Châtelaine, un jour…/21

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XXI

Ma petite Lina,

Je ne peux pas laisser passer cette journée sans t’écrire. Depuis cette malheureuse soirée

Colette releva son stylo. Malheureuse n’est pas le mot, triste ne va pas non plus, regrettable fait trop distant. Elle hésita et, finalement, laissa le mot et continua :

Où tu m’as dit adieu, pas une journée ne s’est passée sans que je pense à toi. Non, pas adieu, Lina, car je souhaite de toute mon âme que nous nous revoyions…

Combien demain ta présence va me manquer, ma chérie. Demain sera célébré mon mariage…

La jeune fille suspendit la rédaction de sa lettre, son regard s’évada mélancoliquement par la fenêtre du boudoir et fixa un navire qui passait au bout du parc de Grandlieu. Il semblait naviguer sur une mer de gazon parce qu’une déclivité du terrain cachait la Seine… Quand le navire eut disparu, elle laissa de nouveau courir sa plume sur le papier.

… Un mariage en toute intimité, puisque ni François ni moi n’avons de famille.

Tu as une famille, des parents, Lina, tu ne peux imaginer combien pèse la solitude. Je le reconnais ; ce poids de la solitude a certainement aidé la balance du destin quand je me suis décidée à répondre affirmativement à la demande en mariage de mon cousin.

Je regrette l’incident qui vous opposa l’un à l’autre. À la réflexion, je comprends que j’en suis la seule fautive. Je t’avais décrit François d’une façon si parfaite, et tu as tellement d’affection pour moi !… que tu ne pouvais pas être autrement que prévenue contre lui. Le tort de François est sa vivacité. Mais qui est parfait en ce monde ? Quoi qu’il en soit, je ne peux que reconnaître ses efforts, depuis que j’ai accepté d’être sa fiancée, pour se dominer et m’être agréable.

François a tenu à ce que nous fassions un contrat de mariage. Nous sommes allés le signer chez M Lemasle, à Pont-Audemer, tout est donc parfaitement en ordre. Nous serons mariés sous le régime de la séparation de biens, ce qui est assez amusant, puisque le château nous appartient toujours en indivision.

Nous allons avoir beaucoup de travail, François a de grands projets. Il veut d’abord remettre la propriété en état, mais il a d’autres idées qu’il ne veut pas me révéler avant qu’elles soient parfaitement au point. Toutes ces occupations nous obligent à remettre à plus tard notre voyage de noces. Nous profiterons des mauvais jours de l’hiver pour faire une croisière vers les pays ensoleillés.

D’ici là, j’espère, ma chère Lina, que je pourrai profiter d’un voyage à Paris pour te revoir et faire la paix entre François et toi…

Le bruit de la porte qui s’était ouverte fit retourner la jeune fille.

Lesquent entrait. Il traversa la pièce jusqu’à la table où sa fiancée était assise.

— Vous écriviez ? fit-il.

Par-dessus l’épaule de la jeune fille, il lut, tandis qu’elle répondait comme si elle s’excusait :

— Une lettre pour Lina. Je ne lui avais encore jamais écrit depuis le soir où vous vous êtes disputés. J’ai pensé que je devais lui annoncer mon mariage… C’était mon unique amie ! De toute façon, nous serons mariés quand elle recevra ma lettre.

— De toute façon ? releva-t-il d’un ton railleur. Heureusement, car cette fille et ses idées sont néfastes pour vous.

Puis, il ajouta :

— Terminez votre lettre, je vais à Pont-Audemer chercher les fleurs ; j’en profiterai pour la mettre à la poste.

Colette, qui s’était tournée à demi, lui demanda :

— Vous êtes fâché ?

— Pourquoi voulez-vous que je le sois ? Je comprends que vous ayez besoin d’une amie… pour correspondre et lui faire part de votre bonheur…

Il se mit à marcher de long en large, et ce pas régulier, derrière elle, la paralysa. Elle relut plusieurs fois la dernière phrase de sa lettre, s’aperçut qu’il suffisait de terminer par une pensée affectueuse. Ce fut vite fait.

— Je n’ai plus que l’enveloppe à écrire, dit-elle quand elle eut signé.

— Je vous en prie, prenez votre temps.

Il lui prit la lettre des mains avant qu’elle la lui ait tendue.

— Soyez tranquille, pour la chère Lina, je ferai le nécessaire. Faut-il la recommander ?

Colette eut un pauvre sourire.

— C’est inutile.

Son sourire n’avait aucune spontanéité, aucune joie. Lesquent s’en aperçut. Nerveux, il lui dit :

— Qu’avez-vous encore ? J’aimerais vous voir heureuse, Colette. Une jeune fille qui va se marier doit être joyeuse. J’espère qu’il n’y a plus, entre nous, aucun malentendu. Je reconnais ma brutalité passée, je vous en ai déjà demandé pardon. Je vous ai dit que j’avais eu une jeunesse pénible, si privée d’affection que j’étais devenu une brute. Il me semble que déjà, à votre contact, je me suis amendé. Pourquoi me regardez-vous avec ces yeux craintifs ?

La voix de Lesquent avait d’abord été nuancée de regret et, petit à petit, elle s’était faite plus dure. Sa dernière phrase avait été dite presque avec brutalité. Il la répéta plus âprement encore :

— Pourquoi me regardez-vous avec ces yeux craintifs ? Je veux que vous souriiez. Vous avez tout ce qu’une femme peut désirer, que diable ! Vous ai-je jamais refusé quelque chose ? Une robe de mariée de grand couturier pour des épousailles en tête à tête ; nous aurons, pour témoins, le notaire et le maire du pays, parce que j’ai donné le prix d’une perle à la caisse de bienfaisance.

— Ce n’est pas cela, François, vous le savez bien. Je ne voulais pas d’ailleurs de cette robe luxueuse. Ce n’était pas à vous d’acheter ma robe de mariée…

Il ricana :

— Je n’allais pas vous laisser vendre vos bijoux. Quant à votre livret de caisse d’épargne, il n’y aurait pas suffi, ajouta-t-il lourdement.

Elle eut un geste de lassitude.

— Est-ce ma faute si j’ai le caractère triste et compliqué ? Peut-être aurais-je souvent le sourire si vous me le demandiez plus rarement.

Elle essuya une larme et dit encore :

— Il faut que vous compreniez qu’une jeune fille peut être nerveuse et lasse la veille de son mariage, émue aussi. Je pense à ma mère… Je suis si seule… et un mariage, n’est-ce pas grave ?…

Lesquent s’emporta :

— Non, non ! Cessez, je vous en prie. C’est à croire que vous rassemblez à plaisir les sujets qui peuvent vous faire pleurer. Séchez ces larmes… Bien, maintenant, souriez-moi !… Là, très bien !…

Il eut un curieux sourire.

— Reposez-vous ! Pendant ce temps, je vais à Pont-Audemer. Avant une heure, je serai de retour.

Il partit avec désinvolture, et Colette, enfin seule, se cacha la tête entre les bras.

— Quel homme étrange ! Peut-être m’aime-t-il, lui ?… Il me semble qu’il tient à moi… Mais il faut que tout plie devant lui et je dois sourire à son ordre… Pour me voir sourire, que ne ferait-il pas ? Le meilleur et le pire, je le crains. »

Elle fut de nouveau prise de cette angoisse qui, bien des fois déjà, l’avait saisie en pensant à ce singulier mariage et à ce fiancé peu délicat…

— Oui, François n’avait pas l’élégante retenue de Chavanay…

Pourquoi fallait-il qu’elle ramenât toujours ses comparaisons à Chavanay ? Peut-être parce que tout à l’heure encore François l’avait heurtée, il avait lu par-dessus son épaule pour contrôler, semble-t-il, si elle disait bien la vérité. Mais alors qu’il y a quelque temps encore, il eût tempêté en la voyant écrire à Lina, aujourd’hui, il n’avait rien dit.

Colette lui accorda qu’il faisait effort pour se dominer.

Malgré tous ces amendements, François demeurait néanmoins inquiétant. Son emportement et une certaine forme de tyrannie étaient particulièrement pénibles.

« Souriez, je le veux !… »

Pourrai-je toujours obéir ?… » songeait tristement la jeune fille.

Trop souvent, le terrible gamin que le sort avait voulu qu’il fût durant sa jeunesse perçait à travers ce nouveau riche calculant ses projets de dépenses en perles ou en joyaux.

— Pour trois perles, je pourrais avoir aussi une Delahaye, avait-il dit un jour.

Une phrase en l’air, peut-être ? Non.

— Pourquoi une Delahaye ? lui avait-elle demandé.

— N’est-ce pas la voiture que possède Chavanay ?

La jeune fille avait senti le rouge lui monter aux joues. Ce diable d’homme devait lire dans les pensées, car, justement, elle songeait à Chavanay.

Et maintenant, ayant revu le film des semaines écoulées, elle se disait :

« Je suis folle. Ce n’est pas à vingt-quatre heures de son mariage qu’une jeune fille réfléchit à tout cela. Je ne peux plus reculer. Mieux vaut n’y plus penser. »

Pour chasser ces idées moroses, elle se leva et d’un pas ferme sortit de la pièce.

Anaïse, la petite bonne que Lesquent avait engagée pour leur installation, arrivait tout essoufflée.

— Y’a un monsieur qui demande à voir Monsieur.

— Qui est-ce ?

— J’sais pas.

— Où est ce monsieur ?

— Je l’ai fait entrer au salon. Fallait pas ?

Elle avait un regard effaré. Colette la rassura.

— Vous avez bien fait. Je vais aller voir.

L’homme était petit et maigre, son teint ivoirin, ce qui lui donnait une allure étrange. Ses vêtements avaient encore la raideur du tissu bon marché quand il est neuf et semblaient trop grands pour lui. Colette remarqua qu’il était chaussé d’extraordinaires chaussures de cuir rouge.

En la voyant entrer, il la salua cérémonieusement.

— Madame Lesquent ? dit-il.

— C’est-à-dire… pas encore.

— Je vous demande pardon. Il est sorti, Sonnart ?

— Sonnart ?

— Je veux dire Lesquent.

Il doit rentrer d’un instant à l’autre.

Le visiteur hocha la tête et, se dandinant, il fit :

— Vous avez là une jolie propriété…

Colette ressentait une gêne indéfinissable.

— Oui, c’est agréable… l’été surtout.

— Bien sûr l’été, parce que l’hiver…

La conversation faillit mourir ici, mais Colette se risqua à demander :

— C’est personnel ?

— Personnel ? Ah ! oui, c’est personnel. Très personnel.

— Je vous demande cela parce qu’il est déjà venu plusieurs courtiers en assurances sur la vie…

Le petit homme au teint ivoirin la regarda curieusement.

— Vous pensez vous marier bientôt, sans doute ?

— Demain.

Derrière elle, la porte s’ouvrit brutalement et Colette sentit son dos se glacer.

— Laissez-nous parler, Colette ! Eh bien ! vous n’entendez pas ? Laissez-nous seuls et allez m’attendre dans votre boudoir.

La voix de Lesquent était celle de ses plus mauvais jours, une voix âpre.

Colette sortit.

— Tu ne m’as pas invité à ta noce, disait le visiteur avec sarcasme.

Lesquent repoussa violemment la porte au nez de Colette et la jeune fille l’entendit dire :

— Je crains que tu n’aies fait un voyage inutile, mon cher.

L’autre reprenait :

— La vie de château, mazette ! Eût-on jamais pensé cela à Lambaréné ?

Colette attendit la réponse de François, mais, avec colère, la porte s’ouvrit et il parut, fou de rage.

— Vous écoutez aux portes, maintenant. Je vous ai dit d’aller dans votre boudoir !

— Ta fiancée n’est peut-être pas de trop ! lançait l’autre.

Sans attendre, Lesquent prit Colette par le bras.

— Montez dans votre boudoir, ordonna-t-il. Il est des spectacles qui ne sont pas pour une jeune fille et, en particulier, celui de la sortie que je réserve à ce monsieur.

— Laissez-moi, je monterai seule.

Colette haletait d’émotion, pressentant le drame dès l’instant où la porte s’était ouverte sous la poussée de François.

Elle monta comme un automate, sans regarder derrière elle, et, machinalement, elle ferma à clé la porte du boudoir.