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Châtelaine, un jour…/11

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XI

La lampe rouge était allumée devant le bureau de Colette quand la jeune fille arriva. Elle prit son bloc et son crayon pour se rendre dans le cabinet directorial, et ce fut en franchissant la porte qu’elle se souvint.

« N’avez-vous pas une cérémonie ? »

« Vous avez raison, le mariage de Chavanay, un ami de mon fils. »

Il y avait moins de quinze jours que cet échange de mots avait eu lieu entre Fourcaud et elle. Pourquoi ne s’en était-elle pas souvenue plus tôt ? Peut-être parce que, aujourd’hui, comme ce jour-là, elle était en retard et que le patron l’avait demandée.

« Chavanay n’est pas un nom si répandu. »

La voix de Fourcaud la tira de ses réflexions.

Il dicta les éléments de quelques lettres, puis il lui annonça qu’il serait absent deux jours, et ils passèrent en revue des affaires en cours.

Parfois, Fourcaud s’arrêtait et il demandait :

— Vous me suivez bien ?

— Oui, monsieur.

Mais, quelques instants plus tard, elle posait une question et le patron disait :

— Voyons, je viens de vous le dire.

Et il recommençait.

Quand Fourcaud eut terminé, et tandis qu’elle refermait son bloc, Colette dit insidieusement :

— Il me semble que j’ai oublié de vous rappeler, la semaine dernière, que vous aviez une cérémonie.

Son patron se frottait le menton du bout des doigts, ce qui témoignait chez lui d’une grande réflexion, et la jeune fille se reprochait déjà son impudence.

— Une cérémonie ? Ah ! le mariage ! Non, il a été remis. Figurez-vous…

Il s’arrêta net, fixa sa secrétaire et il dit simplement :

— J’y avais pensé.

Il avait été près de parler, mais il faisait machine arrière. Mieux, il changea de conversation et il s’inquiéta des lettres qu’il avait données à taper la veille.

— Il faut que tout ce courrier parte ce soir sans faute ; demain, je ne serai pas là.

Il y avait eu une panne de métro entre Notre-Dame-de-Lorette et Trinité, et Colette était encore en retard. Elle avait ainsi des séries noires où, trois jours de suite, elle arrivait après l’heure, et actuellement elle se sentait au centre d’une de ces séries. Hier après-midi, elle était arrivée à deux heures dix, alors que Fourcaud l’avait déjà demandée. Ce matin, elle était au bureau à neuf heures cinq, mais, cette fois, elle battait tous les records, la pendule de Saint-Lazare indiquait quatorze heures vingt-cinq, et, comme son patron n’était pas là, elle s’en trouvait d’autant plus peinée.

— Il y a un monsieur dans le bureau du patron, lui dit sa collègue, dès son arrivée.

— Pourquoi est-il dans le bureau ?

— C’est un ami de M. Fourcaud.

— Vous ne lui avez pas dit que M. Fourcaud était absent de Paris ?

— Oui, mais il m’a demandé quand il rentrerait et je n’ai pas su ce qu’il fallait lui dire.

— J’y vais.

Colette posa son sac et accrocha son manteau, puis elle poussa la porte du bureau directorial.

Dès les premiers pas dans la pièce, elle s’arrêta, pétrifiée.

Chavanay était assis dans l’un des fauteuils de cuir et il fumait une cigarette. En voyant la jeune fille entrer, son visage marqua son étonnement.

— Vous !

Colette aurait préféré fuir. Le premier instant de stupeur passé, elle s’avança et dit :

— Vous désirez voir M. Fourcaud. Il est absent de Paris jusqu’à samedi matin.

— Mademoiselle Semnoz, comme je suis heureux de vous retrouver ici. Vous êtes la secrétaire de mon ami Fourcaud ?

— Oui. Avez-vous besoin d’un autre renseignement ?

— Je pense bien, et je suis enchanté de vous rencontrer, car vous êtes l’une des rares personnes à pouvoir me le donner.

— C’est à quel sujet ?

— Je voudrais savoir si la jeune fille que j’ai ramenée à Paris, lundi dernier, s’appelle bien Mlle Semnoz, et, si tel est son nom, quelle est son adresse, parce que 68, avenue Victor-Hugo, le concierge ne connaît personne s’appelant ainsi.

Colette prit un air ennuyé.

— Comme je regrette, monsieur ; ce genre de question sort tout à fait des compétences de la secrétaire de M. Fourcaud. C’est tout ce que vous vouliez savoir ?

Chavanay la regardait d’un œil qu’il essayait de rendre aussi glacial que possible.

— Rien d’autre ne m’intéresse pour l’instant. Dites à M. Fourcaud que je viendrai le voir la semaine prochaine.

Il ramassa ses gants et son chapeau et il sortit en saluant discrètement la jeune fille.

Colette le regarda partir sans rien dire et elle resta dans le bureau du patron. Elle ne pouvait pas retourner immédiatement avec ses collègues. Elle s’approcha de la fenêtre, regarda le flot de voitures qui descendait la rue Tronchet, puis elle revint à la table où elle rangea machinalement les crayons et les gommes mêlés dans le plumier. Enfin, relevant la tête avec décision, elle se dirigea vers la porte.

Quand elle quitta son travail à dix-huit heures trente, elle se félicitait encore de sa fermeté. Elle ne se souvenait pas d’avoir vu Chavanay au bureau depuis deux ans qu’elle était au service de Fourcaud, mais comme il n’était pas impossible qu’elle l’y rencontrât de nouveau, elle pensa avoir bien agi en rompant définitivement avec lui.

— Vous accepterez que je vous reconduise avenue Victor-Hugo ?

Colette sursauta. Chavanay était devant elle et là, au bord du trottoir, la Delahaye grise était arrêtée, la portière ouverte.

— Je vous remercie, monsieur. Je pensais que vous aviez compris que je n’habitais pas avenue Victor-Hugo.

— Je n’ai pas de préférence pour l’avenue Victor-Hugo, je vous offre simplement de vous reconduire chez vous.

— C’est inutile.

— Peut-être le jugez-vous ainsi, mais je voudrais vous parler. Tout à l’heure, dans le bureau de Fourcaud, je n’ai pas insisté parce que je n’étais pas chez moi, et vous auriez pu me rappeler que vous aviez du travail.

— Eh bien ! maintenant, je suis pressée, je regrette…

— Si vous êtes pressée, dites-moi où vous désirez que je vous dépose ?

— Non, je ne…

Il lui sembla que les passants les regardaient. Non loin de là, il y avait un groupe de personnes qui attendaient l’autobus et elles paraissaient s’intéresser à leur conversation. Alors, par gêne, elle accepta.

— Soit, déposez-moi rue… place Clichy.

Ils partirent et furent aussitôt enserrés dans le fleuve d’autos qui venait de Saint-Lazare. Chavanay fut d’abord occupé à éviter les voitures qui le pressaient de toutes parts. Ils roulèrent plus de cinq minutes sans parler.

— Je vous ai dit place Clichy, ce n’est pas la route !

— Je veux éviter les embouteillages de la place Saint-Augustin.

— Monsieur Chavanay, descendez-moi ici… Je n’ai rien à faire du côté des Champs-Élysées.

Elle essayait d’ouvrir la portière, il l’en empêcha.

— Ne faites pas de bêtise. Qu’avez-vous à craindre en plein Paris ? Me suis-je mal tenu de Pont-Audemer à Deauville, et de Deauville à l’avenue Victor-Hugo ? J’ai à vous parler et je ne peux le faire pendant le trajet direct de Saint-Lazare à la place Clichy.

Ils remontaient les Champs-Élysées et, devant eux, l’Arc de Triomphe détachait son imposante silhouette sur un ciel qu’éclairaient les dernières lueurs du couchant.

— Excusez-moi, mademoiselle, de vous avoir imposé ce détour, mais je n’ai pas trouvé d’autre moyen pour vous dire ce qu’il faut que je vous dise…

L’imprudence d’un piéton arrêta sa péroraison. Il donna un coup de volant et la voiture repartit avec la majestueuse sérénité qui contrastait avec la nervosité de son conducteur.

— Je peux poursuivre ?

Elle battit des paupières.

Lundi soir, mademoiselle, j’ai fait une sorte de rêve…

Il parlait lentement, en traînant ses phrases pour retrouver son calme, mais sa voix gardait cependant un timbre séduisant et, malgré elle, Colette l’écoutait. Tout autour d’eux, c’était l’agitation de l’avenue triomphale et, dans ce petit univers de l’auto, la voix calme de Chavanay était apaisante.

Colette qui, dès les premiers mots, s’attendait à une déclaration sans détour : « Je vous aime », Colette prit plus d’attention aux phrases du jeune homme.

— Je ne vous demande pas de me répondre immédiatement, je comprends très bien qu’une jeune fille…

« N’aviez-vous pas une cérémonie, il y a une semaine aujourd’hui ? »

Colette avait envie de lancer cette question pour lui montrer qu’elle n’était pas dupe, mais, maintenant, il était trop tard, elle ne pourrait pas dire ces mots sans que des larmes vinssent mouiller ses yeux.

Cette belle journée de lundi, ce merveilleux souvenir s’en allait à la dérive sous le flot de mensonges de cet homme.

« Mercredi dernier, il devait se marier, pensait Colette, et, lundi, il m’invitait à Deauville. Pour une raison quelconque, sa fiancée lui aura rendu sa parole et il veut se venger d’elle avec moi, le joli monsieur ! »

Belle occasion. Rien ne manquait à la mise en scène, l’auto et cette déclaration d’amour en remontant la plus belle avenue du monde. Il ne s’arrêterait qu’au Bois, et rien ne s’opposerait à un dîner en tête à tête au Pré Catelan ou au Pavillon d’Armenonville ou en quelque autre lieu où il était sûr qu’on les vît.

De fait, il avait contourné l’Arc de Triomphe et ils descendaient l’avenue Foch.

— Vous vous méprenez, monsieur Chavanay. Arrêtez-moi ici, je vous prie, et brisons là.

Il freina aussitôt et il arrêta son auto au bord du trottoir.

— C’est vous qui vous méprenez, mademoiselle. Je vous l’ai dit, je ferai suivant votre désir, mais je vous supplie de ne pas prendre de décision aujourd’hui.

— Laissez-moi.

— J’ai cru comprendre que la joie que j’éprouvais lundi à ce que vous fussiez près de moi avait trouvé son équivalent chez vous. Et cette joie était trop immense pour qu’elle ne fût qu’une simple satisfaction. Je suis un piètre amoureux, n’est-ce pas ? Je ne vous dis pas de grands mots, parce que les grands mots, à force d’être galvaudés, ont perdu toute valeur. Mais je suis sûr que ce simple sentiment de bonheur de vous sentir près de moi est de l’amour.

La magie des mots commençait à agir sur Colette ; déjà, elle avait retiré sa main de sur la poignée de la portière et elle écoutait. Elle s’empêcha de murmurer : « Parlez encore. »

D’autres mots chargés d’amertume lui vinrent aux lèvres :

— N’aviez-vous pas une cérémonie l’autre mercredi ?

Elle avait presque chuchoté, mais cette phrase insidieuse arrêta les paroles d’amour dans la gorge de Chavanay.

— Ah !… Vous savez ?

Colette savoura son triomphe comme elle eût savouré un gâteau empoisonné : avec désespoir.

— M. Fourcaud me charge de lui rappeler non seulement ses rendez-vous d’affaires, mais également ses devoirs civils.

— Et c’est pour cela que vous refusez de me revoir ?

Il voulut lui saisir le bras. Avec promptitude, elle ouvrit la portière et se glissa hors de l’auto.

— Écoutez-moi.

— Je ne vous ai que trop écouté sachant ce que je savais. Que penserait votre fiancée, monsieur, si elle nous surprenait ?

Elle goûta toute la cruauté de ces derniers mots et elle claqua la portière.

— Colette !

Un taxi en maraude approchait, la jeune fille le héla.

— Colette !

— Il y a un monsieur qui vous appelle, mademoiselle.

— C’est sans importance. Conduisez-moi rue du Mont-Cenis.