lui comparer. Remarquez que je ne vous parle point de la Baletti, de la Ramon, de la Steffani, de la Papozze ; quels que soient leur vogue et leur renom, la plus huppée d’entre elles sait trop bien ce qu’elle vaut au fond pour imposer des conditions très-sévères. Avec une pluie d’or comme celle qui vous a ouvert les portes du grenier où végétait Tonina, je me serais fait fort de pénétrer chez toutes les Danaé du corps de ballet.

Casanova, se levant alors de son fauteuil, se promena par la chambre en agitant son mouchoir imprégné d’essence.

— Sachez, carino, continua-t-il d’un ton protecteur, qui me déplut horriblement, sachez une fois pour toutes que, dans la vie, on se trouve toujours bien d’avoir affaire aux marchands enrichis, danseuses ou non ; leur position faite les rend moins avides. Au contraire, quiconque a toute sa fortune à créer marche vers ce but per fus et nefas. Si vous craignez les comptes d’apothicaire, n’appelez jamais le notaire qui vient d’acheter sa charge ; n’entrez jamais chez l’aubergiste récemment établi ; tenez-vous à l’écart de ces jeunes praticiens en tout genre qui débarquent sur la scène du monde, les poches vides, l’œil au guet, les mains en avant. Dans tout ventre creux la conscience est au large ; il n’est guère de scrupule que le besoin n’apaise ; moins on a, plus on veut avoir ; et, suivant un vieil adage dont j’ai reconnu la justesse, il faut toujours attendre


De maigre poil âpre morsure