Ces dames aux chapeaux verts/1/4

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CHAPITRE IV


Arlette consacre le reste de la matinée au rangement de ses affaires dans les armoires mises à sa disposition.

De la malle d’osier, elle tire un à un tous les souvenirs qu’elle a pu emporter. Il y a là des bibelots, des photographies, un portrait au pastel, qui la représente en toilette de bal. Avant que d’assigner à chacune de ces choses sa place définitive, elle les pose sur le lit, les chaises, la cheminée…

De temps en temps, Ernestine passe le nez à la porte :

— Avez-vous bien tout ce que vous désirez ?

Elle semble pleine de prévenances. En réalité, elle est surtout curieuse.

Les livres, les albums, les coffrets s’entassent sur un fauteuil, lorsque soudain paraissent Telcide, Rosalie, Jeanne et Marie. La bonne les a prévenues qu’Arlette possède un tableau magnifique. Elles viennent l’admirer.

Mais Telcide n’a pas plus tôt fait un pas dans la chambre qu’elle dresse le nez dans tous les sens et renifle en murmurant :

— Quelle étrange odeur !

— Oh ! la jolie peinture ! s’exclame Marie en considérant le pastel.

— Jolie peut-être, rectifie Telcide, mais bien inconvenante. De mon temps jamais une jeune fille n’eût consenti à poser demi-nue devant un artiste…

Arlette essaie d’expliquer qu’elle a été prise en toilette de soirée. Sa cousine ne l’écoute pas. Elle flaire, dans les coins, l’odeur qui l’intrigue.

Rosalie et Jeanne, qui préfèrent fureter, avisent dans un cadre d’argent la photographie d’un jeune homme en tenue de sport, les manches relevées et la chemise ouverte sur la poitrine :

— Votre frère sans doute ?… comme il vous ressemble !… disent-elles appartenant à cette catégorie de gens, qui ont la manie de découvrir partout des ressemblances.

— Non… C’est Tommy, un Américain, qui avait des bras et des jambes admirables… un athlète complet…

— Oh ! Arlette !

— Nous jouions ensemble au tennis.

Rosalie et Jeanne voudraient bien quelques renseignements complémentaires. Mais Telcide intervient :

— Mon enfant, il y a dans votre chambre une odeur que je ne reconnais pas. Est-ce que vous vous parfumeriez ?

— Oh ! non, ma cousine. Mais j’ai fumé tout à l’heure une cigarette égyptienne, dont le parfum persiste longtemps. N’est-ce pas que c’est agréable ?

— Comment ? comment ? dit Telcide, qui manque de suffoquer. C’est de la fumée de cigarette que vous nous faites respirer ? Malédiction !… Ouvrez la fenêtre… Agitez des mouchoirs… Qu’on aère au plus vite !…

Furieuse, elle sort. Rosalie et Jeanne la suivent.

— Cette petite me rendra folle, leur crie-t-elle.

Marie, demeurée seule avec Arlette, lui conseille doucement, pour éviter de déplorables conflits, de cacher dans un tiroir le pastel lumineux, la photo de Tommy et la petite boîte de cigarettes égyptiennes. Après quoi elle se met en mesure d’aider la jeune fille.

On imagine ses hésitations et ses gestes craintifs devant les fines chemises, les combinaisons brodées et les pantalons de soie. Ses mains, sèches et jaunes, habituées aux toiles rudes, ont mille précautions pour saisir les linons soyeux et les mousselines caressantes.

Lorsque Arlette dispose son nécessaire de toilette sur le lavabo, timidement elle lui demande à quoi servent ces brosses de tailles différentes, ces lames luisantes, ces polissoirs, dont la peau est si douce, et ces tubes de verre, qui contiennent des pâtes de différentes couleurs…

À midi. Rosalie vient prévenir sa bonne sœur Marie que le dîner est servi.

Pauvre Rosalie ! elle glisse dans l’antichambre sur le ramasse-poussière d’Ernestine. On la relève. Non seulement elle a les jambes faibles, mais encore elle a cette manie, tout en marchant, d’emmêler sur un petit instrument en forme de losange des fils compliqués.

Lorsqu’on lui demande ce que signifie cette dentelle, tout en minaudant, elle répond :

— C’est ma petite frivolité…

Le dîner des demoiselles Davernis est simple et rapide : la « soupe », un plat de viande avec des légumes, du fromage, un biscuit. Telcide, Rosalie et Marie prennent du café. Jeanne se contente d’un morceau de sucre trempé dans la tasse de l’une de ses sœurs…

Arlette est anxieuse de savoir comment se passera l’après-midi. Elle ressent déjà son exil de Paris ! et il n’y a pas encore vingt-quatre heures qu’elle est là !…

Après le dîner, afin de faciliter, par un repos, leur digestion, ces demoiselles ont l’habitude de s’asseoir devant les fenêtres qui donnent sur la rue. Pour ne pas trahir leur présence, elles ne déplacent aucun des rideaux. Mais des glaces, appelées judas, sont fixées à l’extérieur avec un angle tel qu’elles y peuvent voir, sans bouger, tout ce qui se passe au dehors :

— Tiens ! le chanoine Boulanger a fait mettre des rideaux propres dans son salon, constate Jeanne.

Il faut dire que le chanoine Boulanger est leur voisin.

Durant une heure, ces demoiselles discutent ainsi des sujets les plus passionnants. Arlette, avec une patience, dont elle ne se serait pas crue capable, les écoute jusqu’au moment où on lui dit :

— Habillez-vous… Nous allons rendre visite aux demoiselles Lerouge…

En grande hâte, elle met son manteau et son chapeau. Marie, en lui prenant le bras, commence de lui expliquer :

— Les demoiselles Lerouge sont des personnes fort respectables. Elles comptent parmi nos meilleures amies. Nous les voyons fréquemment. L’aînée, Félicité, boite depuis qu’elle a eu une atteinte. Elle vous amusera. Sur le devant de la bouche, elle n’a plus qu’une dent, qui s’agite chaque fois qu’elle parle.

— On a toujours peur de la voir tomber, ajoute Rosalie en riant comme une petite folle.

— Ajoutez qu’elle porte aux oreilles deux longues larmes de corail, qui sont en perpétuel mouvement. Nous aimons bien nous moquer d’elle, entre nous !

— Sa sœur Caroline est la plus mauvaise langue de la ville. Il n’y a pas un potin qu’elle ne connaisse. Vous remarquerez qu’elle a de faux cheveux qui ne sont pas de la même couleur que ses cheveux véritables…

Arlette ne répond rien, mais elle pense :

— Quel étrange besoin ont ces femmes de chercher les ridicules de leurs amies, alors que celles-ci leur ressemblent comme des sœurs !…

La maison des demoiselles Lerouge est toute proche. On y vient en voisins.

Marie a à peine tiré le cordon de la sonnette que la porte s’ouvre. Pour être si prompte, Mlle Caroline devait être à l’affût derrière son judas. Mlle Félicité s’empresse. Elle glapit :

— Bonjour… bonjour… la voilà donc cette petite Parisienne. En son honneur, entrez dans le salon. On va pousser les persiennes…

— Non, non, intervient Telcide… Vous avez l’habitude de nous recevoir dans la cuisine… Cette enfant n’est pas plus difficile que nous…

Par un long couloir étroit, aux carreaux noirs et blancs, Arlette arrive dans une cuisine largement éclairée, où, sur des planches en étagères, des vieux plats de cuivre et d’étain sont disposés par rang de taille.

Mlle Félicité lui présente une chaise de paille :

— Avez-vous fait bon voyage ?

— Oui, mademoiselle.

— Je suis sûre que vous avez été bien heureuse de retrouver vos excellentes cousines…

— Oh ! oui !…

Arlette s’était formellement promis de ne trouver drôles ni la dent, ni les larmes de corail, ni les faux cheveux des demoiselles Lerouge. Mais réellement le tremblement de cette dent, l’agitation frénétique de ces larmes, le contraste

de ses cheveux étaient trop extraordinaires pour qu’elle n’en fût pas distraite. C’est à peine si elle entend Mlle Caroline lui dire :

— Je connais beaucoup Paris. C’est une ville dont j’aime l’activité. On donne au Palais-Royal des fêtes admirables ! Ah ! le Palais-Royal ! C’est le rendez-vous de toutes les élégantes. C’est là que sont les plus riches magasins…

Après une heure de conversation inutile et de potins, Telcide rappelle qu’elle a décidé de présenter Arlette, ce jour même, à M. le Grand Doyen :

— Allons, mon enfant, dites au revoir à mesdemoiselles Lerouge et remerciez-les de leur aimable réception…

Dès qu’elles sont dehors, Rosalie, Jeanne et Marie demandent en même temps à leur jeune cousine :

— Eh bien ! comment les trouvez-vous ?

— Très sincèrement, répond Arlette, ces demoiselles Lerouge appartiennent pour moi à la catégorie des gens « moches »…

— Des gens moches ? qu’entendez-vous par là ? Telcide, qui s’est approchée, s’inquiète d’un ton acerbe.

Arlette brusquement regrette d’avoir formulé de façon aussi nette sa pensée. Elle sait que sa redoutable cousine est capable de se fâcher. Heureusement elle a vite fait de s’en tirer :

— Ma chère cousine, « moche » est un mot nouveau, qui signifie à la fois indulgent et modeste.

— Ah bien… oui, dans ce cas, ces demoiselles Lerouge sont vraiment moches…


C’est à la cathédrale, après le salut, qu’on rencontre le plus facilement M. le Grand Doyen. Par une des petites portes des bas côtés, les dames aux chapeaux verts entrent dans l’église où elles ont la joie de constater que leurs chaises sont bien à l’endroit où elles les avaient laissées.

Ces chaises sont de véritables meubles. Elles ont double siège, dont l’un de velours se soulève à volonté. Sous leur planche, où s’appuient les coudes, une boîte fermée à clef contient une bibliothèque de livres de prières : Gros Formulaire, Imitation de Jésus-Christ, Imitation de la Vierge, le Guide de la jeune fille chrétienne, la Vie des Saints… et quelques opuscules de moindre importance…

Le salut est commencé.

En s’agenouillant, Arlette fait cette constatation qu’il est dans le destin des grandes églises de ne pouvoir servir de cadre qu’à de grandes cérémonies. Les cathédrales exigent les orgues somptueuses, les lumières radieuses en pyramides, en guirlandes, en buissons, les voix profondes des chantres, la foule des fidèles dans l’immense nef, la foule des ecclésiastiques, chanoines, diacres et sous-diacres en surplis avec pèlerines dans les stalles, la foule des officiants chargés d’ors et de dentelles, la foule des enfants de chœur, qui essuient de leurs jupes rouges les marches de marbre de l’autel… Un salut ordinaire, avec huit malheureux cierges, qui coulent devant quatre ou cinq vieilles dames, est, dans une cathédrale, la chose la plus pitoyable du monde. Le prêtre semble opérer dans une toute petite oasis de clarté au milieu d’un désert de ténèbres où un bedeau est toujours occupé à remuer des chaises…

— Venez, nous allons voir M. le Grand Doyen…

Le salut est terminé. On entraîne Arlette dans la sacristie, encombrée d’ornements d’église, de chasubles rutilantes, de surplis fragiles, de rochets de mousseline, qui attendent d’être rangés en de hautes armoires de chêne.

M. le Grand Doyen reçoit avec une bonhomie patriarcale. Comme on sent qu’il y a loin de la religion de ce prêtre, intelligent et doux, à celle des « dévotes renforcées » de sa paroisse ! Il y a, dans ses yeux, de la bonté et, dans son sourire, de l’indulgence. Il paraît avoir cinquante ans. Grand et fort, il a la poitrine large. Son front découvert est blanc sous ses cheveux gris. Sa main arrondie, aux doigts boudinés, est faite pour bénir.

Il sait à la suite de quelles circonstances Arlette est venue habiter chez ses cousines. Il y fait une discrète allusion et ajoute :

— J’espère que la vie austère de notre enclos ne vous paraîtra pas trop lourde. Ces demoiselles Davernis sauront s appliquer à vous la rendre supportable…

Arlette a à peine le temps de répondre quelques paroles confuses. Telcide est pressée de raconter à M. le Grand

Doyen l’incident des chaises. Mais celui-ci est déjà au courant :

— C’est une gaminerie ! Ne soyons pas plus gamins que les gamins en exigeant d’eux un sérieux que nous n’avions pas à leur âge.

— Oui, mais M. le premier vicaire a dû vous faire part de mon irritation…

— En effet, il m’a fait part !… Mais il a ajouté qu’il ne doutait pas que vous fussiez calmée. À la réflexion, cet incident lui a paru de très minime importance. Or, vous pouvez avoir confiance dans le jugement de M. le premier vicaire. C’est un homme sérieux, très intelligent…

— Oh ! oui, s’écrie Telcide, d’un ton décisif, M. le premier vicaire est tout à fait moche !…