Ceux qui souffrent/07
CENT SOUS
Mon premier clerc introduisit un prêtre à cheveux gris, d’aspect commun et de visage sympathique. Il n’avait, malgré le froid, qu’une soutane, si usée, si luisante, que les flammes du feu y dansaient en miroitements vagues. Les rares poils dont son tricorne se hérissait étaient d’un roux sale. Il portait à la main un cabas en tapisserie.
Je le priai de s’asseoir et de m’exposer le but de sa visite. Il s’assit, et me dit d’une grosse voix timide :
— Je suis l’abbé Gallois… Gallois…
Il hésitait comme si ce nom eût dû me révéler quelque mystère. Et, en effet, je me souvins confusément d’une histoire de prêtre couvert de dettes, d’un scandale qu’avaient exploité les journaux de l’endroit.
Il continuait :
— Maintenant, je dessers la paroisse de la Haie-Aubrée, une bien pauvre commune, bien pauvre — il soupira en levant les yeux au plafond — et j’ai là une somme que je voudrais vous confier…
Stupéfait de cette conclusion, je répondis :
— C’est facile, je vous ferai un reçu.
Il m’interrompit brusquement :
— Pourrai-je prendre sur cette somme au fur et à mesure de mes besoins ?
— Évidemment, répartis-je.
Il parut content, ouvrit son cabas et tira d’abord d’un vieux portefeuille quatre billets de cent francs et cinq louis d’or. Puis il sortit un sac de toile, dont il vida sur la table le contenu : trois cents pièces de cinq francs.
Cette accumulation de monnaie blanche m’étonna. Mais déjà il ramassait ses affaires et me saluait. Je le reconduisis.
Au bout de huit semaines, des deux mille francs, il ne restait rien. Chaque samedi il accourait, réclamait dix ou quinze louis, et les comptait, en marmottant d’un air désolé :
— Comme ça marche, mon Dieu, mon Dieu !
Le trimestre suivant il revint.
Cette fois il étala devant moi, en piles qu’il caressait amoureusement, trois cent quarante pièces de cent sous.
— En vérité, lui dis-je, vous en faites collection !
Il affecta de ne pas entendre, pour s’éviter l’ennui d’une réplique et s’en alla rapidement.
Sept semaines après, par emprunts successifs, il m’avait tout repris.
Et chaque trimestre il en fut ainsi.
Toujours il me confiait la même somme, presque entièrement formée de grosses pièces blanches qu’il dépensait ensuite avec une sorte de rage.
Je l’avoue, la singulière composition de ces versements, les allures effarées du prêtre, son silence à peine coupé de jérémiades sourdes sur la diminution trop rapide de son dépôt, tout cela m’intriguait au plus haut point. Où touchait-il ces revenus ? Une banque n’eut pas effectué ce mode immuable de paiement, pas plus qu’une compagnie, ni que telle société commerciale. Et puis pourquoi cette éternelle soutane dont on voyait maintenant la trame lâche se disjoindre comme le canevas d’une toile ?
Un jour, je lui confessai ma curiosité :
— Enfin, monsieur le curé, me direz-vous d’où vous vient cette invraisemblable profusion de pièces de cent sous ?
Il rougit, resta pensif quelques minutes, puis se décida tout d’un coup :
— Eh bien oui, je vous le dirai, d’autant plus que vous pouvez me rendre un grand service… qui vous coûtera peu de peine, d’ailleurs.
Et il me raconta cette étrange histoire :
— J’ai un défaut, monsieur, un grave défaut qui me gâte la vie et m’entraîne dans des complications où sombre ma tranquillité. Il m’est impossible, mais, vous entendez, matériellement impossible, de refuser l’aumône à qui me la demande, un secours à qui l’implore de ma bonté.
Ne croyez pas que j’éprouve le moindre orgueil à vous exposer cela. Non. L’argent me gêne, m’ennuie. Je n’ai de plaisir qu’à le répandre. Quand j’en sens ! dans ma poche, je le soupèse au fond de ma main, avec l’envie irrésistible de l’offrir au premier passant.
Les pauvres le savent bien. Il en arrive de tous les villages d’alentour. Ils assiègent mon presbytère. C’est une procession qui entre, reçoit, et s’en va, sans me remercier, tellement, tous, ils considèrent cela comme un dû. Mais je ne leur en veux pas. J’adore les pauvres, monsieur, je les adore de toute mon âme, j’ai du respect pour eux, une pitié sans bornes. La vue de leurs haillons me déchire le cœur. Je leur donnerais ma maison, mes vêtements, ma nourriture, ma vie. Je voudrais être comme eux, et mendier le long des chemins. J’ai honte du sou que je garde, comme d’un vol.
Il parlait tout bas, d’une voix triste, mouillée de larmes. Il haussa le ton et reprit :
— Or, je suis ou plutôt j’ai été très pauvre. Et ma fâcheuse manie me poussait jadis aussi impérieusement qu’aujourd’hui. C’est ce qui m’a perdu. J’ai fait des dettes, j’ai négligé de payer le boulanger ou l’épicier, j’ai emprunté, j’ai couvert de ma signature des gens qui m’ont trahi. Enfin, ce fut un tel scandale que l’on me déplaça, et j’échouai dans cette petite commune de la Haie-Aubrée, l’une des plus indigentes du département.
J’y souffris beaucoup. Les pauvres, là, sont innombrables. On me retenait une partie de mon traitement. À tout instant, monsieur, je devais refuser l’aumône. Je n’avais rien, rien. J’en pleurais.
C’est vers cette époque que mourut un de mes parents, vieux cousin éloigné avec lequel je n’avais plus de relations. Je me trouvai le seul héritier de ses biens qui consistaient en une maison de rapport sise à Chartres, rue de la Volasse, numéro 9, et estimée quatre-vingt mille francs.
Je me préparais à partir pour cette ville, quand un individu se présenta chez moi. Il me déclina son nom, M. Gourche, me fournit des quittances attestant qu’il louait cette propriété depuis dix ans, et m’offrit de payer les droits de succession, moyennant quoi j’abaisserais le prix annuel du loyer à huit mille francs.
Confondu, je bégayai :
— Huit mille francs ! Du dix pour cent !
Il me répondit :
— C’est exagéré, n’est-ce pas ? Consentez-vous à une diminution plus forte ?
Je m’empressai de signer tous les papiers et tous les pouvoirs nécessaires. Et désormais, régulièrement, M. Gourche m’apporta lui-même les deux mille francs du terme échu.
Ah ! monsieur, je fus vraiment heureux ! Je ne connus plus l’humble reproche que me lançaient les yeux des mendiants rebutés. En ai-je soulagé des misères et guéri des plaies béantes ! Hélas ! pourquoi Dieu ne m’a-t-il pas laissé dans mon ignorance paisible ?
Une affaire me conduisit à Paris. J’en revins par Chartres, avec l’intention de visiter mon immeuble.
Au sortir du train je demandai le chemin le plus direct pour gagner la rue de la Volasse. La première personne que j’interrogeai me foudroya du regard. La seconde éclata de rire. Je ne compris pas. Enfin un gamin m’amena dans une ruelle obscure et déserte, devant un grand bâtiment d’apparence mystérieuse et il me dit :
— C’est là, le neuf.
Je sonnai. J’entrai.
Alors, seulement alors, sans que jamais, je vous le jure, monsieur, un soupçon m’eût effleuré, je sus de quelle infâme maison j’étais propriétaire !
Il se tut, se couvrit la figure de ses deux mains, et ses lèvres murmurèrent des syllabes indistinctes, quelque prière assurément. Il continua, la voix songeuse :
— J’aurais dû m’en débarrasser aussitôt, n’est-ce pas ? Que voulez-vous ! Gourche m’a menacé de tout divulguer. Il a trop d’avantage à rester mon locataire. Et j’ai peur, j’ai peur d’un esclandre où mon secret deviendrait public. Et quel secret !
Mais le véritable motif de mon inaction n’est pas là. Si je vends, je devrai replacer mon argent ailleurs, et nul placement ne me rapportera, à beaucoup près, l’énorme revenu de mon immeuble. Or, voyez-vous, je ne puis me résoudre à restreindre mes aumônes. Il me semble que je frustrerais les pauvres. Que diraient-ils, tous les malades, tous les estropiés, tous les manchots, tous les aveugles, tous les gueux de la contrée, si je les renvoyais les mains vides et l’estomac creux ? J’ai table ouverte chez moi, des écuelles pleines de soupe, des carafes débordantes de cidre. Je donne, je donne sans compter. Et il me faudrait fermer les portes et faire la sourde oreille à ceux qui frappent ! Je ne peux pas, je ne peux pas, je les aime trop ; ce sont mes frères, ce sont mes enfants. Dieu m’a confié le soin de les nourrir et de les aider. Je n’y faillirai point.
Et puis, si je m’en défaisais, un autre la posséderait, la maison maudite ! L’argent du vice paierait de vains plaisirs. Moi, je le purifie par la charité. En vérité, je vous le dis, c’est mon devoir de dominer ma souffrance et mon dégoût. Le Seigneur me pardonnera. Si je me trompe, du moins j’agis selon ma conscience.
Le prêtre prononça ces derniers mots avec fermeté, la tête haute, comme un homme qui se juge et qui absout sa conduite, si bizarre qu’elle paraisse.
J’insinuai :
— Alors, les pièces de cent sous ?…
Il répondit simplement :
— Oui, c’est le prix du péché. Autrefois, je les gardais. Mais il y a eu des vols dans le pays et j’ai préféré vous les remettre. Même, si vous y consentez, Gourche vous les apportera directement. Cela me fait trop de mal de le voir, cet homme !
Il réfléchit. Je sentais qu’il avait un autre service à me demander et qu’il n’osait pas. Je lui pris la main et lui dis doucement :
-Puis-je vous être utile en quelque chose de plus important ? J’en serais heureux.
Il balbutia :
— Oui, peut-être… c’est que j’ai tant de pauvres, maintenant… il en accourt de tous les côtés… mes besoins s’accroissent… si l’on pouvait… si l’on pouvait augmenter le loyer…