Ceux qui souffrent/18
ZOUINA
Quand on causait d’amour devant le vieux Rouvel, il se taisait. Nous lui demandâmes la raison de ce silence où l’on devinait comme un souvenir triste. Et il nous raconta :
J’avais vingt ans. Mon père m’embarqua pour l’Algérie où je devais seconder le représentant de sa maison de commerce. J’arrivai, l’imagination ardente, tout prêt à des amours tragiques, à des enlèvements, à une vie compliquée et romanesque. Et, dès le lendemain je me mis à parcourir la ville arabe, à la recherche d’une aventure.
C’est à peine si j’admirai les vieilles rues tortueuses qui dégringolent de la citadelle, les rues sombres pareilles à des couloirs, les rues sales pareilles à des égouts. À peine remarquai-je ces maisons titubantes qui semblent ivres à ne pouvoir tenir debout, dont les toits se rejoignent, dont la partie supérieure, débordant comme un ventre trop gros, a besoin de s’arc-bouter contre une forêt de perches et de bâtons.
Je ne m’arrêtais devant ces montées étroites, à marches espacées, qui s’en fuient en de pittoresques perspectives, au milieu de murs barbouillés de bleu, ou de façades aveuglantes, comme chauffées à blanc par le soleil, que pour contempler la descente grave et lente d’une Mauresque.
C’est dans une de ces promenades que je fus amené jusqu’à la mosquée de Sidi-Abd-er-Rahman, cette réunion de petites coupoles gaies et gracieuses qui dominent le jardin Marengo.
Je la visitai. Tout au bout, sur une esplanade, d’où l’on découvre le golfe d’Alger, la mer, et à droite les montagnes neigeuses, quelques tombes dorment. Appuyé contre le rebord en pierre un Arabe gesticulait, la face tournée vers la Mecque. Près de lui une femme se tenait. Nos yeux se rencontrèrent. Les siens étaient tristes et douloureux. Elle ne les baissa point.
Embarrassé, j’examinai le Maure. Il avait fini de prier et bourrait une longue pipe de bois. C’était un homme vieux, au visage dur, aux traits immobiles, aux rides profondes. Il portait de riches habits en drap brodés d’or. Au bout d’un instant, il dit quelques mots à sa compagne, et ils s’en allèrent. Je les suivis.
Ils traversèrent tout le quartier arabe et gagnèrent à l’autre extrémité, l’une des rues les plus curieuses du vieil Alger, la rue de la Mer Rouge. C’est une série de voûtes basses et obscures, si basses que l’on ne peut les franchir sans se courber, si obscures que l’on ne sait où poser les pieds parmi les immondices qui encombrent le sol.
Je m’y engageai. Soudain ils prirent une sorte d’impasse aboutissant dans l’un de ces souterrains. Puis l’homme ouvrit une porte qui se referma sur eux. Je me cachai et j’attendis. Entre les hauts murs, réunis par d’innombrables poutres, des fentes découpaient, à travers des toiles d’araignée et des chiffons pendants, des morceaux de ciel bleu. Au fond s’élevait la maison. Au-dessus de la porte, une lourde porte massive enjolivée de sculptures, une lucarne trouait la façade. Quelques minutes plus tard, cette lucarne fut entrebâillée et la Mauresque apparut. Elle me vit et s’effaça.
Chaque jour, durant deux semaines, je retournai là-bas, attiré par le souvenir et le charme mélancolique de ses yeux. Souvent l’homme s’absentait, et nous passions, elle et moi, des heures à nous aimer du regard. Une nuit même, j’escaladai la porte en m’accrochant aux saillies et au loquet de bronze, et j’atteignis sa main qu’elle me tendait. Nous causâmes un moment. Elle m’apprit son nom, Zouina.
Il y avait, voyez-vous, dans cet amour, une souffrance amère que vous ne pouvez comprendre. Celle que l’on aime, on l’aime certes pour ses yeux, mais aussi pour sa bouche, pour ses dents, pour son cou, pour son corps. Moi, je ne connaissais d’elle que ses yeux, rien que ses yeux. Et puis, on s’intéresse à déchiffrer la femme. Elle se trahit par ses mouvements et ses expressions de physionomie. On l’observe, on la devine, on s’initie à son passé, à ses habitudes, à ses idées. Comment pouvais-je, moi, par ces seuls yeux qui me regardaient, pénétrer dans cette âme et apprendre le secret de cette existence ? Que lui était cet homme ? Son père ? Son mari ? Le voile qu’elle s’obstinait à garder me cachait son visage, comme sa demeure bien close et ce mystère qui flotte au tour des Mauresques me cachaient sa manière de vivre, comme la différence de nos races me cachait ses pensées et ses rêves.
Un soir, elle m’ouvrit.
— Viens, me dit-elle d’une voix tranquille. Lui, il est parti.
Elle me fit monter un escalier de pierre, conduisant à la terrasse qui dominait la maison. De là, j’aperçus d’autres terrasses où des ombres blanches erraient comme des fantômes.
La nuit était silencieuse. Des souffles brûlants nous frôlaient, chargés de ces arômes inconnus que la brise recueille dans le calice des fleurs, dans les branches des arbres, sur l’immensité des sables, sur la crête des vagues et dont elle fait en les berçant une senteur indéfinis sable. Devant nous s’étendait l’espace, large et bleuâtre. Sur Alger et sur la mer, les étoiles éparpillaient de la clarté pâle.
Elle prit des coussins, les disposa en forme de divan et, découvrant le bas de sa figure, murmura :
— Regarde-moi.
Je m’agenouillai, éperdu, balbutiant :
— Comme tu es belle, Zouina !
De son bras nu, elle m’entoura la tête. Sa peau me grisait et aussi un parfum de musc qui émanait de ses vêtements. Lentement, elle se pencha vers moi, son haleine m’effleura et ses lèvres se collèrent aux miennes.
Je l’étreignis. Sa taille ploya. Mais elle parvint à se redresser et, suppliante :
— Non, donne ta bouche, ta bouche seulement…
Alors elle se mit à me câliner avec des gestes tendres qui endormirent mon désir. Souvent elle s’arrêtait, semblait réfléchir profondément et il lui venait des mots d’amour simples et naïfs qu’elle prononçait d’une voix grave :
— Toi, me dit elle, tu es l’homme que j’aime… après, ce sera fini.
Et elle me dit aussi, convaincue :
— Toi, tu es venu et Zouina mourra.
À l’aurore il me fallut partir. « L’homme allait rentrer » murmurait-elle avec frayeur. Je lui demandai :
— Qui est-il ? Ton mari ?
Elle répondit :
— Non, c’est mon maître.
Je m’en allai.
Plusieurs fois encore elle profita de l’absence de l’Arabe pour entrouvrir la lourde porte que ses mains chétives avaient peine à remuer.
Tout de suite elle se jetait sur mes lèvres. Et il me semblait que j’aspirais, en même temps que l’haleine de cette femme, l’enchantement de cet amour, la féérie de ce décor, la poésie de l’Orient. Je lui dois des heures inoubliables. Avec elle j’ai ressenti toutes les joies de la caresse, tous les désirs des corps qui s’étreignent, toutes les voluptés des yeux et des mains qui se mêlent. Mais jamais cependant elle ne consentit à enlever sa chemisette de gaze argentée, ni même sa veste de soie brodée d’or fin.
Puis, un jour — ah ! ce jour, il a gâté ma vie et mêlé un peu d’amertume à mes bonheurs les plus parfaits… Le soleil incendiait l’horizon. Nous étions à l’ombre, sons une tente. Elle, dans mes bras, rêvait. Et tout à coup, elle poussa un cri, ses yeux s’agrandirent, terrifiés.
Je me détournai. Au haut de l’escalier une tête apparaissait, celle du Maure, de son maître.
Il acheva de gravir les marches et se dirigea vers nous. Zouina tremblait. J’entendis son cœur qui battait effroyablement.
Elle ne résista pas. L’homme l’empoigna, lui arracha ses vêtements, et, froidement, me tendant ce corps nu, m’en fit voir, du doigt, le sexe… un sexe d’homme !
Puis il saisit un poignard et l’en frappa d’un grand coup, dans la poitrine. Ensuite il s’approcha de moi et leva son arme. Je ne bougeai pas, incapable de me défendre. Mais je ne sais pourquoi, il m’épargna et sortit à pas lents.
Je restai seul avec Zouina. L’enfant respirait encore, sa peau blanche trouée d’une plaie horrible. Ses yeux m’implorèrent, de pauvres yeux de victime, d’humbles yeux de bête agonisante qui me demandaient pardon.
Il bégaya :
— Ne me gronde pas… c’est sa faute à lui, mon maître… il m’habille en femme… parce qu’il m’aime… il est jaloux de moi… tu comprends…
Oui, j’avais compris, et une immense pitié m’envahit pour ce déshérité, pour cet inconscient qui m’avait aimé comme on lui avait appris à aimer.
Alors je m’agenouillai devant lui, et, pieusement ; je mis sur son front un long baiser de frère, un long baiser d’ami…