Cent Proverbes/51

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H. Fournier Éditeur (p. 210-217).


TIRER LE DIABLE PAR LA QUEUE
NE MÈNE LOIN JEUNES NI VIEUX.

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P roverbe, que me veux-tu ? D’où viens-tu ? Qui es-tu ? Qu’entend-on au juste par ces mots-là : « Tirer le diable par la queue ? » — Cherchons.

Ce proverbe voudrait-il dire qu’on est avec le diable sur un pied d’intimité ? A-t-on dit, par exemple, du fameux docteur Faust, qui était, comme chacun sait, à la fois le compère, l’hôte, l’ennemi intime et le séide de Méphistophélès, qu’il tirait le diable par la queue, pour exprimer qu’il était avec le diable comme les deux doigts de la main ? Mais cette étymologie nous semblerait bien tirée par les cheveux, pour ne pas dire plus.

Ou bien ce proverbe aurait-il été inventé à l’occasion de cet autre personnage fantastique de la chanson de Goëthe : l’Élève du sorcier ? L’élève d’un magicien a retenu certaines paroles cabalistiques à l’aide desquelles son maître se fait servir par le diable. En l’absence de son maître, l’élève imagine de faire paraître le diable devant lui, et lui ordonne d’aller lui chercher de l’eau ; malheureusement il a oublié les paroles à l’aide desquelles on l’arrête, et le diable lui apporte coup sur coup tant de seaux d’eau, que bientôt la maison est inondée. Au moment où le diable s’élance pour apporter encore de l’eau, l’élève se précipite sur ses pas, et l’arrête… Je pense que ce ne put être que par la queue ; car le diable ne se laisse guère saisir que par là.

Tirer le diable par la queue voudrait donc dire alors agir inconsidérément, sans réflexion, et risquer de tomber dans un abîme, ou de se voir submergé comme l’élève du sorcier ?

Cherchons encore.

— Rien de plus simple, nous dit un homme déjà sur le retour, et qui a connu intimement feu M. de la Mésangère : tirer le diable par la queue signifie tout bonnement vivre dans la gêne ; porter des culottes râpées, un parapluie rouge, des besicles en cuivre, des gants de peau de lapin, et des épingles sur sa manche ; — voilà ce qu’on appelle tirer le diable par la queue.

— Halte là, Monsieur, je vous arrête ; car votre définition est insuffisante… Et ce diable que vous oubliez, ce diable qui a fait le proverbe, qui en est, on peut le dire, le chef et l’âme, croyez-vous donc qu’on puisse l’omettre ?… Remarquez que le proverbe ne dit pas tirer l’existence par la queue ; tirer l’argent, la destinée, le crédit, la misère par la queue ; il dit le diable… le diable, Monsieur ; entendez-vous ? Comment ce diable ne vous a-t-il pas sauté aux yeux ?

Quoi ! une jeune fille travaille du matin au soir, et est citée comme un ange de résignation et de sagesse ! Il est vrai qu’elle est très-pauvre ; mais qu’importe, puisqu’elle ne doit son existence qu’au travail de ses doigts ; que son économie suffit à tout ?… Et vous osez dire de cette pauvre innocente qu’elle tire le diable par la queue, elle qui n’a même jamais vu ses cornes ?

On ne met généralement pas à la caisse d’épargne quand on tire le diable par la queue.

À plus forte raison n’obtient-on pas le prix Monthyon, attendu que le diable n’a pas reçu jusqu’à ce jour de prix de vertu.

Mais sans vouloir en aucune façon faire ici l’apologie du désordre ni du décousu dans la vie ordinaire, je soutiens que, pour tirer le diable par la queue, il faut ne point avoir les mœurs épicières ; il faut surtout comprendre l’imagination, l’imprévu, la fantaisie ; enfin la vie d’artiste.

Vous ne direz jamais d’un musicien qui a une fois par mois cinquante mille livres de rentes pendant vingt quatre heures, ou de la danseuse qui a un coupé et trois termes en souffrance, qu’ils sont au-dessous de leurs affaires, qu’ils sont sur le point de faire faillite, qu’une liquidation, une assemblée de créanciers, est nécessaire… Fi donc ! Ils tirent le diable par la queue ; c’est bien plus poétique. « Cher diable, toi qui as inspiré tant de grands génies ; toi qui as su ranger parmi tes apôtres Dante, Michel Ange, Callot, Hoffmann, Panurge, Scapin, Figaro, sans compter tous les poêtes qui se donnent à toi vingt fois par jour pour attraper la rime, et quelquefois le bon sens, inspire-moi donc quelque heureuse et nouvelle idée, pour adoucir la férocité de mes dettes ; rogneleur les griffes ; lime-leur les dents ; fais-leur faire, s’il se peut, patte de velours… » Mais le diable souvent reste sourd à de pareils appels que tant de personnes lui adressent de tous les côtés, et il faut bien qu’il se fasse un peu tirer… non pas seulement l’oreille, mais par ce que nous disions, et on conçoit enfin que, malgré toute sa bonne volonté, la queue du diable ne puisse répondre à tout le monde à la fois.

Écoutez, mon ami, vous êtes aujourd’hui un des riches notaires de Paris ; votre maison est des plus recherchées ; chaque soir votre table est garnie de convives ; le matin, votre étude est assiégée de clients de toute espèce.

Mais vous souvenez-vous du temps où nous étudiions, ou plutôt où nous n’étudiions pas ensemble ? Vous rappelez-vous la fameuse lettre que vous écrivîtes à votre oncle de Louviers, peu de temps après les journées de juillet, lettre colossale et patriotique, datée du Panthéon, que nous composâmes à quatre, et dans laquelle vous annonciez à votre oncle l’intention de figurer dans la garde citoyenne, et de prêter l’appui de votre bras à l’ordre public et à la charte ?

Vous comptiez sur l’envoi de bank-notes ; mais votre oncle, qui était la sagacité même, jugea à propos de vous envoyer seulement un énorme paquet contenant un équipement complet, qui permit à vos instincts patriotiques de ne plus battre sous l’enveloppe du péquin.

Vous m’avez souvent raconté qu’à une certaine faction, de minuit à deux heures, vous eûtes comme un vertige ; vos yeux se fermèrent à demi, et vous vîtes distinctement paraître devant votre guérite un personnage enveloppé d’un domino, et couvert d’un masque noir, que vous avez déclaré ne pouvoir être que le diable en personne. Ce personnage se mit, avec la main la plus mignonne et la plus blanche du monde, à détacher lestement, une à une, toutes les pièces de votre uniforme, vos épaulettes, votre sabre, votre ceinturon ; il cacha le tout dans sa robe, et s’enfuit à toutes jambes sans qu’il vous fût possible de le rejoindre.

Comment se fit-il que, le lendemain de cette singulière aventure, tout votre équipage se trouva chez un fripier du voisinage ? Adieu la gloire, tout était vendu ; et, de votre équipement, il ne vous resta absolument qu’un billet de garde !

Quel dîner nous fîmes à Montmorency avec votre habit, votre houpelande, votre bonnet à poil et votre plumet ! El vos buffleteries, votre fusil et le reste de votre fourniment, n’est-ce pas là ce qui vous permit d’assister à la première représentation de Napoléon ou les Cent Jours, toujours avec le diable de la guérite ?

Mais que devint votre oncle de Louviers, lorsque, arrivé à Paris à l’improviste, il voulut se procurer la satisfaction d’aller, sans vous prévenir, vous contempler à une des grandes revues ? Hélas ! il vit vainement défiler devant ses yeux les chasseurs, les artilleurs, les grenadiers ; il vous chercha, je crois, jusque parmi les sapeurs. Mais, quelle fut sa douloureuse consternation lorsque, en montant la rue Saint-Jacques, il aperçut à l’étalage d’une friperie un uniforme complet, que son coup d’œil d’habitant de Louviers lui fit aisément reconnaître ! L’uniforme, les buffleteries, le bonnet, le tout avait été placé sur un mannequin dont la figure de carton souriait à votre oncle de l’air du monde le plus bête. Votre oncle fut sur le point de prendre au collet son mannequin de neveu ; mais il se contint, et préféra quitter Paris le soir même, sans vouloir vous voir. Quelques jours après, une lettre datée de Louviers vous arriva, lettre fulminante, écrasante.

Mon ami, avouez que le diable était alors à peu près votre seul client ; que d’affaires n’avez-vous pas faites avec lui ! Il vous rendait souvent visite, et cependant ses visites n’avaient pour vous rien d’importun. Vous n’étiez pas obligé, comme maintenant, d’étouffer ces bâillements nerveux que produit en vous le récit de certaines affaires qu’on vous rebat périodiquement depuis plusieurs années.

Le diable était de toutes nos parties de plaisir. Dans le carnaval, ne pouvions-nous pas dire à la lettre, et sans nous offenser, que le diable nous emportait ?

Il arrivait souvent que nous avions reçu quelques jours avant la visite du tailleur du Havre ou de Taïti, qui s’était présenté à notre hôtel avec de grandes révérences, et une longue queue passant sous son justaucorps, mais que nos yeux inexpérimentés ne nous permettaient pas d’apercevoir. Ce tailleur nous faisait changer nos meilleurs vêtements contre des foulards tartares, des pipes turques, des camées du Vésuve, du vin de Tockay, des pantoufles des îles Marquises, etc…

Le même personnage reparaissait le lendemain, mais entièrement couvert de grelots ; et, pour réparer la perte de nos nippes, il nous apportait un choix unique de déguisements impayables.

Dites vous-même si le diable en personne n’avait pas mis la griffe à nos costumes de carnaval. Quels turbans ! quels casques ! et quelle danse ! La nuit, le bal, l’ivresse ; le quadrille ordinaire était bouleversé par nous de fond en comble ; les autres faisaient la queue du chat ; mais nous, c’était bien la queue du diable.

Proverbe, heureux proverbe ! que d’autres te haïssent ; que d’autres te prennent en mépris ; moi, je dis que, si l’on est homme, il faut savoir te goûter et te comprendre. Je te réhabilite, et je soutiens que, malgré les images de dénuement, et j’ose même dire de débine, que tu réveilles aux yeux du vulgaire, il y a malgré tout en toi quelque chose d’oriental et de délirant, qui suffit bien pour compenser les grandes ou petites misères que tu peux traîner derrière toi. Je te salue donc, ô proverbe ! car tu es de plus le roman pratique, réel, sans faux détours, sans symbole. N’est-ce pas toi qui nous as enseigné que le seul et vrai roman était celui qui, à l’exemple du diable, se laissait prendre par la queue ?

N’est-il pas vrai, mon cher notaire, vous à qui je dédie ce travail sur ce vieux proverbe, à qui nous avons autrefois tant sacrifié ensemble, qu’on ne doit pas, comme on le fait souvent, le regarder d’un mauvais œil, et que, pour ne pas éprouver l’ennui et la satiété au sein de l’abondance, pour ne pas devenir enfin un lourd et assommant Crésus, d’un charmant et bienheureux pauvre diable qu’on était autrefois, il faut peut-être avoir commencé l’existence par :


Tirer le diable par la queue