Châtelaine, un jour…/22

La bibliothèque libre.

XXII

— Ouvrez !

La porte reçut un nouveau choc et l’ordre fut répété :

— Ouvrez !

Colette, assise dans un fauteuil, se leva.

— Que voulez-vous ?

— Ouvrez !

La voix de François était cassante.

Le cœur battant, la jeune fille courut jusqu’à la porte. Après une dernière hésitation, elle tourna la clé. Aussitôt, avec une impétuosité que jamais encore elle ne lui avait vue, Lesquent entra dans la chambre.

— Qu’est-ce qui vous a pris de vous enfermer ?

Colette vit un léger filet de sang qui lui coulait de la commissure des lèvres, ses cheveux étaient en désordre et son visage luisant.

— Vous êtes blessé ?

Il se tamponna la lèvre de son mouchoir et fit :

— Ça n’est rien.

— Vous vous êtes battu ?

Son regard farouche s’appesantit sur elle.

— Pas exactement, mais je n’aime pas les gêneurs.

Il allait et venait à travers la pièce, ainsi qu’il le faisait chaque fois que sa nervosité dominait son habituelle maîtrise.

Colette, qui l’observait avec crainte, osa enfin s’approcher de lui. Elle saisit sa main et elle murmura :

— Calmez-vous, François, je vous en prie. Que voulait cet homme ?

— Je vous l’expliquerai.

Il retira vivement sa main.

— Je vous expliquerai tout ça.

— Quand nous serons mariés ?

— Oui !

Sa voix avait été brève, tranchante. Il se dirigea vers la porte, mais Colette l’arrêta.

— Je veux savoir maintenant.

Il sembla cloué sur place. Il s’immobilisa à quelques pas de la porte et, par-dessus son épaule, la regarda avec inquiétude.

— Ce serait trop long.

Loin d’éclater de fureur comme elle l’avait craint, François semblait avoir retrouvé tout son calme, et elle osa dire :

— J’ai le droit de tout savoir avant de lier ma vie à la vôtre. Qui est cet homme ?

Cette fois, immanquablement, il allait fulminer. Non. Par un de ces étranges aspects de son caractère, l’attrait du jeu et du risque l’emporta sur sa colère. Déjà une fois, quand Chavanay était venu au château tandis que Colette était enfermée dans la cachette, il avait ainsi provoqué le sort et fait entrer son visiteur dans la bibliothèque.

Renouvelant cette attitude, il dit d’une voix mordante :

— Vous voulez savoir ?

Il prit une cigarette dans son étui et s’assit sur l’accoudoir d’un fauteuil.

La gorge serrée, Colette assistait à ces préparatifs. Elle s’était reculée à l’autre bout de la chambre et, frémissante, hasarda :

— L’homme de tout à l’heure était un de vos anciens amis ?

— Pas de ceux dont je vous ai parlé. Je l’ai connu quand je travaillais en Afrique. Une autre vie, mais rude aussi. Nous coupions du bois en forêt, et… c’est un malheureux, sans jamais un sou vaillant, il va de l’un à l’autre, empruntant sans avoir, évidemment, l’intention de rendre un jour. Je l’ai sorti un peu brutalement et je lui ai interdit de remettre les pieds ici.

Lesquent respira profondément et dit :

— Vous voyez, peu de chose ! Il vous avait fait des confidences, peut-être ?

Colette se leva, les larmes perlaient à ses yeux. Tremblante d’émotion, elle s’approcha de lui :

— Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous faire de la peine, François… j’essaierai de vous faire oublier les mauvais jours. Je crois, voyez-vous, que nous avons tous notre réserve de bonheur dans ce monde. Vous n’avez guère entamé la vôtre, quelles belles années il vous reste à vivre !

— Peut-être…

Il releva la tête et, avec un sourire désabusé, il dit :

— Tu es trop bonne, Colette. Trop bonne pour moi.

Elle protesta. Tandis qu’il se levait, il sembla à Colette, pour la première fois, que peut-être un jour elle pourrait l’aimer. Déjà il partait comme à son habitude, aussi indifférent que s’il fût sorti d’un bureau de poste ou d’un café.

La main sur la poignée de la porte, il se retourna :

— Vous êtes déçue ?

— Pourquoi déçue ?

— Je ne sais pas… de la banalité de cet incident.

Elle sourit avec beaucoup de douceur.

— Ah ! j’oubliais, fit-elle. Je voulais vous demander pourquoi vous appelait-il Sonnart ?

Le masque de Lesquent se durcit.

— Il m’a appelé Sonnart ? Quand cela ?

— Avant que vous arriviez. Il m’a dit, si je me souviens bien : « Il est sorti, Sonnart ? >

— Et alors ?

La voix de Lesquent était de nouveau brève, incisive.

— Alors, je lui ai demandé qui était Sonnart.

— Ensuite ?

— Il m’a répondu : « Je veux dire Lesquent. »

— Et alors ?

— Eh bien ! je lui ai dit que vous alliez revenir.

— Et puis ?

— C’est tout.

Lesquent saisit les poignets de sa fiancée.

— Que vous a-t-il dit encore ?

— Rien.

— Vous mentez mal. Quelle histoire vous a-t-il racontée ? De quoi avez-vous parlé ?

— Je ne sais plus… Ah ! oui, du château… j’ai même dit qu’il était agréable, l’été surtout…

— Et lui, que disait-il ?

— Vous me faites mal, François, à me serrer ainsi les poignets.

— Que disait-il ?

— Lâchez-moi, voyons.

— Je veux tout savoir.

— Lâchez-moi, vous êtes fou ?

— Je veux que tu me dises ce qu’il t’a raconté, ce bandit.

— François !

La jeune fille pâlit.

Comme une vague arrache au rivage l’écume qu’elle y a déposée, la soudaine brutalité de son cousin venait de balayer l’émotion ressentie quelques minutes plus tôt.

Le visage de Lesquent ravagé par la colère, l’âpreté de ses questions, la brutalité avec laquelle il lui serrait les poignets, tout dans cet homme ne lui inspirait plus que de l’horreur. Dans un sursaut, elle réussit à s’arracher à sa poigne.

— Vous venez de rompre le charme, François, je le crains.

— C’est-à-dire ?

— Vous me faites peur. Une jeune fille ne peut épouser un homme dont elle a peur.

— Oubliez-vous que le mariage a lieu demain, que déjà le maire et le curé…

— Qu’importe !

Elle s’attendait à voir se déchaîner sa fureur. Rien. Sa colère était tombée. Il dit simplement :

— Nous nous marierons demain, Colette, parce que vous ne pouvez pas faire autrement.

— Parce que je ne peux pas faire autrement ?

— Nous sommes complices, vous l’ignorez peut-être.

Cette fois, elle rit.

— Complices, et de quels crimes ?

— Votre broche.

Elle porta la main à son corsage.

— Eh bien ! elle m’appartient. N’est-ce pas l’une des broches du trésor que nous avons partagé ?

— Justement, le trésor que nous avons partagé. Légalement, vous appartient-il, ce trésor ? Allons, Colette, ne cherchez pas à vous convaincre. Vous n’êtes pas héritière du comte de Boissy, et ce bijou, comme les autres, n’appartient-il pas à la famille de Boissy ?

— C’est insensé, François ; le château nous appartient.

Le château, mais non le trésor. Nous devions déclarer sa découverte, son « invention », comme dit le code. Non, Colette, ne rusez pas avec votre conscience. Nous sommes complices de détournement de trésor, de non-déclaration.

Il s’approcha encore et voulut l’attirer contre lui.

— Non, François !

— Quel mal y a-t-il, demain ne serons-nous pas unis ? Ne serez-vous pas Mme Lesquent ? Étranges fiancés que nous faisons.

Il l’avait saisie de nouveau par les mains et la serrait maintenant dans ses bras.

— Étranges fiancés, n’est-ce pas, qui n’ont jamais échangé d’autres baisers que ceux que se donnent un frère et une sœur.

— François, lâchez-moi. Comment voulez-vous, après ce que vous venez de me dire, que j’éprouve pour vous même de l’amitié ?

— Je t’aime, moi, alors que veux-tu de plus ?

— Mais, moi, je vous hais.

Le mot lui avait échappé. Bien qu’il reflétât sa pensée, elle s’arrêta, stupéfaite, sentant que ce mot venait de rompre à jamais toute possibilité d’amour entre François et elle.

D’un violent coup de rein, elle réussit à se libérer et, reculant d’un bond, poussa un guéridon entre elle et lui.

— Ne me touchez plus !

Elle tremblait de tous ses membres, non de crainte, mais de colère.

Lui, très calme, la regardait.

— Nous nous marierons quand même demain.

— Non !

Il eut un haut-le-corps.

— Comment, non ? Je vous l’ai dit, sans vous et sans ce château, la vie m’est intenable.

— Eh bien ! tuez-moi.

— Toujours les grands mots. J’aurais plus de plaisir à te savoir en prison, devrais-je y aller moi-même, que de te voir morte. Cinq ou dix ans de cellule te permettraient de réfléchir.

— Vous êtes un monstre, François… Vous savez bien que je ne suis pas coupable. J’ignorais que l’on dût déclarer ce trésor. C’est vous qui m’avez dit que nous n’avions pas besoin de notaire pour faire le partage. Ah ! je comprends maintenant.

Ses yeux s’embuaient de larmes et les sanglots étouffaient sa voix.

— Vous direz oui, demain, Colette.

Sa voix s’était faite moins mordante, plus onctueuse.

— Ce n’est pas possible, François, vous savez bien que je ne vous aime pas. Cette scène pénible m’a ouvert les yeux. Une vie, François… Une existence à deux, commencée sans amour, deviendra rapidement une vie intenable, un enfer.

— Réfléchissez ! Si demain vous refusez d’aller à la mairie, sachez que j’irai seul pour me constituer prisonnier, et je vous dénoncerai comme ma complice.

— François !…

Il claqua la porte derrière lui, et Colette, épuisée, se laissa tomber à genoux.

« Je ne pourrai pas… Je ne pourrai pas. »