Ceux qui souffrent/21

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LA TRAHISON



Au moment de se rendre au théâtre, Louise dit à son mari :

— Veux tu me faire plaisir, Marcel ? Tu sortiras seul, je suis un peu fatiguée.

Il répugnait d’ordinaire a se séparer d’elle. Pourtant les places étaient retenues. Il s’en alla.

De méchante humeur, il trouva tout mauvais, la pièce, les artistes, son fauteuil. Au bout de deux actes il n’en pouvait plus. Il prit une voiture. Des souffles de printemps flottaient. L’envie lui vint de marcher. Il se fit descendre à la porte Maillot et continua son chemin vers sa demeure. Il avançait allègrement, heureux de surprendre Louise. Elle l’aimait tant !

Mais comme il entrait, doucement, chez lui, il aperçut, à l’extrémité du grand vestibule, une ombre d’homme qui disparaissait dans la salle à manger.

Il crut d’abord a quelque voleur, et, le premier effroi dominé, il courut à sa poursuite.

L’individu avait déjà gagné le jardin par le perron. Et ce qui stupéfia Marcel ce fut de voir, auprès d’une petite porte donnant sur une rue postérieure, Édouard, son domestique, qui attendait, une lanterne à la main.

Alors Marcel comprit la trahison de sa femme.

Fou de douleur il eut cependant la présence d’esprit de se cacher quand repassa le domestique. Puis, seul, il se précipita vers la porte. Il en possédait la clef. Mais ses doigts tremblaient tellement qu’il ne réussit qu’avec peine à l’introduire dans la serrure.

Dehors, personne. Il galopa par les rues voisines. Personne.

Il revint, fit le tour de sa maison et rentra.

Cette course l’avait calmé. Il se sentait maître de lui, prêt à châtier froidement la coupable.

Il monta chez elle. Louise, couchée, dormait. Cela le déconcerta. Il savait bien, au fond, qu’elle simulait le sommeil. Néanmoins, ce silence détruisait l’effet de son arrivée solennelle et tragique.

Il approcha. À la vue des draps en désordre, il tressaillit. Les épaules émergeaient, nues. L’aspect de cette chair réveilla sa rage. Des idées de meurtre le hantèrent. À qui pensait-elle ? Car elle ne dormait pas, elle ne dormait pas, il en était sûr. Elle affectait de dormir pour que, étendu près d’elle comme chaque nuit, il ne l’ennuyât point de ses baisers.

L’idée de ce partage l’écœura lui-même. Incapable de se décider, il n’eut plus qu’un désir, s’en aller de cette chambre. Une autre était prête, toujours, en cas de malaise. Il s’y rendit.

Alors, ses nerfs se détendirent. Sa vie lui apparut, brisée, irrévocablement. Et jusqu’au jour il sanglota.

Le déjeuner les réunit. Marcel était résolu à parler. Mais Louise lui demanda :

— Pourquoi donc as-tu couché seul ?

Et la franchise mélancolique de ce visage et de cette voix le confondit. Quelle comédienne ! Il balbutia :

— Tu reposais… je n’ai pas voulu…

— C’est vrai, répondit-elle, j’étais si fatiguée !

Il lui sembla qu’elle raillait en prétextant cette fatigue, cet assoupissement qui sans doute se rattachait en son esprit au souvenir de caresses trop violentes. Ce soupçon, pourtant, ne l’irrita point. Aurait-elle plaisanté si elle avait su la découverte de son crime ? Et tout à coup, à cause de cette ignorance, à cause de l’ignorance inévitable de l’amant, il sentit que jamais il ne parlerait.

Pour excuser vis-à-vis de lui-même sa lâcheté, il prononça durement :

— D’ailleurs, désormais, nous ferons lit à part.

Elle s’écria :

— Lit à part ? Tu ne le voudrais pas, Marcel ?

— Si, si, je le veux, affirma-t-il, il y a longtemps que je le désire.

Ce fut le début d’une intolérable existence. D’un jour à l’autre, tout changea. Il devint cruel, taciturne, injuste, emporté. Ne pouvant se résigner au désastre de son bonheur, il la martyrisa. Sa jalousie surtout l’induisait en des méchancetés et des vexations continuelles. Des fois, il l’empêchait de sortir. D’autres fois, quand elle rentrait, il l’interrogeait, comme un juge, sur l’emploi de son temps. Il la suivit et, ne découvrant rien, suspecta les gens qu’ils recevaient. Peut-être serrait-il la main de son rival ! N’était-ce point un de ses amis, son meilleur ? Avec tous il se fâcha. La maison fut vide. Ils ne virent plus personne.

Comme il l’avait dit, il gardait sa chambre particulière. Jamais il n’embrassait Louise. Jamais il ne lui adressait un mot affectueux. Ils restèrent des semaines sans causer. Mais sa douleur lui inspira le besoin de vengeances plus précises. Et il eut des maîtresses.

Il les eut ostensiblement, les payant même pour qu’elles lui écrivissent des lettres qu’il laissait ensuite traîner de droite et de gauche. Il passa des nuits dehors. Il s’affichait avec ces femmes, aux courses, au théâtre, et en avertissait Louise par des billets anonymes.

Elle était, elle, de santé peu solide. Cette vie de tortures acheva de la détraquer. Il s’en aperçut et continua.

Souvent elle tenta de se plaindre. Il ne répondait pas. Si elle insistait, il la regardait dans les yeux et articulait lentement :

— J’agis comme bon me semble… si ça ne vous plaît pas, la porte est ouverte.

Elle n’osa plus récriminer. La force lui en eût manqué d’ailleurs. Toute discussion l’abattait.

Ils vécurent ainsi dix ans, lui implacable, elle résignée, de plus en plus faible, quittant à peine sa chambre.

Puis un jour Louise ne se releva plus. C’était la fin.

Le prêtre parti, elle fit signe à Marcel de s’approcher et murmura :

— Pardonne-moi… Si je t’ai causé quelque peine… c’est a mon insu…

Sa supplication d’abord le toucha. Mais pourquoi mentait-elle ? Pourquoi cette suprême hypocrisie ? Il ne répondit pas.

Elle reprit :

— Embrasse-moi…

Il fut près de l’étreindre dans un grand baiser de pardon. Il ne le put. Des souvenirs l’assaillaient. Froidement il l’embrassa parmi les cheveux.

Elle mourut.

De cette mort, Marcel ressentit un chagrin auquel il ne s’attendait pas. Il s’aperçut que sa femme lui tenait au cœur par des liens ignorés. Ce n’était point de l’amour, se répétait-il, mais de l’habitude, de la reconnaissance peut-être pour les bonnes heures des premiers temps.

Des remords aussi le pénétrèrent. En réalité, c’est lui qui l’avait tuée, peu à peu. N’avait-il pas puni bien terriblement la faute d’une minute ?

Puis la présence de la coupable ne ravivant plus sa secrète douleur, il se rappelait le charme de Louise, sa beauté, la grâce de son corps. Tout cela, il l’avait dédaigné. Et il regretta les caresses perdues, les dix longues années sans amour ni joie.

Malheureux, aigri, il se cloîtra dans une solitude farouche.

Un matin, pourtant, rencontrant le docteur qui avait soigné Louise, un vieil ami qui la connaissait depuis l’enfance, il eut envie de parler d’elle et l’entraîna chez lui.

Aussitôt à table, ils entreprirent les louanges de la morte. Le docteur ne tarissait pas d’éloges. Et, tout en mangeant, il raconta d’un ton convaincu :

— Si vous saviez comme elle vous aimait ! Je n’oublierai jamais le soir où elle m’a fait appeler en toute hâte par le domestique. Il y a de cela onze ou douze ans. J’accours. Elle étouffait. Je ne sais comment elle parvint à me dire : « J’ai mal là, docteur, à la poitrine… Seulement je ne veux pas que Marcel l’apprenne… il ne tardera pas à rentrer du théâtre… vous vous en irez par la porte du jardin. » Je la soignai. Elle s’endormit. Et en effet, je m’en allai furtivement, comme un voleur… Mais qu’avez-vous ? Vous êtes malade ?

À demi-levé, les ongles crispés à la nappe, Marcel le dévisageait avec une sorte de folie dans le regard. Sa bouche se contractait. Et il se mit à bégayer, la voix rauque :

— C’était donc vous, l’homme ? vous, son docteur ! Et Louise dormait, vraiment… elle dormait…