Ceux qui souffrent/08

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SOUS LE LIT



On tenait le comte de Francourt pour brave. D’abord son nom évoquait une très longue suite d’ancêtres vaillants et d’exploits presque prodigieux. Puis personnellement il avait acquis une réputation d’audace et même de témérité, basée sur des faits incontestables, entre autres, ses prouesses durant la guerre, comme capitaine de francs-tireurs, et son heureux duel avec Dermont, un des premiers escrimeurs de Paris.

Il portait beau, malgré ses soixante ans et son absolue calvitie. Une couronne de cheveux blancs, une grosse moustache tombante, un grand corps sec, des gestes souples et décidés, lui donnaient un air de force et d’extrême distinction. Il fréquentait assidûment les salles d’armes. On le craignait. Il produisait l’impression d’un homme qui ne redoute rien au monde et pour qui le danger ne compte pas. On les respecte, ces gens-là.

Pourtant, chaque soir, quand il rentrait, le comte de Francourt regardait sous son lit.

Cette lâcheté, il tentait de l’excuser par le genre d’existence que lui avait imposé le hasard.

Au sortir du collège, on le mariait. Il adora sa femme, en fut sincèrement aimé. Ils formèrent un de ces heureux couples à qui suffisent les joies de la vie intime. L’immense et triste hôtel que la maison de Francourt occupait rue de Varenne, la comtesse l’emplissait de son rire, de sa grâce, de son unique présence.

Or, après trente ans de mariage, elle mourut. Et dès la première nuit, il eut peur.

Il veillait le corps. Son œil sec suivait les larmes pâles des deux cierges. Il ne pouvait pleurer, lui, l’âme crispée de douleur, les lèvres rebelles aux prières qui consolent. Il resta des heures à genoux. Soudain un souffle glacial passa, et sans d’autre raison apparente que ce souffle, un des cierges s’éteignit. Alors son chagrin s’apaisa. Quelque chose de plus puissant l’étouffait, l’effroi, un abominable effroi. Et devant le cadavre de sa femme, il ne souffrit plus : il avait peur ! il avait peur ! De quoi ? De la Mort qui planait ? du vent ? de la pluie ? qu’en savait-il ! Il avait peur !

Le lendemain, le supplice de l’enterrement achevé, il erra comme un misérable. Il fallait revenir, cependant. Il s’y résigna. Alors, dans l’irrémédiable silence de l’hôtel, il comprit sa peur de la veille, il prévit des peurs aussi absurdes : il était seul ! Pour la première fois il traversait seul l’enfilade sinistre des salons. Pour la première fois il habitait seul la chambre conjugale. Trente années, il avait entendu respirer sa femme auprès de lui, senti son contact, épié, avant de s’endormir, son assoupissement définitif. Maintenant il était seul, tout seul.

Et il s’imaginait distinguer des craquements confus, le bruit d’êtres cachés qui surveillaient son approche, prêts à s’étendre à ses côtés et à le toucher de leurs mains froides.

Insensiblement sa peur le conduisit à des précautions ridicules. Il se munit d’un revolver. Une lanterne allumée l’attendait. Du bout de sa canne il tâtait le gonflement inquiétant des draperies du vestibule. Il montait l’escalier à pas de loup. Il ouvrait la porte de sa chambre prudemment, avançait la tête, puis entrait et mettait le verrou. À droite se trouvait son lit, à gauche une grande glace qui descendait jusqu’au parquet. Il se jetait à terre d’un coup et longtemps se vautrait sur le ventre, son crâne nu à moitié englouti sous le meuble, les jambes écarquillées. Ensuite il fouillait tous les coins, bousculant les fauteuils, interrogeant les rideaux et les armoires.

Ce fut la torture de sa vieillesse. En plein jour ou dehors, son énergie ne se démentait point. Mais la nuit, l’ennemie le guettait au seuil de l’hôtel, l’étreignait aussitôt à la gorge, le rendait faible et poltron comme un enfant. Nulle révolte ne prévalait contre l’affaissement de ses nerfs et la débâcle de son cerveau.

Ce soir-là, de vieux camarades le forcèrent à souper. Il but beaucoup, de la chartreuse, du cognac, du kümmel, espérant ainsi se donner du courage pour l’heure redoutable. Il sortit du cabaret, l’esprit trouble, la démarche incertaine. Chez lui, il défit son paletot et saisit la lanterne, en sifflotant, sans songer à ses terreurs ordinaires. À l’aide de la rampe, il gravit les deux étages. La porte de sa chambre était entrebâillée. Il y pénétra, toujours insouciant. Mais entre la glace et le lit il s’arrêta par habitude, déposa sa lanterne, se mit à genoux et s’étendit tout de son long.

Un cri s’étrangla dans sa gorge. Là, là, en face de lui, presque à portée de sa main, un être s’aplatissait. Le corps se devinait, noyé d’ombre. Et cet être le regardait, avec des yeux énormes, fantastiques, désorbités, des yeux blancs aux paupières invisibles. Un rictus creusait les coins de sa bouche. Le front fuyait démesuré. Autour des oreilles, des cheveux se dressaient. Et toute cette tête clamait une épouvante folle, comme la tête d’un décapité.

Tout de suite le comte eut l’idée de courir vers la fenêtre et d’appeler ses gens. Imperceptiblement il se souleva sur ses poignets. Horreur ! l’homme aussi fit un mouvement. M. de Francourt retomba d’un bloc — l’autre également et à la même seconde. Ils ne bougèrent plus, paralysés. Et ils se contemplaient tous deux, indéfiniment, les yeux dans les yeux.

Cela dura dix, vingt minutes. Puis le vieillard sentit qu’une goutte de sueur coulait de son crâne, traversait ses rides, descendait. Et tandis qu’il la sentait, il vit, il vit sur le crâne de l’autre une pareille goutte de sueur qui suivait le même chemin. Les deux gouttes se perdirent dans l’épaisseur des sourcils, de son sourcil gauche à lui, du sourcil droit de l’autre.

Il constatait cette différence, quand il avisa chez l’inconnu une agitation fébrile de la mâchoire ! Le malheureux, ses dents claquaient. Au même moment il remarqua que ses dents aussi s’entre choquaient avec une rapidité vertigineuse.

Son effroi redoubla. Il eut peur de sa propre peur, et, peur en outre de l’atroce peur dont il était témoin. Il se mit à trembler de tous ses membres. Son corps tressautait, comme un objet ébranlé par une trépidation. Derrière lui il devinait la danse éperdue de ses jambes, et il s’aperçut que l’homme tressaillait du même frisson mystérieux.

Dans le silence ce fut un bruit bizarre de pieds qui tapotaient le parquet et de dents surtout, de dents qui résonnaient comme un jeu d’osselets secoués sans répit les uns contre les autres.

À la fin, ce vacarme, qu’il distinguait nettement, lui devint intolérable. Il fallait le rompre à tout prix ! Des paroles fortes peut-être l’aboliraient comme certains mots détruisent les sortilèges.

Il ouvrit la bouche. L’autre l’ouvrit comme lui. Une terreur le glaça. Qu’allait-il dire, l’autre ? Mais rien ne sortant de ces lèvres, il articula très haut :

— Qui êtes-vous ?

Au même instant, l’autre proféra la même question, et de telle manière que les syllabes se confondirent et ne formèrent qu’une unique série de sons. Et tous deux ils eurent l’air d’attendre la réponse, et leurs yeux s’interrogeaient anxieusement.

Un projet subit heurta le vieillard. Il se souvenait d’un revolver enfoui dans les basques de son habit. Il ne trembla plus. Et doucement, furtivement, il fit glisser sa main en arrière.

Vision infernale ! l’autre exécutait un geste identique ! Il s’arrêta, l’autre de même. Il reprit, l’autre également. Et ils continuèrent leur manège, sans s’interrompre, les yeux immuablement rivés, des yeux pleins d’une haine féroce.

Les mains saisirent les pistolets, les bras revinrent en avant. Le comte aperçut en face de lui l’arme qui luisait. Son cœur battit. Et il discernait un bruit sourd et régulier : le cœur de l’autre battait aussi.

Des secondes passèrent, solennelles. Qui tirerait le premier ? Très vite les deux bras se détendirent. Un seul coup partit, une seule clarté jaillit.

Le comte tomba.

Au matin, quand M. de Francourt sortit de son évanouissement, il vit dans sa glace un trou net, étoilé de fêlures. Alors il se rappela sa débauche de la veille au cabaret. Et il comprit qu’en s’agenouillant, il s’était tourné vers son miroir et non vers son lit ; il avait eu peur de son propre reflet.