Ceux qui souffrent/13

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LE SECRET



… Ma plus grande joie consiste à m’emparer du secret d’autrui.

Ce n’est pas à proprement parler de la curiosité. Ce n’est pas non plus un intérêt de psychologue avide de se renseigner sur l’âme humaine. Non, c’est une occupation.

Personnellement, je n’éprouve nul plaisir à m’examiner. Je me juge ennuyeux et banal. Jamais je ne pense à moi. Quel vide dans mon existence si je ne remplaçais pas cet aliment ordinaire de notre cerveau par quelque nourriture équivalente ! Mes semblables me la fournissent.

Il est rare qu’un individu soit en état parfait d’insouciance. La règle est la douleur ou la joie. Or cette douleur ou cette joie se manifestent par des signes extérieurs. Ces signes, je les épie. Dans la rue, dans le monde, au bal, au théâtre, je suis à l’affût. Je scrute les visages, je flaire les mélancolies, je remarque les gaietés. Un rien m’est un indice précieux. Un geste, un sourire, une attitude, une intonation me guident. J’ai de la sorte acquis une virtuosité prodigieuse.

Cette tendance est d’ailleurs générale qui nous pousse vers des inconnus. Nous voudrions nous mêler à leur vie, apprendre leurs regrets ou leurs désirs, nous initier à ce quelque chose de mystérieux par quoi cet homme est différent de cet autre.

Moi, je vais plus loin. Qu’une particularité quelconque m’intrigue chez telle personne, je m’attache à elle, je lie conversation, je m’introduis dans son intimité, je gagne sa confiance, au besoin je lui rends service, et j’attends patiemment et anxieusement la crise d’expansion.

Jamais je n’ai subi d’échec. Longues quelquefois, mes recherches aboutissent toujours. Je possède ainsi des secrets terribles, des secrets de gens qui me connaissaient à peine et que je n’ai plus revus.

Mais ma joie n’est pas l’a. Elle réside avant tout dans la chasse au secret et dans la capitulation de l’adversaire. Quand il se décide à parler, j’ai la volupté farouche et formidable de l’aigle qui enserre une proie longtemps poursuivie.

Jouissance inexprimable ! Je sais alors ce qui flétrit cette âme ou ce qui l’épanouit. Je sais sa tare, sa noblesse, son vice, sa vertu, son principe de honte ou de fierté. Je suis maître d’elle.

Ma fantaisie satisfaite, je rejette mon jouet, sans scrupule, comme on se dé barrasse d’une peau d’orange que l’on a pressée, pétrie, vidée. Et je me remets en route.

Est-il rien de plus passionnant et de plus varié ?


… J’ai choisi comme sujet, pour agrémenter ma saison d’hiver à Nice, une jeune fille, une enfant presque. Chaque matin je la croise sur la Promenade des Anglais, en compagnie d’une dame, sa mère sans doute. La figure est jolie, la bouche bien dessinée, les lèvres rouges, mais ce qui la distingue, à mon avis, c’est l’expression triste de ses yeux noirs.

Elle passe inaperçue. Les aveugles ! Ce sont pourtant choses évidentes que le désespoir de ces yeux, leur résignation, leur lassitude, leur désintéressement des spectacles d’alentour. En vérité ces yeux ne voient pas, ils pensent. Quel drame a pu priver de regard ces prunelles sombres ? Les chagrins des enfants sont plus pitoyables que les nôtres. Oh ! les palpitantes minutes que je prévois !


… Elle s’appelle Marthe. Sa mère, madame Astrado, est veuve et, dit-on, de conduite facile. On ne sait d’où elles viennent. Elles vivent un peu partout, selon l’époque.


… Présenté, je suis admis aux soirées de madame Astrado. J’y fus hier. Les invités formaient de petits groupes. Auprès de la maîtresse de maison, les hommes se relayaient, et à chacun elle parlait confidentiellement. Tous ces gens semblaient s’amuser beaucoup.

J’en éprouvai quelque gêne. Heureusement madame Astrado fit venir sa fille pour servir le thé. Marthe s’acquitta de sa tâche vivement et sans bruit, puis se retira dans un coin.

Jugeant utile une entrée en matière brusque, je m’approchai et lui dis :

— J’ai le plaisir, mademoiselle, de vous rencontrer tous les jours à la Promenade.

Elle rougit. Nous échangeâmes quelques phrases, et le ton dont elle répondait fortifia mon impression. Sa voix trahissait cette sorte d’hésitation que provoque une défiance instinctive. Elle semblait étonnée, presque alarmée de ma démarche.

Mon intérêt redoubla. Pour ne pas l’effaroucher, je m’abstins de toute question et parlai seul, comme à une personne capable de comprendre les choses sérieuses dont on l’entretient. Elle écoutait, attentive en effet.

Madame Astrado nous dérangea.

— Vous essayez de la distraire, monsieur ? Si vous y réussissez, je vous proclame un grand magicien, elle est toujours si triste !

Je regardai Marthe. Elle tâchait de sourire. Puis quand sa mère s’éloigna, elle courut après elle et, lui entourant le cou de ses deux bras, elle appuya sa tête sur l’épaule nue avec une câlinerie passionnée.

Ce geste m’a surpris. Il indique un besoin de tendresse qui déroute chez cette nature d’apparence froide et concentrée. Mais les paroles de madame Astrado me stupéfient davantage. Elles me prouvent que pour elle aussi la tristesse de Marthe est inexplicable, et que l’enfant cache le mystère de sa vie, sans que les consolations maternelles lui en adoucissent l’amertume.

Je serai donc le seul à déchiffrer cette énigme !


… Aussi souvent que les convenances le permettent, je retourne chez ces dames. Hélas ! mes investigations n’avancent pas, ce qui exaspère ma curiosité.

Pourtant elle paraît se plaire auprès de moi. Sa sauvagerie s’atténue. Elle me confie un peu de ses rêves et de ses pensées, des rêves compliqués d’âme maladive, des pensées simples d’esprit réfléchi. Mais dès que mon interrogation devient plus directe, je me heurte à un silence obstiné.

Ainsi, tantôt, je lui dis brutalement :

— Il y a longtemps que vous avez perdu votre père ?

Elle répliqua :

— J’avais six ans.

— C’est cela, n’est-ce pas, qui cause votre mélancolie ?

Elle se tut.

Oh ! je finirai bien par la mater, l’enfant rebelle !


… Rien ne me décourage, ni son mutisme, ni mes défaites successives. Je veux savoir, je saurai.

Je l’avoue, le but est difficile. Je n’ai jusqu’ici à enregistrer qu’une défaillance de sa part.

Je simulais la froideur, afin de provoquer ses reproches, et, quand elle se fut plainte, je m’écriai :

— Que voulez-vous ! je vous sens aussi loin de moi qu’au premier soir, cela ne sert donc à rien la sympathie que je vous montre ? J’aurais tant désiré partager le secret qui vous pèse !

Elle balbutia, haletante :

— Moi, un secret !

— Oui, affirmai-je, et douloureux, et trop lourd pour vous seule.

Ses larmes jaillirent tout d’un coup, sans qu’elle tentât de les retenir, et elle murmurait :

— Je vous en prie, je vous en prie….

Depuis, son âme m’est encore plus fermée qu’auparavant.


… Sa résistance m’inquiète, me trouble. J’ai peur de ne pouvoir desceller ces lèvres. Et cette peur diminue mes ressources. J’en arrive à souffrir, je ne vois qu’elle, je ne songe qu’à elle. Je la hais presque. Comment lui arracher le mot révélateur ?


… Ce que je fais est lâche. Je continue néanmoins. La récompense est si proche, si certaine ! Et timidement d’abord, puis avec une hardiesse croissante et une attitude plus embarrassée, je simule l’amour. Des aveux déguisés m’échappent. J’ai des supplications muettes, des regards qui implorent. Je parle en tremblant, ma main frissonne au contact de sa main.

Ai-je besoin de déployer tant d’adresse ? Si, aux heures de solitude et de désespoir, elle donne essor à ses rêves, ne viennent-ils pas vers moi, le premier, le seul homme qui lui témoigne de la tendresse ?

Et déjà elle m’écoute, radieuse. La magie des paroles caressantes détend ses nerfs et sa volonté. Son bras s’appuie sur le mien. Son visage s’éclaire d’une vie nouvelle…


… Quelle chose exquise d’éveiller ce cœur vierge ! J’ai honte cependant de ma victoire trop facile. Elle ne cherche même pas à me cacher son affection naissante. La chère enfant !


… Elle ne parlera pas, elle ne parlera pas ! J’ai eu la bêtise, croyant l’œuvre assez avancée, d’insister brutalement, et elle m’a dit :

— C’est vrai, mon ami, j’ai un grand chagrin, mais je ne puis vous le dévoiler… Vous ne le saurez jamais…

Je le saurai, encore une fois, je le saurai. Mon bonheur en dépend. Ah ! la torture de ne point savoir ce que je désire tant savoir ! Elle parlera, il le faut, dussé-je… oui… dussé-je l’épouser !


… Pourquoi pas ? C’est l’unique moyen… dans le tête-à-tête ininterrompu, dans l’affolement des étreintes, dans l’inconscience du sommeil, l’aveu infailliblement coulera de ses lèvres.


… Et puis je l’aime ! Ce n’est point seulement un âpre désir de la connaître que ses yeux m’ont suggéré par leur tristesse, c’est aussi de l’amour, un amour profond et sincère, qu’ils m’ont imposé par leur charme. J’adore sa bouche qui me révélera le passé mystérieux. Mais j’adore surtout sa bouche qui me donnera des baisers, sa bouche dont l’haleine rafraîchira mon visage.


… J’ai fait la demande. Marthe, consultée par sa mère, m’a répondu simplement :

— Je vous aime.


… Encore quelques jours… Oh ! ma douce fiancée, quelle que soit ta souffrance, nous serons deux à souffrir. Le mobile qui m’a porté vers toi n’est pas noble, certes ; mais celui qui m’attache à toi le purifie. Avec autant d’acharnement qu’autrefois, je veux savoir, mais ce n’est plus aujourd’hui pour assouvir une curiosité malsaine, c’est pour te consoler. Je guérirai la plaie de ton âme, je donnerai le sourire à tes yeux, l’apaisement à tes rêves, le bonheur à ta vie. Dis-moi ton secret, chère créature, je réclame ma part du fardeau…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce n’est qu’un mois après la cérémonie que Marthe, vaincue par les supplications de son mari, consentit à parler. La voix frémissante, la tête cachée entre ses mains, elle prononça :

— Il y a sept ans… nous habitions la campagne… je jouais auprès d’un bois… seule… un homme en est sorti… il m’a demandé l’aumône… et pendant que je cherchais dans ma poche… il s’est jeté sur moi… et… et il m’a violée…