Ceux qui souffrent/20
LE PARI
On découvrit les trois cadavres horriblement mutilés. La tête de la mère ne tenait plus au tronc que par la nuque. À la place de la poitrine les deux filles avaient un trou béant. Les trois corps étaient criblés de blessures, depuis le crâne jusqu’aux pieds. Sur le plancher, des ruisseaux, des mares de sang croupissaient.
Le plus étrange c’est qu’on retrouva dans les armoires, ou de droite et de gauche, tout l’argent, tous les bijoux, tous les bibelots de valeur. Le vol n’étant pas le mobile du crime, on fouilla le passé des malheureuses.
Après plusieurs recherches, il fut établi que l’aînée des deux filles venait de se fiancer et que, le soir même du forfait, le jeune homme dînait chez ces dames. Pourquoi cet individu cachait-il à la justice d’aussi graves détails ?
On se rendit à son domicile. C’était un blond, pâle, de figure douce et triste. Interrogé, il avoua.
Mais ses aveux n’allèrent pas plus loin. Vainement le juge d’instruction le pressa de révéler les causes de son acte. Il ne répondit pas. Son nom resta de même inconnu, ainsi que ses origines.
En cour d’assises, il dédaigna de se défendre. Le ministère public requit la peine de mort. L’avocat plaida la folie. Alors seulement l’accusé se leva, et, au milieu du silence, il dit, d’une voix nette :
— Non, je ne suis pas fou, et vous devez vous garder contre moi. L’échafaud, le bagne, peu importe ! Ce qu’il faut, c’est me mettre hors d’état de vous nuire. Car, sachez-le, ce que j’ai fait, je le recommencerai si j’en ai l’occasion. J’ai tué parce qu’il faut que je tue, que ma nature le veut, que mes instincts l’exigent, que ma main désire tuer. Depuis mon enfance, ce besoin me torture.C’est une monstrueuse obsession. Cent fois des gens qui ne s’en doutent pas ont échappé à mes coups, des camarades de collège, des amis de jeunesse, des passants. Je parvenais à me vaincre. Mais, l’autre jour, je n’ai pas pu. Nous causions, ma fiancée et moi, au coin du feu. Elle me tendit un petit poignard dont on lui avait fait présent. Je pris le poignard et, sans un mot, je la tuai. La mère accourut, puis la sœur, et je les tuai. Et je ne me suis pas contenté de les tuer, je les ai frappées interminablement, avec fureur, avec joie. Et maintenant que j’ai vu, que j’ai respiré du sang, je sais, je sais de façon précise que j’en répandrai, qu’il m’en faudra répandre, dès que cela me sera possible. La raison, la voici :
Il y a vingt-huit ans, dans un des cabarets à la mode, une bande de femmes et de jeunes gens soupaient. On s’ennuyait profondément. Les conversations languissaient. On allait se retirer lorsqu’une sorte de colosse, au visage rouge, au cou puissant, fit son entrée.
— Tiens, Rouxeville ! s’écria-t-on.
Il répondit en distribuant des poignées de main :
— Ça va bien, les enfants ? Tel que vous me voyez, je vais place de la Roquette. C’est cette nuit que l’on exécute Corbier. Y en a-t-il parmi vous qui veuille me suivre ?
— Nous, nous, s’exclamèrent les femmes.
La bande entière se leva. On prit des fiacres et l’on courut… là-bas. Des attroupements déjà grouillaient sur la place. Conduits par Rouxeville, les jeunes gens pénétrèrent dans un débit de vins pour y louer des fenêtres. On leur donna deux chambres au second étage. L’une, la plus vaste, avait deux fenêtres, l’autre une seule.
À peine installés, ils se turent. Leur excitation tomba. D’en bas montait un tumulte. Une complainte scandait le bruit vague de la foule, et ce chant que psalmodiait une voix grêle de voyou, des gens le reprenaient en chœur.
Une femme murmura :
— Sapristi, c’est pas gai. Si nous buvions au moins !
On demanda du cognac et des liqueurs et l’on but. On but beaucoup. Tous, ils éprouvaient le besoin de s’étourdir. Les langues se délièrent. Ils parlaient très haut, ensemble, sans s’écouter. Un sujet pourtant obtint l’attention générale. Il s’agissait d’exploits amoureux. Chacun s’attribua des qualités exceptionnelles et raconta ce dont il s’enorgueillissait le plus au cours de sa vie intime, le combat où, par suite de circonstances diverses, il s’était montré le plus vaillant. Des chiffres invraisemblables furent avancés. Les femmes souriaient, ironiques.
Seul, Rouxeville gardait le silence. Il savait sa supériorité en cette matière. Tous la reconnaissaient, d’ailleurs, car un des jeunes gens l’ayant apostrophé de ces mots :
— Eh bien, Rouxeville, tu n’as pas quelque histoire ?
On se tourna vers lui avec curiosité. Les femmes elles-mêmes ne ricanaient plus, envahies de souvenirs.
Il savoura cet hommage unanime, puis remplit un verre de chartreuse, le but, et la voix incertaine d’un homme dont l’ivresse commence, il dit :
— Tout cela n’est rien. La quantité ne prouve pas grand’chose. De l’entraînement, du muscle, une maîtresse qui s’y prête, et il n’y a pas de raison pour s’arrêter. Non, la marque d’un véritable tempérament ne réside pas là. Elle consiste à pouvoir toujours agir, quels que soient le lieu où l’on se trouve, les conditions extérieures, les obstacles qui surgissent. Un tel sera paralysé par la présence du mari dans la chambre voisine, un autre par l’idée du peu de temps dont il dispose, un autre par l’indifférence que lui inspire sa partenaire, un autre par le froid, le chaud, la maladie, la peur, que sais-je ! Moi, jamais.
Cette assurance hautaine choqua l’un des assistants, qui s’écria :
— Bah ! il y a des cas où tu faiblirais comme le premier venu… Ainsi, en ce moment…
Des clameurs sinistres couraient à travers la place. L’heure terrible approchait.
Rouxeville but encore un verre de chartreuse et frappa la table d’un grand coup :
— En ce moment ! Pourquoi pas ? Rien ne m’empêche, moi. Bien plus, tenez, je parierais… oui, c’est cela… donnez-moi une femme, Angèle, par exemple, que je n’ai pas eue… et je gage…
Et à la stupéfaction presque effrayée de ceux qui l’écoutaient, il prononça les termes d’un épouvantable, d’un sacrilège, d’un ignoble pari.
Ils étaient ivres, tous. Pas un ne protesta. Les infâmes !
Jusqu’à la fin, ils burent, silencieux, immobiles.
Des gardes à cheval rangèrent la foule. Les bois de justice furent apportés, l’échafaud dressé. On entendait des refrains obscènes, les cris d’individus qui voulaient mieux voir, des querelles.
Ils buvaient toujours.
Les premières clartés du matin blanchirent l’espace. Une horloge sonna cinq coups.
Alors Rouxeville et Angèle passèrent dans la chambre voisine et s’y enfermèrent.
Des minutes s’évanouirent, les dernières minutes de la vie d’un homme.
Puis cet homme parut au seuil de la prison, ligotté, tremblant convulsivement.
On le traîna vers la mort, on l’agenouilla de force.
Et au moment où la tête tomba, Rouxeville et Angèle, les yeux fixés sur l’échafaud… vous comprenez, n’est-ce pas ? Oui, à cette seconde précisé…
De cet accouplement, je suis né…