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Châtelaine, un jour…/7

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VII

Le soleil fusait entre les persiennes, lorsque Colette s’éveilla. Le premier instant de surprise passé, le temps de se souvenir où elle était, et sa joie éclata.

Elle vit à sa montre-bracelet qu’il était neuf heures, et cette constatation la rassura. Il lui était impossible de se préparer, de chercher un moyen de transport et d’être à dix heures à Pont-Audemer. Elle n’avait plus le choix. Il faudrait qu’elle trouvât une façon commode d’aller directement à Grandlieu.

François croirait que sa cousine était complètement fâchée et cette épreuve lui serait peut-être salutaire.

Comme il faisait assez froid dans la chambre, Colette s’octroya quelques minutes de grâce et elle s’enfonça avec délices sous les couvertures.

« Si seulement je savais à combien de kilomètres je suis de Grandlieu. »

Tout en réfléchissant, elle examinait sa chambre et vit que le fil d’une sonnerie pendait au-dessus de sa tête. Elle appela la femme de chambre.

— Mademoiselle désire son déjeuner ?

— Oui, s’il vous plaît. Pouvez-vous me dire à combien de kilomètres se trouve le château de Grandlieu ?

— Combien de kilomètres ? Je ne saurais vous dire, mais ce n’est pas très loin.

— Peut-on y aller à pied ?

— Certainement, vous en aurez pour une heure à peine. Vous trouverez le château juste avant la forêt.

La jeune fille remercia la femme de chambre et, pour cette bonne nouvelle, s’accorda le plaisir de déjeuner au lit. Plaisir qui lui était habituellement interdit pour la bonne raison qu’elle devait se lever pour préparer son déjeuner.

Elle paressa jusqu’à dix heures et jugea alors, qu’il était temps de se préparer. Elle retiendrait la chambre pour le soir, irait à la messe et déjeunerait de bonne heure pour arriver tôt à Grandlieu et avoir le temps de visiter le château de fond en comble.

Quand elle descendit au bureau de l’hôtel, Pierre Chavanay se faisait expliquer par l’hôtelier la meilleure route qu’il devait prendre pour sa destination. Malgré elle, Colette entendit :

— … Vous rejoignez alors la route de Pont-Audemer à la Mailleray et, à cinq cents mètres environ, vous trouverez la grille du château.

Le mot de château attira l’attention de la jeune fille.

— Vous n’avez aucun renseignement sur ce château ? demandait Chavanay.

— C’est un très beau château, son propriétaire est décédé il y a plus d’un an.

— Il est en bon état ?

— Il le semble, mais je ne saurais vous l’affirmer.

— Je vous remercie.

En se retournant, Chavanay vit Colette. Il la salua et lui demanda si elle avait passé une bonne nuit. Puis, aux questions de la jeune fille, il répondit :

— J’ai très bien dormi, mais c’est fou ce que j’ai mal aux jambes. Il y a longtemps que je n’avais tant dansé. Vous restez ici aujourd’hui ?

— Je vais aller me promener, mais je reste ce soir encore.

— Eh bien ! à ce soir.

Quelques instants plus tard, Colette descendait vers la route, et elle aperçut la Delahaye grise qui s’en allait à vive allure.

Colette suivit exactement le programme qu’elle s’était fixé à son réveil. Elle déjeuna tôt et il n’était pas treize heures quand elle partit pour « son » château.

Chemin faisant, elle s’arrêta pour demander la direction à un paysan.

Mais, ma petite demoiselle, si vous passez par la route, vous en avez encore pour une heure, tandis que, par ce sentier, vous y serez dans cinq minutes.

Elle gravit un sentier abrupt à travers bois et, en atteignant le sommet de la colline, elle découvrit le château, entre les arbres, à moins de deux cents mètres sur sa droite. En face d’elle, au-delà de cette ligne d’arbres qui bordait l’immense tapis vert, elle pouvait voir les premières frondaisons de la forêt.

Il y avait donc trois chemins pour se rendre au château. La route à peine carrossable par la forêt, la route qui passait devant la grille et ce sentier à travers bois.

La jeune fille se fraya un passage dans la futaie, et, en débouchant sur l’esplanade, elle s’arrêta, surprise. L’auto de Chavanay stationnait devant le perron.

C’est donc de Grandlieu qu’il parlait à l’hôtelier, se dit-elle. Il sera très étonné de me voir. Quelle tête va faire François quand il verra que nous nous connaissons ! »

Tandis qu’elle s’approchait, elle se demandait :

« Que vient-il faire ici ? Acheter, peut-être. Ne s’inquiétait-il pas de l’état du château ? »

La porte, que Colette n’avait pas voulu franchir la veille, était ouverte. La jeune fille gravit légèrement les marches du perron et entra dans le hall. Une odeur d’humidité y régnait, les quelques coffres et bahuts qui meublaient cette entrée étaient ternis par la poussière. Certainement, Lesquent ne devait pas habiter cette partie du château. Cette constatation incita Colette à s’avancer vers le salon, dont la porte était entrouverte. Les meubles étaient recouverts de housses, les tapis roulés ; tout indiquait, sinon l’abandon, tout au moins le délaissement. Il lui sembla entendre parler et elle traversa un autre petit salon. Elle aperçut, en enfilade, une salle à manger de style Empire. Certainement, le visiteur et son cicerone étaient là.

Colette s’avançait à pas de loup, se faisant un jeu de les surprendre, quand elle reconnut la voix de Lesquent.

— … La copropriétaire, disait-il, n’habite pas la région. C’est avec Me Lemasle et moi que vous aurez à traiter. Elle n’a qu’une part infime et, d’ailleurs, ne connaissait même pas le défunt qui, lui, l’ignorait complètement.

Colette s’immobilisa et prêta l’oreille. Qu’est-ce que François allait encore raconter sur elle ?

— Mais pourquoi ne conservez-vous pas cette propriété ? demandait Chavanay.

— Très franchement, parce que je n’ai pas les moyens de payer les droits de succession. Sans cela, vous savez, il y a à faire ici : deux hectares de pommiers sélectionnés, qui font partie du château. En outre, M. Letellier louait vingt hectares de terre qui s’étendent au sud de Grandlieu. Il vendait des pommes jusqu’en Angleterre.

Le futur propriétaire du château aurait-il la possibilité de louer ces terres ?

— Évidemment.

Colette pensa qu’il ne serait plus question d’elle, et elle allait s’avancer quand François reprit :

— Au sujet de ce que je vous disais tout à l’heure, n’en parlez pas à Me Lemasle. Il m’a bien recommandé : « Je veux ignorer totalement s’il y a une soulte. » Vis-à-vis de l’Enregistrement, sa position est délicate.

— Évidemment. Mais votre copropriétaire ?

— Aucune importance, je m’arrangerai avec elle.

— Si je me décide, il serait quand même bon, au moment du paiement, qu’elle soit présente.

— Je n’en vois pas la nécessité, c’est ma cousine, elle a confiance en moi, je peux très bien la représenter. Elle préfère, d’ailleurs, rester en dehors de tout ça.

« Il exagère », pensa Colette.

Plusieurs fois, elle s’était retenue d’entrer dans la salle pour dire son fait à l’impudent personnage. Le désir de savoir jusqu’où François irait dans ses machinations, une sorte de remords d’avoir écouté à la porte, et la crainte que les deux hommes le sussent, l’incitèrent à rester dans le petit salon.

— Nous verrons cela, disait Chavanay. Quant à votre offre de rester pour gérer le château, je vais également y penser. De toute façon, je ne peux pas prendre une décision immédiatement.

Au bruit de leur voix, Colette comprit qu’ils se dirigeaient vers le salon et elle craignit d’être surprise. D’un coup d’œil rapide, elle chercha où elle pourrait se dissimuler. Elle n’avait pas le temps d’aller jusqu’aux doubles rideaux. Elle aperçut un fauteuil Voltaire et s’accroupit derrière.

Les deux hommes passèrent sans la voir.

Dès qu’ils eurent disparu, Colette se glissa jusqu’aux rideaux. Elle y était mieux cachée que derrière le fauteuil et il lui était loisible, à travers les persiennes, de surveiller le départ de Chavanay. Elle avait également besoin d’un moment de tranquillité avant de rencontrer François. Il lui fallait penser à cette curieuse conversation qu’elle venait de surprendre.

Il y avait un premier fait. François la considérait absolument comme négligeable. Mais n’avait-il pas une idée malhonnête derrière la tête en voulant l’écarter ainsi de la vente, d’autant plus qu’il était question d’une soulte. Finalement, elle décida de ne le confondre que plus tard.

« Je ne vais pas lui en parler maintenant. Si je me trompe, il serait vexé ; mais s’il veut me voler, je suis prévenue. »

Lesquent sursauta en voyant Colette dans le salon.

— Il y a longtemps que vous êtes ici ?

— J’arrive. J’ai vu la porte ouverte, je suis entrée et je vous ai appelé.

— Je viens de reconduire un visiteur que M Lemasle m’a envoyé. Oh ! un simple curieux, je ne pense pas qu’il achète.

— C’est une personne des environs ? demanda la jeune fille avec une feinte naïveté.

— Non, j’ignore d’où il est. Un Parisien, peut-être.

— Son offre est intéressante ?

— Je n’en sais rien, il n’a pas voulu me la préciser. D’ailleurs, je préfère, pour nous, que tout soit conclu entre Me Lemasle et lui. Les affaires seront faites dans les règles, et nous n’aurons pas à craindre de surprise.

La jeune fille, qui eût giflé avec plaisir le menteur, lui demanda encore :

— Mais que ferez-vous quand le château sera vendu ?

— Oh ! je ne suis pas embarrassé. Je n’y reste que pour le garder. J’ai hâte qu’il soit vendu, je pourrai enfin réaliser mon plus cher désir partir pour l’Afrique.

— Très curieuse idée, fit Colette pour dire quelque chose.

François, qui ne paraissait pas désireux de poursuivre la conversation sur ce sujet, la tira d’embarras en lui proposant de visiter le château.

— Nous sommes ici dans le grand salon. À la suite, nous allons trouver le petit salon, puis la salle à manger.

Tandis qu’ils visitaient chaque pièce, la jeune fille pensait à la conversation qu’elle avait entendue et à la version que François lui en avait donnée. Il n’y avait aucun doute, les intentions de François étaient malhonnêtes. Fallait-il le lui dire maintenant ? Colette décida d’attendre encore. Si elle pouvait voir Me Lemasle, peut-être saurait-elle mieux à quoi s’en tenir. Elle était tellement obsédée par ses réflexions qu’elle ne regardait les pièces et le mobilier que d’un œil assez distrait. François, qui s’en apercevait fort bien, n’insistait pas. Cette inattention prouvait, à ses yeux, le peu d’intérêt que sa cousine portait au château. Elle n’était venue que par simple curiosité et se trouverait riche le jour où le notaire lui remettrait cent ou deux cent mille francs.

— Comment êtes-vous venue ? lui demanda-t-il comme ils redescendaient le grand escalier.

— À pied !

— Depuis Pont-Audemer ?

Colette ne trouva pas nécessaire d’inventer une histoire. Elle dit simplement sa recherche d’une chambre et comment elle en avait enfin trouvé une à Vieux-Port.

— Alors, ce soir, vous restez ?

— Non, j’ai gardé ma chambre.

— Ce n’est pas une raison. De toute façon, vous dînez au château ?

— Je regrette, on m’attend à l’hôtel.

Lesquent n’insista pas. Il ouvrit une petite porte.

— Voici la cuisine, expliqua-t-il. La cuisinière vient de partir à vêpres. La porte, au fond, est celle de l’office où je me suis installé une salle à manger, et la porte à gauche est celle de ma chambre. Au temps d’Anthime Letellier, c’était le bureau-bibliothèque. Les livres y sont toujours. De belles reliures, mais sans intérêt.

Il entrouvrit la porte et la jeune fille aperçut les rayons chargés de volumes. Dans un coin, un divan défait ; du linge traînait sur le parquet et sur les meubles.

La jeune fille revint vers le hall.

— J’aimerais faire le tour du parc, dit-elle.

Lesquent acquiesça à son désir. Ils suivirent la grande allée qui descendait vers la Seine.

— Ce sont des pommiers, là-bas ? demanda-t-elle incidemment.

— Oui ; malheureusement, ils ne rapportent plus guère, ils sont trop vieux.

— Je regrette que ce ne soit pas la saison, j’aurais quand même eu plaisir à manger des fruits de nos terres, dit-elle en riant.

— Soyez sans regret, ils sont immangeables. Je vous l’ai dit, les arbres sont trop vieux.

Ils firent encore quelques pas.

— Mon seul regret en quittant ce château sera de ne plus avoir devant les yeux la Seine et ce panorama de marais, Est-ce beau ?

Sa voix était devenue vibrante d’émotion, semblait-il. Il poursuivit :

— Colette, je vous dois des excuses. Je me suis très mal conduit hier, mais il faut me pardonner. Je suis maladroit et balourd. À vivre si loin du monde, même devant une nature merveilleuse, l’homme redevient une bête ! Qu’avez-vous pensé de moi ?

C’était justement la question que la jeune fille se posait : « Que penser de François ? »

Hier, après ses privautés, ne l’avait-elle pas jugé sévèrement ? Puis, quand, bien sagement, il l’avait menée à Pont-Audemer, comme elle je lui avait demandé, des regrets étaient venus adoucir son appréciation. Maintenant, elle subissait de nouveau ce revirement. Il y a quelques instants, elle était persuadée qu’il combinait de louches machinations pour la voler et, maintenant, elle doutait encore de sa mauvaise foi.

Colette avait l’âme si droite qu’elle avait peine à croire en la duplicité des gens. Il avait suffi qu’il paraisse émotionné par la vue du paysage pour qu’elle doutât de ses intentions. Peut-être s’était-elle trompée ?

François, qui attendait une réponse, hasarda timidement :

— Qu’avez-vous pensé de moi, hier, Colette ?

Elle haussa les épaules.

— Si vous n’étiez pas un peu plus âgé que moi, je vous dirais que vous êtes un gamin.

Un sourire illumina son visage.

— Je crois que vous avez raison. Je suis un gamin. Et un gamin très maladroit, très timide, savez-vous. Colette.

La jeune fille se retourna vers lui.

— Colette, je vous aime. Oui, j’aurais voulu vous dire ça autrement ; seulement, les belles phrases, je ne sais pas les tourner.

« Dès le premier jour où je vous ai vue dans votre studio, vous m’avez ébloui. Le soir, en repartant de chez vous, je vous imaginais déjà dans le château avec une belle robe comme en portaient les dames d’autrefois. Je nous voyais, l’un et l’autre, galopant à cheval à travers lu forêt et rentrant par cette barrière où nous sommes arrivés. C’est à cause de cette vision que j’ai pris cette route hier soir.

« Si je vous ai blessée, Colette, c’est par maladresse, par amour. Les timides manquent toujours de délicatesse.

Colette n’avait pas prononcé un mot pendant tout ce beau discours. Il semblait si spontané en sa gaucherie, si peu préparé, qu’elle n’était pas loin d’y croire. Elle était même peinée d’avoir provoqué un amour auquel elle ne désirait nullement répondre. François était, certes, sympathique. Il pouvait être un brave garçon ; mais, s’il se révélait honnête, si ce qu’il disait était vrai, alors, par son comportement, il heurtait la délicatesse et la sensibilité de la jeune fille.

Elle ne savait que lui dire. Pour ne pas lui faire de peine, elle n’osa pas le laisser sans espoir, et comme il la pressait de répondre, elle dit :

— Vous comprendrez aisément que je suis surprise, François. Bien sûr, je ne vous tiens aucun grief de votre attitude d’hier. J’ai, moi-même, peut-être, pris trop vivement la chose. Je vous connais si peu. Mais vous admettrez que je sois surprise de cet aveu que vous venez de me faire. Il faut que je réfléchisse, que je m’habitue à cette pensée. Vous-même me connaissez si mal.

— Votre réserve est très naturelle. Je vous demande seulement de bien réfléchir. Regardez ces arbres, Colette. Regardez ce fleuve à vos pieds le fleuve royal. Contemplez ce château et pensez que si nous n’étions qu’un, vous et moi, ce château, ces arbres et ce fleuve pourraient être le décor de notre vie, le cadre de nos amours. Colette, ma chérie, vous seriez la châtelaine de ce merveilleux domaine.

La jeune fille, qui s’était laissé bercer par les mots, regarda le beau parleur.

— Que dites-vous là ? Nos deux pauvretés réunies ne nous permettraient pas de rester maîtres du château. Si nous vendons l’un et l’autre, n’est-ce pas parce que nous n’avons pas l’argent nécessaire pour payer les droits ?

— Bien sûr, petite fille, mais supposez que je vous épouse, alors nous aurions plusieurs solutions pour rester maîtres de Grandlieu, il n’y aurait pas de partage, il ne resterait que les droits à payer. Nous pourrions trouver de l’argent, un prêt garanti par hypothèque. Il nous serait possible de trouver un commanditaire, que sais-je ? Même de vendre en restant les intendants. Croyez-vous qu’un Parisien passera trois cent soixante-cinq jours ici ? Il ne viendra qu’un mois ou deux ; le reste du temps, nous serions les maîtres de Grandlieu.

Il s’échauffait à parler et Colette se demandait s’il n’allait pas laisser échapper quelque confidence sur les propositions qu’il avait faites à Chavanay, mais il s’arrêta après avoir conclu :

— Vous voyez que tout serait changé.

Ils étaient descendus jusqu’à proximité du raccourci par lequel Colette était arrivée tout à l’heure.

— Nous allons remonter, fit-il.

— Non, François, je suis à deux pas de la route de Vieux-Port. Il se fait tard, je vais rentrer à l’hôtel.

— Vous allez venir dîner au château !

— Demain, je reviendrai. J’ai besoin d’être seule pour penser à ce que vous venez de me dire.

François la laissa partir sans insister. Mais quand il voulut l’embrasser, elle se déroba encore. Il la regarda s’éloigner jusqu’à ce que le virage de la route l’eût cachée. Alors, il remonta d’un pas agile, le sourire aux lèvres.

Colette avait absolument besoin d’être seule pour réfléchir, pour démêler toutes ses pensées. Plusieurs fois, au cours de sa méditation, elle évoqua cette image qu’avec tant d’habilité, ou par un simple hasard, François lui avait suggérée : « Je vous imaginais dans le château avec une belle robe, comme en portaient les dames d’autrefois. »

Elle se voyait dans le salon, en robe de tulle blanc, soulevant le rideau et regardant la pluie tomber sur le parc. Elle s’imaginait assise sur le gazon, entourée d’amies comme Winterhalter a peint l’impératrice Eugénie et ses dames d’honneur. Elle… Non, elle chassait ces images, ou tentait de les chasser.

Images sans espoir parce qu’il ne suffisait pas de posséder Grandlieu pour vivre en châtelaine, encore fallait-il en avoir les moyens.

Et puis, de toute façon, elle ne voulait pas envisager d’épouser son cousin. D’obscures raisons le lui interdisaient, des raisons qu’elle ne cherchait même pas à découvrir.

Non, la véritable raison à se poser était celle-ci : quand François mentait-il ?… Était-ce en disant que la fortune de Grandlieu était dans ses pommiers, ou quand il prétendait que les arbres étaient trop vieux et ne donnaient plus de fruits ?

Il semblait à Colette qu’une réponse à cette question était assez simple à obtenir et qu’elle éclairerait la situation. Elle lui permettrait de savoir si c’était d’elle qu’il se moquait ou de Chavanay.

S’il avait trompé Chavanay, ce pouvait être dans l’espoir qu’il fût le Parisien qui ne viendrait que deux mois par an, laissant François maître du château pendant les dix autres. S’il avait menti à Colette, ce ne pouvait être que pour la voler. Chavanay achèterait le domaine pour une bouchée de pain et il donnerait une soulte à François qui l’empocherait seul. Dans l’un ou l’autre cas, François était malhonnête.

Ces réflexions avaient mené Colette jusqu’à l’église de Vieux-Port. Là-bas, devant l’auberge, elle aperçut la Delahaye arrêtée au bord du talus. Chavanay était là. Peut-être parviendrait-elle, avec habileté, à le faire parler de sa visite à Grandlieu.