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Ceux qui souffrent/25

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MA VIE



La voici, ma vie, de vingt ans à cinquante, les trente années qui, seules, valent la peine qu’on vive. Avant, on est trop jeune — après, trop vieux. Ne faisons donc point fausse route en cette période : toute erreur est irréparable.

Au sortir du collège, je commençai mes études de droit à Paris. L’expérience m’a prouvé, depuis, que j’étais à ce moment, que j’étais il y a quelques jours encore, romanesque, maladivement romanesque. La lecture de certains livres, si dangereux pour les imaginations neuves ; et le hasard de mes amitiés d’adolescent, m’avaient muni d’une sentimentalité ridicule. Je rêvais d’aventures. Je brûlais de me sacrifier, de m’anéantir pour une femme. L’âge et quelques expériences m’eussent guéri sans doute. Mais il m’arriva la pire des choses, je tombai amoureux d’une jeune fille.

Durant dix-huit mois, les parents d’Adrienne me traitèrent comme un enfant dont on ne se méfie pas. L’été, au bord de la mer, je m’asseyais à ses pieds, ou, dans les promenades, nous nous hâtions pour causer librement. L’hiver, à Paris, j’allais chez eux sans crainte d’être importun.

Tous mes souvenirs me représentent cette époque sous la forme de tableaux poétiques, d’une poésie conventionnelle que nous recherchions avec enthousiasme. Les couchers de soleil, les étoiles, les mares miroitantes, les sentiers ombreux furent choisis comme témoins de nos serments et de nos protestations. La plus nette de ces réminiscences évoque une embrasure de fenêtre, le soir d’un bal. Adrienne est assise, moi debout. Nos yeux se mêlent. Nos cœurs battent. Solennellement nous nous fiançons. Elle ne sera qu’à moi. Je ne serai qu’à elle. Elle me tend son front. J’y pose un baiser et une larme.

Le lendemain Adrienne annonçait à ses parents l’heureuse nouvelle. Le surlendemain je me présentai. Vainement. La porte m’était fermée.

Je fus malade, en danger de mort, paraît-il. À peine convalescent, je reçus une lettre d’Adrienne, me conviant à un rendez-vous aux environs de la propriété où son père chassait en automne. Autre scène. Les feuilles tourbillonnent au souffle du vent. Les arbres craquent. On grelotte. Adrienne est en blanc, toute pâle. Elle me prend la main.

— Je vais vous causer un grand chagrin, mon pauvre ami, je vous demande de me rendre ma parole.

Je la regardai, haletant.

— Oui, dit-elle, mon père est mal dans ses affaires, il m’a supplié d’épouser M. Lamery qui seul peut le sauver.

Je n’eus aucune jalousie. Adrienne n’aimait certes pas cet homme disgracieux et de caractère désagréable. Je balbutiai :

— Et qu’avez-vous résolu ?

— J’attends vos ordres.

L’heure de l’immolation sonnait. Je m’immolai.

— Il faut obéir à votre père, c’est le devoir.

— Je suis fière de toi, s’écria-t-elle, fière de t’aimer.

Elle saisit ma tête entre ses mains et déclama :

— Ami, jure moi de ne jamais chercher à me revoir, mon honneur l’exige. Moi, je m’engage, si jamais j’ai besoin d’un appui, d’un consolateur, à t’appeler auprès de moi.

Je m’agenouillai.

— Adrienne, pour la vie, je t’appartiens.

Nous pleurâmes. Je la quittai. Quel déchirement !

J’étais en plein drame. Ma peine, au fond, si horrible qu’elle fût, me semblait de belle essence, et j’en tirais orgueil. J’ouvris même un de mes romans favoris où le héros se trouvait en pareil cas. Lui, se tuait. Le pouvais-je, moi ? moi sur qui comptait Adrienne.

Je partis. J’abandonnai tout, ma mère, mon pays, mes études. Je m’arrangeai pour qu’un ami me fit parvenir ma correspondance. Et je m’en allai très loin.

J’errai comme un vagabond, sans foyer. Rien ne me retenait. Nulle ville ne me plaisait. Je les ai toutes habitées. Je n’en connais aucune. J’ai dormi dans le désert, j’ai dormi sur la montagne. J’ai promené par toute la terre ma solitude et mon secret. Triste pèlerin, esclave de ma passion, je jouais à merveille le rôle de grand amoureux auquel ma jeunesse avait aspiré.

J’affecte l’ironie, aujourd’hui. J’ai tort. Les larmes sont chose grave. Et il n’est pas un lieu au monde où je n’aie pleuré. En vérité, j’ai profondément aimé, infiniment souffert. Le temps n’allégeait pas ma douleur. Elle prenait racine en moi comme en un terrain préparé pour elle.

Peut-être aurais-je pu me consoler. J’ai vu des femmes vers qui me portait une sympathie instinctive. Je les ai fuies, sitôt mon désir assouvi, mon serment m’ordonnait d’accourir au premier appel, et je me refusais à toute chaîne assez puissante pour entraver ma liberté.

Et j’ai attendu. J’ai attendu des années la lettre bénie où Adrienne me dirait sa détresse et sa foi en mon attachement. Ma vie n’a été qu’une longue souffrance et qu’un long espoir, et toujours la même souffrance, et toujours le même espoir.

Une seule fois, je suis revenu. Ma mère se mourait. J’arrivai trop tard. Les affaires de succession nécessitant mes soins, je restai. C’est ainsi qu’un matin j’aperçus M. Lamery au bras d’une femme.

Une immense joie m’envahit et, sans scrupule, le soir même, je commettais la lâcheté d’envoyer à Adrienne une lettre anonyme. Dix ans d’absence sont mon excuse.

Prévenue de son abandon, pensai-je, elle m’écrira. Je m’accordai un mois de répit. Au bout d’un mois, aucun avis ne me parvenant, je repris le chemin de l’exil.

Ily a vingt ans de cela. Ai-je autant souffert ? Non. Mais nul plaisir ne me divertissait plus. Mon âme gardait le pli du chagrin.

Et j’ai vécu de la sorte, j’ai vieilli, fidèle à ma parole d’enfant, preux et naïf chevalier d’une dame lointaine. Mes cheveux ont grisonné, tandis que mon cœur demeurait intact au service de l’aimée. Et mon sang s’est appauvri, et mes membres se sont alourdis et les rides mélancoliques ont rayé mon visage. N’importe ! trente années durant, sans me plaindre, sans la voir, sans entendre parler d’elle, j’ai attendu la fiancée de mes vingt ans.

Or, la semaine passée, arrivant d’Amérique, je pris au Havre le train de Paris. Trois messieurs montèrent dans mon wagon. L’un d’eux était M. Lamery. Sa présence me fut odieuse. Je ne sais toutefois ce qui me retint, quelle volupté perverse j’éprouvai à contempler cet individu que ses yeux, à elle, avaient si souvent contemplé.

Ils causèrent. Lui, plaisantait lourdement, d’une voix commune. Jusqu’à Barentin, ils ne dirent rien de particulier. C’est seulement au sortir de cette station que M. Lamery, à propos de lettres anonymes, lança cette phrase étrange :

— J’en ai reçu une bien drôle, jadis, ou plutôt ma femme. On la prévenait que j’avais été rencontré la veille, à telle heure, à tel endroit, en compagnie d’une cocotte. Et précisément, à cette heure, à cet endroit, c’était avec madame Lamery elle-même que je me promenais.

J’écoutais, couvert de sueur. Cette femme, Adrienne ! Et je ne l’avais pas reconnue. Après si peu d’années, je n’avais pas distingué sous les traits nouveaux la physionomie ancienne ! Mon Dieu, mon Dieu ! mais alors, si je la revoyais, je la renierais peut-être ! Cela se pouvait-il !

Je sentais là-dessous quelque infernal mystère. Et malgré moi, malgré ma haine pour cet homme, il me fallut lui adresser la parole. Et je lui dis :

— J’ai eu l’honneur, monsieur, de vous être présenté il y a longtemps, fort longtemps. Mon nom ne vous rappellera rien, mais il évoquera pour madame Lamery le souvenir d’un ami sincère, du temps où elle s’appelait mademoiselle Adrienne…

Il m’interrompit :

— Ah ! c’est de ma première femme qu’il est question…

Je tressaillis, ne comprenant pas. Il reprit :

— Oui, je me suis marié deux fois. Ma première femme, Adrienne, est morte, l’année de notre mariage.

— Morte ! hurlai-je en un cri rauque. J’étouffais. On dut me secourir. Je prétextai la chaleur. M. Lamery baissa la glace. Et comme on approchait de Rouen, il continua d’un ton ému :

— Oui, elle est morte… Tenez, j’avais loué un petit chalet, là-haut, à Bon-Secours, pour un été. En une semaine une fluxion de poitrine l’a enlevée. Pauvre enfant, elle dort dans ce cimetière que vous voyez, au flanc du coteau.

À la station, je sautai du train. J’étais fou. Je pris une voiture et j’y allai, vers ce cimetière, j’y allai sans savoir pourquoi.

Les tombes s’alignaient, grises et gaies au soleil. Je cherchai la sienne. Elle s’abritait à l’ombre d’un arbre, toute simple, avec ces mots : « Morte à 19 ans ».

Alors une rage épouvantable m’a bouleversé, une rage de tout mon être contre ce cadavre que j’ai aimé pendant trente ans, contre ce squelette auquel j’ai sacrifié ma jeunesse et ma force et mon bonheur, contre cette pourriture vers qui, depuis mon enfance, tendent mes désirs, mes rêves, mes espoirs, mes illusions.

Et sur la tombe j’ai craché, j’ai craché !…