Ceux qui souffrent/17

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LA CHARITÉ



On a souvent au fond de sa conscience un mauvais souvenir, quelque chose dont on est irresponsable, et ce pendant qu’on aurait empêché si l’on avait agi avec moins de dureté, moins d’égoïsme, moins d’indifférence aux misères d’autrui. L’abstention dans le bien peut avoir des résultats aussi funestes que le mal lui-même. C’est ainsi que, moi, je porte le remords d’un crime que je n’ai point commis.


J’étais a Berlin. Un soir, j’allai prendre une glace à la Kaiser Gallerie, un grand passage vitré qui aboutit aux Linden. Vers le milieu se trouve une rotonde qu’occupent les tables d’un café où de nombreux Français se réunissent.

Auprès de moi des promeneurs flânaient, s’attardant aux étalages des marchants de pipes. En face, aux fenêtres du premier étage, on apercevait des uniformes rouges, des habits noirs qui restaient immobiles, puis des gens qui venaient les regarder sous le nez. C’était un musée de cire.

Je demandai des journaux français. Dans l’un d’eux, une grande feuille austère, je lus un article sur la charité privée. Les vrais pauvres, paraît-il, sont trop soucieux de leur dignité pour tendre la main. Ceux qui nous poursuivent sont de faux mendiants. Ils s’enivrent avec notre offrande. Méfions-nous sur tout des messieurs correctement habillés qui traversent une gêne passagère et qu’une pièce de quarante sous sauverait du déshonneur. En fait, il ne faut jamais donner si l’on ne veut être la dupe d’un intrigant.

Je tirai ma montre, elle marquait dix heures. Les passants devenaient rares, on se couche tôt à Berlin. Je me disposais à partir, quand je fus frappé par le manège d’un jeune homme. Visiblement il affectait d’aller et venir devant moi. Et chaque fois, il m’examinait bien en face, avec insistance, comme s’il m’eût connu. Il était tout jeune, avait un chapeau mou posé sur le coin de l’oreille, des moustaches naissantes, des cheveux bouclés, des yeux beaux et tristes.

Agacé, je repris le journal et relus le même article, machinalement d’abord, puis attentivement. Je trouvais cela très vrai. La chose imprimée nous emplit de respect. Elle nous impose des opinions toutes faites sur des sujets auxquels on n’a jamais pensé. On accepte ainsi une masse de principes et de jugements, sans réfléchir, pour cela seul que d’autres exercent le métier de réfléchir a votre place. La nourriture de l’esprit exigerait plus de soins et de minutie que la nourriture du corps. L’excellence de notre conduite dépend de l’équilibre et de la santé de notre cerveau. Or on mâche soi-même ce qu’on mange, mais on se fait mâcher les idées par les autres, et on les avale, bonnes ou mauvaises.

On fermait le café. Je me levai. J’en filai la principale rue de Berlin, la rue Frédéric, déserte et sombre, puis je gagnai la rue de Leipzig. Une clarté soudaine me heurta. Les grands becs de lumière électrique inondaient d’une lueur aveuglante l’asphalte de la chaussée. On aurait dit une longue et mince nappe de glace éclairée par un livide soleil d’hiver, de la glace si polie que les silhouettes s’y détachaient comme sur un miroir.

Tout à coup, derrière moi, quelqu’un siffla la Marseillaise. Je me retournai, c’était l’inconnu du café. Je marchai plus vite, mais il hâta le pas, s’approcha de moi, le chapeau à la main, et me demanda dans un français très pur :

— Vous êtes de Sedan, n’est-ce pas, monsieur ?

D’un ton sec, je ripostai :

— Moi ? non.

— Ah ! pardon, il m’avait semblé…

Au lieu de s’éloigner, il se mit à causer de Berlin, de ses habitants, des théâtres, des concerts. Il parlait sans embarras, tout à l’aise, ainsi qu’à un ami de vieille date. Je l’écoutai d’abord avec plaisir, heureux d’entendre un peu de cette langue qui tinte si doucement et qui réchauffe le cœur quand on est loin de France. Mais un doute me vint. Je me rappelai l’article du journal et l’étrange façon dont l’inconnu m’avait abordé. Ce devait être quelque aventurier à la recherche d’un compatriote naïf. Du reste, je n’avais jamais mis les pieds à Sedan, il ne pouvait donc m’y avoir rencontré.

Il m’offrit ses services, se proposant comme guide pour la visite des musées, des châteaux, des environs, et il ajouta d’une voix humble :

— Je vous en prie, acceptez, je ne demande rien que d’être nourri pendant quelques jours. Je ne veux pas d’argent.

Je l’observai. Sa pâleur m’étonna. Néanmoins, ne provenait-elle pas des reflets verdâtres et maladifs que répandaient les becs électriques ?

Je répliquai :

— Je n’ai besoin de personne.

Il se tut un moment, puis reprit :

— Je suis de Sedan. Mon père est pauvre, et chaque mois, il ne m’envoie que vingt francs pour m’aider à vivre. Nous sommes le dix, je n’ai encore rien reçu.

— Pourquoi ne travaillez-vous pas ? lui dis-je.

— J’ai essayé, on me met à la porte quand on apprend ma nationalité. Mon accent me trahit. Dès que j’aurai de l’argent, je retournerai en France. D’ici là il faut vivre. Si vous pouviez m’obliger…

Je ne doutais pas que ce ne fût un intrigant. L’article sur la charité me hantait. La recommandation concernant les individus correctement habillés et momentanément dans la gêne, s’appliquait à merveille à mon compatriote.

Comme je ne répondais pas, il se désespéra :

— C’est si peu pour vous, quelques francs. Tenez, donnez-moi cent sous seulement. Je coucherai dehors, mais j’aurai de quoi acheter du pain.

— L’argent que vous attendez, demandai-je, où le recevrez-vous ?

— Poste restante, sous mon nom, Henri Bourdin, j’y vais voir tous les jours.

Non, décidément, je ne voulais pas être sa dupe. Il irait boire dans quelque brasserie et se moquerait de ma bêtise, de ma confiance ridicule. Et puis, vraiment, s’il fallait croire tous ces mendiants !…

Nous étions sur la place de Leipzig. Je tournai rapidement et m’éloignai. Il courut après moi, mais il trébuchait comme si ses jambes eussent refusé de le porter. Il s’appuya contre un réverbère.

— Je vous en supplie, voyons, pour un Français, ayez pitié.

Il tendait la main en tremblant.

— Quelques sous seulement… écoutez… je n’ai pas mangé… depuis deux jours… j’ai faim…

J’étais loin déjà, et je rentrai, me félicitant d’avoir échappé à cet importun.

Le surlendemain, je lus dans les journaux la nouvelle suivante :

« Hier on a trouvé un individu pendu à un arbre du Thiergarten. C’est un jeune Français, Henri Bourdin, de Sedan. Au milieu de la journée, une lettre est arrivée, poste restante, avec ce nom comme adresse. On a constaté qu’elle venait de M. Bourdin père, et qu’elle contenait un mandat de vingt francs. »