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Ceux qui souffrent/12

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FERNANDE



Il aimait sa femme éperdûment. Or, la troisième année de leur mariage, elle mourut. La douleur fut si violente que son cerveau s’en ressentit.

Il en eut l’intuition. Pensant que la solitude et l’exercice lui seraient favorables, il ferma son atelier et se réfugia dans sa maison de campagne, avec son domestique, un vieux serviteur qui l’avait vu naître.

Là, pour se surveiller de près, il rédigea des notes sur son état d’âme. Les premiers mois, elles sont minutieuses, longues, imprégnées certes de souffrance, mais logiques et raisonnables. Ce n’est qu’à la suite d’un incident banal qu’elles deviennent plus courtes, haletantes, incomplètes, souvent obscures. Des pages manquent. Des lignes sont effacées.

Plus tard, l’équilibre rétabli, il m’a donné ces notes. Voici celles qui concernent la crise étrange par où passa le malheureux.


… Mon existence est organisée d’une façon définitive. Elle me plaît. Dehors, j’erre au hasard, ou je chasse, sans repos, jusqu’à ce que mes jambes refusent de me porter. À peine rentré, je m’enferme avec ma chère morte dans la chambre nuptiale. J’en ai fait le sanctuaire de notre amour. Personne n’y pénètre que moi. J’y ai rassemblé tout ce qui me rappelle Fernande, ses robes, ses bijoux, ses ouvrages, ses parfums, les moindres bibelots dont elle s’entourait. Aux murs sont pendues les esquisses où j’essayais jadis de fixer le charme de son visage ou la grâce de son corps. Derrière un voile, exhaussée par une marche sur laquelle je m’agenouille, elle se dresse, toute blanche en sa nudité de marbre.

Et je reste des heures à me souvenir d’elle.


… Je ne puis parvenir à créer ici la sensation de la vie. Tout, au contraire, me dit la mort de Fernande, depuis le fantôme flasque des robes accrochées, jusqu’à l’immobilité froide de la statue.

De rares fois je réussis à l’évoquer. Je la sens. Elle s’approche. Elle m’enlace. Mais sitôt que je la regarde, la vision s’évanouit, car j’ai horreur de sa figure indifférente. Pas un de ses traits ne s’anime. C’est un sourire figé, ou une tristesse immuable, ou plutôt une physionomie vide, nulle, indifférente, morte.

D’elle, pourtant, j’ai tout ressuscité autour de moi, la courbe de ses hanches, la splendeur de ses seins, la noblesse de ses jambes, la couleur de ses cheveux. D’où vient donc que je ne puisse la ressaisir entièrement ? Elle m’échappe. C’est elle et ce n’est pas elle. Quelque chose manque à la résurrection que j’ai tentée. Quoi ?


… Aujourd’hui, durant ma promenade, une jolie chienne à longs poils noirs m’a suivi obstinément. Je l’ai chassée, elle est revenue, et comme je rentrais, elle s’est mise à gémir. Alors, me souvenant de la pitié qu’inspiraient à Fernande les bêtes abandonnées, je l’ai recueillie.


… Je ne sais ce qui m’attache à Miss, ma nouvelle compagne. Elle ne me quitte pas dans mes courses à travers champs, et parfois, devant elle, je parle haut de l’absente, comme si elle pouvait com prendre mes regrets et mon désespoir. Elle marche silencieuse, l’air attentif. Cet être qui respire à mes côtés, qui remue, qui fait du bruit, m’est une consolation. Il y a vraiment entre nous une entente peu commune, une intimité d’essence particulière. Je ne suis plus tout seul.


… Quelle chose bizarre, à la fois effrayante et douce ! J’en tremble encore. C’est de la joie et de la terreur. Suis-je dupe d’une illusion ? Cependant j’ai bien vu ! j’ai bien vu ! ses yeux…

D’habitude, Miss couche sur le palier, à la porte de ma chambre. Elle, pas plus que personne, n’a le droit de violer le sanctuaire. Elle m’attend donc là, la nuit et les heures de jour où je me retire avec Fernande.

Or, tantôt, la porte s’est ouverte — je veux bien admettre que ce soit un oubli de ma part, et pourtant je suis sûr, absolument sûr que je l’avais fermée — et Miss est entrée à pas lents et craintifs.

Furieux, je m’empare d’une cravache. Elle s’accouve et rampe. J’allais la frapper, oui, la frapper comme une brute, elle, mon unique amie, quand soudain elle lève la tête et me fixe de ses bons yeux aimants.

Et dans ces yeux — est-ce folie, hallucination ou miracle ? — dans ces yeux, j’ai reconnu, oh, mais ! reconnu sans erreur possible, comme on reconnaît un objet mille fois contemplé, j’ai reconnu le regard de Fernande !

Une seule expérience, n’est-ce pas, en un cas si grave, ne suffit point. Je l’ai donc répétée à diverses reprises, toute la soirée. Encore, à la minute présente, Miss est là — car comment pourrais-je la renvoyer de cette chambre ? — et nos yeux sont unis, et, il n’y a pas à le nier, des yeux de cette bête émane le regard même de Fernande, avec sa tendresse, avec sa mélancolie, avec sa langueur humide.

Et cela me trouble.


… Je sais maintenant ce qui manquait ici, je possède l’élément primordial qui permet la reconstitution du passé, j’ai son regard ! L’image d’un corps ne diffère point de ce corps lui-même. Un sein de chair et un sein de plâtre, pour qui les observe, sont choses analogues. Et la Fernande de mes rêves était bien la Fernande de la réalité.

Mais le regard, lui, ne se reproduit pas, le regard n’a d’équivalent que son reflet ou qu’un regard identique. Lui seul vit chez l’homme, lui seul distingue une créature d’une autre. Et tous ces portraits qui m’examinaient, de leurs yeux mornes, n’avaient point de regard, n’avaient point surtout son regard particulier, son expression propre.

Ils l’ont désormais ! À la Fernande que je reconstruisais au moyen d’ébauches et de documents incomplets, Miss, elle, donne le regard, c’est-à-dire la vie. Oh ! la chère bête !


… Elle m’aime de toute son âme reconnaissante. Je ne puis me séparer d’elle. Nous nous étendons l’un en face de l’autre, et nous restons là, les yeux dans les yeux, sans un geste. Je suis attentivement les modifications de son regard. Car il change, il change comme le sien changeait sous l’influence des pensées ou des phénomènes extérieurs. Il rit, il pleure, il est triste, joyeux, in souciant.

Et des minutes de notre amour renaissent. Ce regard spécial, Fernande l’eut à tel endroit, devant un beau paysage ; cet autre, tel jour, en recevant une bague qu’elle souhaitait. J’ai des frissons d’extase. Le passé existe, actuellement, une seconde fois. Des heures déjà sonnées sonnent encore. Les yeux de cette bête recréent le temps qui n’est plus, les attitudes évanouies, Fernande morte.


… Morte, Fernande ? Pour les autres, oui, mais pour moi ?


… Deux regards ne peuvent être semblables à ce point. On croirait que c’est le même. Qui sait ! Rien ne se perd. La matière, désagrégée, aboutit à de nouvelles formes. Ainsi peut-être le regard se transmet d’individu à individu, d’espèce à espèce.

Mais le regard, c’est la manifestation de l’âme, c’est l’âme visible. Et si Miss possède aujourd’hui le regard de Fernande, n’a-t-elle point son âme aussi ? Quelle absurde pensée !


… Indéfiniment j’essaye de pénétrer au travers de ces prunelles. Qu’y a-t-il derrière ce voile mobile ? Des idées nettes ? Des instincts obscurs ? Je lui parle. Je lui raconte des anecdotes relatives à notre amour. Il me semble causer avec Fernande. Elle me comprend, ses yeux me l’affirment. Elle se rappelle.


… Absurde ? Pourquoi ? En tous cas cette pensée m’obsède. Une conviction croissante m’envahit. Cela me paraît implacablement logique. Il flotte par le monde, n’est-ce pas, une somme fixe de vie. Qu’y a-t-il d’impossible à ce qu’une parcelle de cette vie, la même, ait passé de l’une à l’autre ? Tant d’indices me le prouvent… la couleur noire des cheveux… et puis cet acharnement à me suivre… et surtout ce regard ! ce regard !

… C’est elle ! vérité indéniable, c’est elle ! Jusqu’ici — je viens de m’en aviser — je n’osais pas — pourquoi ? — je n’osais pas la toucher. Il le fallait cependant. Mes doigts se sont enfoncés dans la toison douce et longue, et j’ai cru manier la chevelure de Fernande, sa chevelure souple, soyeuse, onduleuse. C’est invraisemblable, surnaturel. Néanmoins, cela est. D’ailleurs elle m’aimait tant !


… Quel calme ! Nous sommes bien heureux, tous deux, Fernande et moi. Nous nous promenons. Nous conversons. Nous rêvons ensemble. Jamais de désaccord. Je ne me souviens pas plus des mauvais jours que d’un vilain cauchemar. Il ne faut jamais se plaindre de ses souffrances. On n’en goûte que mieux les joies qui leur succèdent. Et mes joies à moi sont inexprimables.


… Elle s’est couchée sur mes genoux, elle a posé sa tête contre mon épaule et elle s’est endormie, confiante. Je ne bougeais pas. Au réveil, elle m’a souri. Alors je l’ai caressée lentement. Sous ma main, son corps tremblait. Ô ma chère, ma très chère Fernande….

… Jean, mon vieux domestique, me croit certes un peu fou. Cela m’amuse. C’est qu’il ne sait pas, lui ! s’il savait ! J’ai hésité à le lui apprendre. Il serait si content ! Mais je préfère être seul à savoir, et je me tais quand il me considère avec pitié, et qu’il affecte de ne jamais me contredire et même d’abonder dans mon sens.

Ainsi, hier, au moment du dîner, Fernande n’étant pas là, j’ai dit à Jean :

— Prévenez madame.

Il l’a prévenue. Et aujourd’hui, cérémonieusement, il annonçait :

— Madame est servie !


… J’avais repris l’habitude de fumer, mais décidément l’odeur du tabac l’incommode. Elle tousse. Je ne fumerai plus.


… J’ai peur… j’ai peur… ses yeux m’implorent… et puis tant de souvenirs brûlants nous attachent l’un à l’autre !… Un crime ? Mais non, puisque c’est elle…


… Fernande vient d’être malade. Sa faiblesse m’ôte toute énergie… je ne peux plus… je ne peux plus…


… Oh ! cette nuit…


… Nous ne sortons jamais, Fernande et moi… les volets sont clos… la veilleuse sommeille…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Partie ! En plein bonheur… Une demi journée à la chasse, tantôt, pour me dégourdir les jambes… au retour personne… ma raison s’en va…


… Je l’ai châtiée… j’ai fait mon devoir, mon devoir de justicier… Sur la place de l’église, un rassemblement m’attire… des gamins en cercle, ricanant… et au milieu… elle… accouplée… elle, en public… et si grotesque… Alors, de deux coups de fusil, je les ai tués… elle… et son amant…