Aller au contenu

Ceux qui souffrent/26

La bibliothèque libre.
◄  Ma Vie
Désirée  ►

L’ARBRE



Tous les matins, en allant au bourg, et tous les soirs en s’en retournant, Loisel, le terrassier, donnait un coup de pioche ou de pelle au gros chêne de la Mare-au-Leu.

Et l’arbre souffrait.

Rien n’est exempt de souffrance, ni le corps de l’homme, ni son âme impalpable, ni les bêtes, ni les plantes, ni les choses elles-mêmes. L’universelle sensibilité se détaille en l’infinité des atomes. Plus ou moins consciente, la douleur du caillou qu’écrase le chariot équivaut à celle de la chair martyrisée.

Que de tortures autour de nous ! Tout ce qui se désagrège, tout ce que l’on coupe, brûle ou comprime, tout cela pâtit. Sous la flamme le fer se tord comme un supplicié, l’eau tressaille ainsi qu’un fiévreux, le bois craque, s’émiette et disparaît. Oh ! combien effroyable la misère de l’enclume que frappe éternellement le marteau !

Que notre pitié descende des êtres jusqu’aux choses. Un tel s’émeut à la vue d’une blessure. Tel autre ne pourrait détruire un insecte. Mais il en est peu qui hésitent à faucher une fleur d’un coup de canne. Cruauté impardonnable ! La marguerite que l’on effeuille sent l’enlèvement de ses pétales comme un homme sent l’arrachement de ses membres.

Ayons pitié des choses ! Ne dédaignons point d’en avoir pitié ! Autant et plus que les bêtes, elles nous sont utiles et amies. Aimons la terre d’où nous sortons et où nous rentrons. Aimons le feu qui nous réchauffe, l’eau qui nous désaltère, la pierre qui nous abrite. Aimons les plantes qui nous nourrissent, qui nous vêtent, qui nous guérissent, qui nous donnent les vins réconfortants, les odeurs enivrantes, les fruits exquis, la mort même, si nous voulons. Soyons-leur reconnaissants. Notre conservation et notre bien-être exigent que nous les détruisions ? Soit. Mais, du moins, ne leur faisons point de mal inutilement.

Chaque jour, des millions de fois par seconde et dans chacune de ses innombrables manifestations, la Nature se crucifie pour l’amour de ses enfants. Adorons-la donc, la grande, la bonne, l’unique divinité !

Et l’arbre souffrait. Et l’homme se moquait de sa souffrance.

C’était une vieille haine. Tout jeune, Loisel dégringolant du haut de l’arbre, s’était cassé la jambe. Depuis, il boitait légèrement.

De cette disgrâce physique, il en voulait au colosse comme à un être vivant, capable de vouloir et d’agir. Vaguement, en sa mémoire, il se voyait soulevé par les bras gigantesques, bercé parmi les feuillages moelleux, endormi contre la poitrine robuste, et soudain, d’un geste brutal, projeté à terre. Et il pressentait que l’arbre avait dû se pencher sur lui et rire méchamment en sa barbe de branches.

Sitôt remis de l’accident, Loisel se vengeait. Pour aller à l’école, il faisait un détour afin de rencontrer son ennemi. Un chemin creux y conduisait. En route, le gamin choisissait des silex pointus et coupants.

Énorme et solitaire, le chêne dominait un pli de terrain. À son ombre se cachait la Mare-au-Leu, dans une enceinte de noisetiers et de ronces. La moire de l’eau miroitait entre les feuilles paresseuses des nénuphars et les touffes frissonnantes des roseaux. Et vers le pied de l’arbre une pente de mousse remontait, déployée sur les racines inégales comme une étoffe chatoyante de vert sombre et d’or éteint.

Alors Loisel visait, et le projectile pénétrait en pleine écorce. Certes, la douleur n’était pas intolérable. Mais cela devait agacer le géant comme une série quotidienne de petites égratignures. Et les cailloux sifflaient aussi jusqu’au sommet, atteignaient les branches suprêmes et coupaient des brindilles. Les oiseaux s’enfuyaient. L’enfant, derrière lui, laissait de la tristesse.

L’âge n’atténua pas sa rancune. Elle se ravivait toutes les fois où son infirmité lui causait quelque ennui. Devenu fort, il se fit terrassier. Désormais, matin et soir, son travail l’obligeait à passer devant la Mare-au-leu. Il avait une pioche en main. Il frappait.

Il frappait un seul coup, mais avec une sorte de rage, et en l’accompagnant d’une insulte toujours nouvelle :

— Tiens, canaille… tiens, salop, grand lâche, grand vaurien.

Et l’arbre souffrait.

Il souffrait de ses innombrables blessures, par où s’échappait sa sève généreuse. Les entailles se creusaient les unes auprès des autres, s’entremêlaient et formaient une ceinture de trous béants. La place étant limitée, les coups souvent portaient au même endroit, et des plaies effroyables s’enfonçaient dans le cœur nu du malheureux.

Des années son martyre dura. Vaillant et d’une énergie séculaire, il résistait. Il ne voulait pas mourir. Pourtant, du haut en bas, ses nerfs se tordaient. La chair de sa poitrine s’en allait en lambeaux pantelants. Et son sang coulait, son sang descendait des plus lointains rameaux, et lentement, goutte à goutte, se perdait par les fentes meurtrières.

Le bourreau continuait son œuvre sans remords.

N’osa-t-il pas, un soir d’orage, en compagnie d’une fille qu’il courtisait, demander un refuge à sa victime ?

L’arbre fut bon. Il accorda la protection de sa masse impénétrable. Ses feuilles se joignirent. Et la pluie ne passa point.

Loisel et la jeune fille s’assirent. Depuis longtemps, il la poursuivait en vain. Mais, ce soir-là, la chaleur était lourde et l’ombre propice. Et, sur le lit de mousse, il la posséda — tandis que le grand chêne veillait, complice indulgent et prêt au pardon.

Loisel épousa sa maîtresse et en eut un fils qu’il appela Victor. Puis un travail momentané l’éloigna de la Mare-au-Leu.

L’arbre connut un peu de repos. Les blessures se fermaient. La vie circulait librement. Les membres vigoureux s’épanouissaient en pleine santé. Mais le paysan reprit son métier et la cognée rouvrit les cicatrices.

Cette fois le géant se sentit perdu. Il se dessécha. Ses feuilles se recroquevillèrent et ses racines pourrirent.

Loisel ricanait :

— Ah ! grand coquin, t’es pas à t’n’aise, c’est ben ton tour, à c’t’heure.

Il tâcha d’inculquer sa haine à son fils. Et de son bras inhabile, Victor jetait des pierres contre le moribond.

Or, un matin, Loisel emmena l’enfant avec lui. Un vent de tempête soufflait, formidable. Ils arrivèrent à la Mare-au-Leu. Le gamin décocha son caillou. Loisel lança son coup de pioche.

Au même moment, une bourrasque se rua sur l’arbre. Il craqua. Une autre vint. Il chancela, hésitant.

— Attention, Victor, démène-toi, hurla Loisel.

Le petit s’amusait au bord de la mare. Et soudain, le chêne s’abattit sur lui et l’écrasa, sous les yeux du père.

Les choses se vengent aussi.