Ces dames aux chapeaux verts/1/3

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CHAPITRE III


Un éteignoir… deux éteignoirs… trois éteignoirs…

Par une porte basse, ouverte dans un des côtés de la cathédrale, trois ombres, en forme d’éteignoirs, sortent. Ce sont Telcide, Rosalie et Jeanne Davernis, qui, vêtues de leurs houppelandes, modèle cloche, sont coiffées de capotes à brides.

Il est six heures et demie du matin. La première messe est finie. Le temps est gris. La journée sera mauvaise. Une brume agaçante flotte dans l’air qu’elle rend trouble, s’accroche aux pierres qu’elle noircit et se colle aux pavés, qui deviennent gluants.

Dans cette atmosphère, tout ce qui est bas est amoindri et tout ce qui se dresse prend des formes gigantesques et menaçantes. Les pauvres arbres semblent rabougris. La cathédrale paraît formidable. Le sommet de ses tours se perd dans le brouillard.

Comme Rodenbach eût aimé vivre dans cet enclos !

Pas un bruit… Seul, au loin, un coq chante, par habitude évidemment, car le soleil a plutôt oublié de se lever…

Par la même porte basse, un quatrième éteignoir glisse. Il a à peine rejoint les trois autres qu’on entend la voix grinçante de Telcide :

— C’est une injure qu’on a voulu nous faire… Je vous prends à témoin, mademoiselle Clémentine Chotard…

La nouvelle venue, qui est aussi une vieille demoiselle, ne se fait nullement prier pour en convenir :

— Certes ! c’est une injure… Des personnes d’un âge aussi respectable que le nôtre ont droit à plus de respect…

— Mais il y aura des sanctions… Nous irons en cour de Rome, s’il le faut !

Comme Telcide paraît violemment agitée, Mlle Clémentine Chotard juge prudent de la calmer.

— Ne vous inquiétez pas. On vous donnera satisfaction. Ce n’est pas raisonnable de se remuer les sangs comme vous le faites. C’est très mauvais. Ainsi, moi, chaque fois que je me mets en colère, j’ai toutes mes petites fonctions arrêtées…

— Jamais je n’aurais imaginé qu’une pareille chose puisse se produire dans notre paroisse, jamais !…

Telcide n’est pas de celles qui obéissent aux conseils. Pour manifester son agacement, elle avance les lèvres et le bout pointu de sa fine langue ; avec des grimaces, elle happe sa pauvre voilette innocente et la mordille. Puis elle reprend :

— Tout le monde sait pourtant que, chaque soir, après le salut, nous préparons nos chaises pour la messe du lendemain matin, devant l’autel où doit se célébrer le Saint-Sacrifice. Pour bien indiquer que les places sont réservées, nous posons sur le siège des chaises les plus hautes le dossier des plus basses… Ce matin nous n’avons retrouvé aucun de nos prie-Dieu ! Vous m’avouerez que c’est un peu roide !

Mlle Clémentine Chotard, qui est l’ennemie du premier vicaire, ne peut pas manquer de faire aussitôt un rapprochement :

— Du temps du précédent premier vicaire, jamais un tel scandale ne se serait produit… Seulement le nouveau premier vicaire est jeune, riche et noble. Il exerce son ministère en amateur !

— Cette aventure est d’autant plus désagréable, constate Jeanne jusque-là silencieuse, que nous ne prions réellement bien que sur des chaises nous appartenant…

— Or, ces chaises, vous savez où nous les avons retrouvées ?

— Deux aux fonts baptismaux !

— Deux dans l’escalier, qui mène aux grandes orgues…

— Et les autres, sous un tas de chaises quelconques, dans un trou d’ombre.

— C’est épouvantable !…

— Mais je compte aujourd’hui même, déclare Telcide, exposer mes doléances à M. le Grand Doyen Respectueusement, je lui demanderai de renvoyer tous les enfants de chœur. Il y a parmi eux de véritables bandits !… Et s’il refuse…

— S’il refuse ?

Mme Clémentine Chotard se penche, inquiète de ce que va lui révéler la redoutable demoiselle. Celle-ci ne s’est-elle pas arrêtée pour donner plus de force à son affirmation ?

— S’il refuse… ma bonne Jeanne, vous donnerez votre démission de directrice du chœur de chant.

— Oh ! oh ! proteste aussitôt la malheureuse sacrifiée en joignant saintement, les mains. Que deviendrait M. le Grand Doyen sans sa directrice du chœur de chant ? Rosalie pourrait plutôt donner sa démission de directrice de l’atelier d’ornements d’église…

Mais Rosalie ne l’entend pas ainsi :

— C’est impossible !… absolument impossible !… L’autre jour encore, M. le second vicaire m’a dit : « Sans vous, mademoiselle Rosalie, que deviendrait notre bel atelier si prospère ? Vous en êtes l’âme pieuse et inspirée !… »

Telcide, avec un air dédaigneux, prononce :

— Oh ! M. le second vicaire !

Ce qui amène aussitôt une protestation de Mlle Clé- mentine Chotard :

— Pardon ! je ne partage pas votre opinion. J’estime que M. le second vicaire est un homme parfait, qui comprend les choses et qui sait les juger. Je le préfère beaucoup à son collègue…

— Qu’est-ce que vous a donc fait celui-ci, ose demander Rosalie, pour que vous soyez si dure à son égard ?

— Ce qu’il m’a fait ?… Oui… Je vais vous le dire… Je l’avais choisi comme confesseur… Eh bien ! chaque fois que je me suis approchée du tribunal de la miséricorde, il m’a ordonné comme pénitence de dire trois Pater et trois Ave… À mon âge !… Une pénitence d’enfant de première communion !… N’est-ce pas dérisoire ? Figurez-vous qu’il se refusait à écouter mes petits scrupules de conscience… Quand je les lui exposais, il me répondait : « Passons ! passons ! j’ai encore dix personnes à confesser. »

— C’est en effet inadmissible !…

Tout en papotant ainsi, ces demoiselles Davernis sont arrivées devant leur maison. Ernestine est à la porte. Elle tend une casserole en terre jaune, dans laquelle une laitière verse pour dix sous de lait…

Mlle Clémentine Chotard prend congé et s’éloigne à petits pas sur le trottoir cahoteux. Elle disparaît dans la première rue à gauche. À combien de gens rapportera-t-elle aujourd’hui l’histoire fameuse des chaises disparues ?

Pour l’instant, Telcide entreprend de la raconter à Ernestine…


Lorsqu’elle descend à neuf heures du matin, Arlette trouve ses quatre cousines dans la salle à manger, chacune devant sa table à ouvrage.

De même que le soleil a commencé à se lever, le calme est rentré dans l’esprit de Telcide. Non pas que celle-ci ait abandonné son projet de réclamer des sanctions contre les enfants de chœur, mais elle a cessé d’employer des termes excessifs pour clamer son indignation :

— Bonjour, ma cousine Telcide… bonjour, ma cousine Rosalie… bonjour, ma cousine Jeanne… bonjour, ma cousine Marie… bonjour, Ernestine…

Arlette ne sait si elle doit ajouter : « Bonjour, Perrette… bonjour, Blanchette… » Elle est si désireuse de faire toutes les concessions nécessaires qu’elle ne reculera devant aucun sacrifice !

— Avez-vous bien dormi, lui demande Rosalie ?

— Parfaitement !… Je vous remercie… Et vous aussi, j’espère, mes cousines ?

— Oh ! nous ! nous !…

Telcide a beau être calmée. L’occasion est trop belle pour qu’elle n’en profite pas.

— Nous ! s’écrie-t-elle, nous avons eu ce matin l’aventure la plus invraisemblable qu’on puisse imaginer. Depuis huit ans, je n’avais pas été si fort courroucée !

— Huit ans ? ma cousine, que s’est-il passé, il y a huit ans ?

— Une scène terrible… Nous avions demandé à notre propriétaire, M. de Fleurville, de faire réparer notre nochère…

— Votre…

— Autrement dit la gouttière de notre grenier. Il avait eu l’audace de nous le refuser…

— C’est inimaginable !

— N’est-ce pas ?… Mais, dans une entrevue, qui demeurera célèbre parmi nous, je ne me suis pas gênée pour lui dire comment j’appréciais sa conduite… Je lui ai signifié nettement notre colère…

— Il a compris ?

— Je ne sais pas… Toujours est-il que, depuis ce temps-là, elle fuit.

— La nochère ?

— Oui… L’eau répand de longues taches noires sur le mur. Heureusement c’est du côté de la cour. Mais c’est tout de même fort désagréable ! Ce M. de Fleurville, je le déteste !… Or, figurez-vous que ce matin, à la cathédrale…

L’histoire terminée, Arlette est assez adroite pour affirmer que certainement M. le Grand Doyen sévira avec la dernière énergie contre les coupables…

Cela lui vaut enfin un regard sympathique de Telcide et une phrase aimable, lorsqu’elle sollicite l’autorisation d’écrire une lettre à son frère :

— Vous direz à notre cousin que nous lui souhaitons de réussir promptement dans ses affaires…

— Je n’y manquerai pas, ma cousine…

Arlette, sur un coin de la table de la salle à manger, rédige alors la lettre suivante :

Mon chéri,

Marque sur tes tablettes cet événement sensationnel. Hier soir, à neuf heures quarante-cinq, j’ai fait mon entrée dans le bocal des dames aux chapeaux verts. Je ne prétends pas te donner dès aujourd’hui mon impression définitive. Mais voici à peu près ce que j’ai cru distinguer.

Je ne te décrirai pas la vieille cité, qui aura l’honneur dorénavant d’abriter mes jours. Tu sais que jalousement elle garde, en les bordant de gazon, les pavés les plus inégaux du Pas-de-Calais.

Je te dirai seulement que j’habite dans l’ombre de la fameuse cathédrale. C’est le quartier le plus silencieux de la ville. On n’y voit passer que des prêtres, des religieuses et des « jeunesses prolongées ». On n’y entend que le bruit des cloches. Les maisons, qui bordent l’enclos Notre-Dame, sont basses. Il paraît que jusqu’en 1806 elles furent habitées par des chanoines. Elles ont encore au-dessus de leurs portes des médaillons et des sculptures décoratives. Ernestine m’a déjà fait remarquer tout cela de ma fenêtre. Ernestine, c’est notre larbine, une bonne fille aux gros bras rouges, qui m’a confié des tas de secrets : ainsi, quand elle mange du poisson, il lui arrive d’avoir de « l’antiquaire ». Quand il fait du vent, elle ne sort pas, car elle déteste d’être « éventrée »…

Ma chambre est petite, avec une seule fenêtre, mais convenable, sauf qu’une odeur de renfermé y rôde en permanence.

Je t’annonce que mes honorables cousines ne portent plus le chapeau vert avec capote de satin miroitant et bride de velours perroquet, qui leur a valu un surnom de la part de leurs concitoyens. Elles n’en sont pas moins ridicules. Avec elles, je me fais l’effet d’être dans une ménagerie, sauf que mes fauves sont des vieilles fauvettes ! Pourtant, seule Telcide m’a paru méchante. Est-elle vexée d’avoir déjà cinquante-cinq ans ? Je l’ignore… En tout cas elle aurait tort de m’en rendre responsable… Je t’assure que je n’y suis pour rien… Il faut voir avec quelle rudesse elle traite sa plus jeune sœur, Marie. Celle-ci, qui est la résignation personnifiée, n’ose même pas protester. Parce qu’elle n’a que trente-cinq ans, Telcide la considère comme une petite fille. C’est tordant !

Jeanne et Rosalie, dans toute la mesure de leurs moyens, m’ont fait bon accueil.

J’ai suivi jusqu’ici les conseils que tu m’as donnés. Jamais une phrase inconvenante, un mot désagréable ne sort de mes lèvres. Je suis tout miel. Et pourtant lorsque je vois, comme maintenant, mes quatre cousines, avec quatre toilettes identiques, quatre gestes semblables, enfoncer avec quatre grimaces, quatre aiguilles dans quatre bouts de tapisserie, il me faut une certaine force pour ne pas éclater de rire.

J’attends une longue lettre de toi me racontant ton voyage. Je t’embrasse très tendrement.

Ta petite,

Arlette.


Cette lettre mise sous enveloppe et cachetée, pourquoi Arlette en écrit-elle une seconde, qu’elle adresse également à son frère et qui est ainsi conçue :


Mon cher Jean,

Je t’annonce que je suis arrivée à bon port chez mes chères cousines Davernis. Je suis déjà toute habituée dans leur maison, qui est un véritable sanctuaire où le calme s’unit au recueillement et à la piété. Mes cousines sont si bonnes que je trouverai près d’elles le réconfort, dont j’ai tant besoin. Ma cousine Telcide, dont tu connais la grande âme, m’a accueillie avec toute son affection. Ma cousine Rosalie…, etc., etc.


Si Arlette rédige ainsi quatre longues pages, c’est qu’elle veut pouvoir dire :

— Ma cousine Telcide, désirez-vous lire la lettre que j’adresse à mon frère ?

— Volontiers, mon enfant…

Sans inconvénient, elle a le loisir de la lui remettre.

Tour à tour Telcide, Rosalie, Jeanne et Marie lisent. À leurs mines, on peut voir qu’elles sont satisfaites.

Elles le sont à ce point que Telcide envoie aussitôt à la poste Ernestine. Mais à celle-ci, Arlette remet la première des deux lettres. Elle s’empresse de jeter la seconde dans le fourneau de la cuisine…