Cent Proverbes/7

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H. Fournier Éditeur (p. 33-40).

IL FAUT AMADOUER LA POULE
POUR AVOIR LES POUSSINS

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M ademoiselle Euphrosine monta vers la brune dans la chambre qu’elle occupait au faîte d’une maison de la rue des Cinq Diamants, tenant à la main un boisseau de charbon enveloppé dans un numéro de la Gazette des Tribunaux, et bien déterminée à en finir.

— Que fais-je dans la vie ? dit-elle d’une voix sombre ; où vais-je ? que suis-je ? d’où sors-je, et à qui plais-je ?…

Elle ne put continuer ces harmonieuses exclamations, et alla ouvrir un tiroir où se trouvait un paquet de lettres qu’elle déploya d’une main égarée par le désespoir. Elle tomba sur les passages les plus échevelés :

« Ô mon hange ! ô ma perle ! sais-tu bien que ma destinée est antièrement confondue dedans la tienne ? Oui, jeune fille, tu est mon incendit, mon Vésuve ! Grasse à toi, hange d’essieu, mon existance est enivrante, haromatique comme l’Arabie ; il me semble que tout est autour de moi vanille, amande douce, crème de rose, Portugal…

« Zéphyrin, artiste en cheveux. »


Euphrosine aussi était artiste ; — artiste en corsets.

— Et il me trahit ! ajouta-t-elle, et pour qui ?… Pour une personne qui pesait cent soixante-dix-neuf livres sept onces et neuf gros à la dernière fête de Saint-Cloud… Ah ! le…

Elle n’acheva pas.

Elle ferma le tiroir aux lettres, boucha hermétiquement la fente de sa porte et sa fenêtre à tabatière, renversa la braise sur un fourneau, et quand tout fut prêt… elle prit son accordéon, et se mit à entonner le chant du cygne, en jouant dans les cordes lugubres de l’instrument, dans l’octave du canard.

L’accordéon se tut, et l’instrumentiste se décida à vivre encore une nuit ; mais c’était la dernière, oh ! oui, la dernière, à moins pourtant que…

Elle souffla sa chandelle et s’endormit.

Le lendemain, elle descendit à la boutique à l’heure ordinaire ; mais elle eut beau regarder dans la rue, cherchant à apercevoir Zéphyrin, elle n’aperçut rien, et la pudeur ne lui permit pas de rester plus longtemps sur le seuil de la porte.

Vers les dix heures du matin, on vit paraître dans la boutique celle qu’Euphrosine appelait sa rivale, la radieuse madame Rosalba Louchard, jeune veuve âgée de neuf lustres et très-rigide dans ses principes.

Quelques mois auparavant, il ne s’en était pas fallu de l’épaisseur d’un cheveu que madame Louchard ne congédiât sa première ouvrière, mademoiselle Euphrosine, qui attirait dans le magasin un petit garçon coiffeur du voisinage, nommé Zéphyrin, qu’elle avait surpris un jour devant le comptoir, gesticulant, et faisant à mademoiselle Euphrosine une déclaration d’amour, tirée des profondeurs de sa poitrine d’homme, comme à l’Ambigu.

Cependant, depuis quelque temps, madame Louchard trouvait Zéphyrin plus posé, et susceptible d’apprécier une personne d’éducation, quels que fussent son âge et son poids. Le bruit courait même dans le quartier que madame Louchard songeait à se remarier ; Zéphyrin n’avait rien, il est vrai ; mais la maîtresse corsetière avait, disait-on, du foin dans ses socles ; et pourquoi l’amour sans capitaux ne s’unirait-il pas à l’embonpoint inscrit à la Caisse d’épargne ?

— Zéphyrin n’est pas encore venu ? dit madame Louchard en caressant les mèches de son tour.

— Non, il n’est pas venu, murmura Euphrosine entre ses dents, vieille…

Elle n’acheva pas.

Au même instant, une apparition, sentant l’huile de Macassar, traversa la boutique comme un éclair : c’était Zéphyrin. Il s’élança d’un bond dans l’arrière-boutique, où l’attendait madame Louchard ; et là, il se mit à la coiffer, ou plutôt à coiffer son tour, comme on ne coiffe plus que dans la rue des Cinq-Diamants : c’était à la fois vaporeux et monumental. Madame Louchard parut rajeunie d’au moins cinq semaines : son tour, c’était sa vie.

Zéphyrin retraversa la boutique comme l’éclair, sans même jeter un mot, une œillade au comptoir. Et cependant Euphrosine était là !… Elle est là, ton Euphrosine, ingrat coiffeur !

— Ah ! c’est trop fort ! dit Euphrosine en elle-même ; ne pas daigner me gratifier du simple coup d’œil que se doivent au moins les personnes bien élevées !

Elle regretta de n’en avoir pas fini la veille. Mais qu’importe ? Le charbon est tout prêt ; et, pour ne plus souffrir, pour se venger d’un être atroce, que faut-il ?… Un moment de résolution et une allumette chimique.

Madame Louchard et son tour sortirent pour aller faire des visites. Alors Euphrosine n’hésite plus, elle prend un prétexte pour monter à sa mansarde ; mais, au moment où elle va quitter le comptoir pour accomplir son fatal dessein, l’Amour parut dans la boutique.

Oui, l’Amour lui-même, représenté par Zéphyrin, qui tient sur ses deux poings deux perruques de débardeur qu’il va porter dans le voisinage pour un bal masqué du soir.

Il se place devant Euphrosine ; il s’écrie en agitant ses deux perruques :

— Oh ! mais quoi !… Qui ?… Toi ?… De moi ?… Pour elle ?… Non… Ciel !… Terre !… Mort !… Enfer !!!

— Ah ! je te comprends, s’écrie Euphrosine ; mais explique-toi.

— Non ; vois-tu, ajoute Zéphyrin toujours avec ses deux perruques à la main, dans les veines de ce bras-là bouillonne du sang d’artiste… Qui, moi, je végéterais ! J’emploierais éternellement mon existence d’homme à crêper et à poudrer des crinières !… Pitié !… J’aime l’art en grand, il me faut la carrière du ténor… J’ai l’ut ; oui, l’ut

Oh ! Mathilde, ido !…


Une sonnette se fait entendre à l’extrémité de la rue.

— On y va ! s’écrie le coiffeur de l’avenir.

— Arrête, oh ! arrête, dit Euphrosine ; plus qu’un mot…

Mais Zéphyrin ne l’entend plus ; il est déjà dans la rue, il lève en l’air ses deux perruques, et les secoue d’un mouvement frénétique en criant : « Hourrah ! »

— Il m’aime encore ! se dit Euphrosine ; mais comment accorder ces preuves d’amour avec ce qu’il est pour madame Louchard ?… Zéphyrin, Zéphyrin, mangeriez-vous à deux râteliers ?

Cependant, malgré cette idée, la journée fut meilleure pour Euphrosine qu’elle n’aurait cru. Mais que devint-elle, et quelle nouvelle secousse, lorsque madame Louchard, rentrant vers quatre heures, dit en traversant la boutique : — Je vais ce soir aux Folies-Dramatiques avec Zéphyrin !

À ces mots, le corset qu’Euphrosine achevait lui tomba des mains. Ses yeux se fermèrent ; elle fut sur le point de s’évanouir ; mais elle pensa que ce serait assurer le triomphe de sa rivale, et parvint à reprendre son sang froid et son corset.

À six heures précises, un fiacre s’arrêta devant la boutique ; c’était encore l’Amour ; mais cette fois, l’Amour régulier, correct ; plus de perruques de débardeur, de la distinction, de la tenue, gants serin à 29.

Zéphyrin s’approcha familièrement de madame Louchard, et, après avoir retouché sa coiffure, lui adressa quelques paroles à l’oreille. Celle-ci sourit agréablement, et dit, en se tournant vers la cantonnade :

— Mesdemoiselles, c’est demain dimanche ; M. Zéphyrin veut bien vous inviter à une promenade à Romainville… Il y aura des ânes…

Il faudrait connaître la langue musicale de M. Sudre pour rendre l’accent d’amertume et de raillerie avec lequel cette phrase fut prononcée. Euphrosine ne répondit pas ; elle avait pris son parti : tout cela était évidemment trop mesquin.

— Non, non, s’écria-t-elle dès que le fiacre se fut éloigné, ce n’est plus la mort cachée, ignorée, qu’il me faut ; c’est la mort en plein vent, à la campagne, à la face du ciel, sous tes propres yeux, monstre !… Demain, il y aura des ânes, dis-tu, à Romainville ; eh bien ! je choisirai l’animal le plus fougueux, le plus sauvage, et je veux qu’il m’entraîne n’importe où… J’irai finir ma vie dans le fond de quelque précipice… comme Mazetta

La journée du lendemain fut pour la sensible Euphrosine une série de chagrins et de vexations. Elle eut le plus mauvais âne de la société ; un de ces ânes sans amour-propre, que, ni la persuasion, ni les épingles, ne peuvent faire marcher.

Madame Louchard triomphait au contraire ; Zéphyrin n’avait d’attentions et de cajoleries que pour elle. Il s’était fait son premier écuyer. Madame Louchard était montée sur un âne d’un tempérament extraordinaire, qui voltigeait, galopait, caracolait à volonté ; un volcan, un amour d’âne.

À l’heure du dîner, on revint par la grande allée de la forêt ; tous les ânes, électrisés par leur écurie, allaient comme le vent. Madame Louchard était en tête, fendant les airs, échevelée, délirante ; Zéphyrin lui-même avait peine à la suivre. On criait : « Vive madame Louchard ! » quand tout à coup son âne fait un chassé-croisé, la selle tourne, et voilà la perle des amazones qui tombe à la renverse sur le gazon.

On la crut blessée ; mais elle n’était qu’émue. Dès qu’elle fut remise sur ses jambes, son premier mouvement fut de s’écrier d’un ton désespéré : — Et mon tour ! mon tour !

— Preuve qu’elle pense toujours à Zéphyrin, se dit Euphrosine.

Le tour était resté sous l’âne, qui se roulait sur le gazon.

On transporta madame Louchard à l’auberge du Tourne-Bride. Zéphyrin, qui voyait que son plus grand chagrin était de se sentir décoiffée, était déjà en fonctions, les manches retroussées, les pincettes en main. Toutes les jeunes filles étaient occupées à rendre la forme humaine au chapeau de madame Louchard.

— Ne craignez rien, dit Zéphyrin à l’infortunée corsetière, tout sera bientôt réparé, oh ! ma poule…

— Sa poule ! s’écrie Euphrosine sur le point d’éclater.

Zéphyrin lui marche violemment sur l’orteil :

— Aidez-moi donc au moins, lui dit-il en affectant de la brusquer, vous qui êtes là à me regarder les bras croisés… Tenez-moi cela… En même temps, il lui met dans la main un papier en forme de triangle, sur lequel elle jette machinalement les yeux.

Ô surprise ! ô joie ! qui l’eût pensé ? Ô sublime adresse d’une âme sensible, qui ne s’arrête devant aucune espèce de désagrément, d’abnégation ni de ficelle !

Euphrosine, transportée tout à coup du dernier paroxysme de la désolation au faîte de l’enchantement, a lu sur le papier triangulaire, destiné à former la plus belle papillote du tour de madame Louchard, ce proverbe, ce proverbe du bonheur qui la rend à la vie en lui expliquant de point en point la conduite du coiffeur :

Il faut amadouer la poule pour avoir les poussins.