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Châtelaine, un jour…/8

La bibliothèque libre.

VIII

— Mademoiselle a fait une agréable promenade ?

Colette remercia la serveuse de l’hôtel qui l’avait accueillie dans la grande salle, encore vide à cette heure. À tout hasard, elle lui dit avoir suivi la route jusqu’à la forêt.

Il y a là un très beau château.

— Le château de Grandlieu, fit la servante. Je le connais bien, j’y ai servi au temps de ce pauvre M. Letellier.

La jeune fille fut d’abord prise au dépourvu. Elle n’espérait pas une telle chance : rencontrer une ancienne servante de feu Anthime Letellier, son cousin inconnu !

— Ce château est à vendre, je crois ?

— On le dit, mais, avec M. François, rien n’est moins sûr.

— C’est le propriétaire, M. François ? demanda Colette du ton le plus naïf.

La servante qui n’avait rien à faire, puisque aucun hôte n’était encore arrivé, prit un ton de confidence :

— Il espérait bien l’être, propriétaire, et il avait fait tout ce qu’il fallait pour cela.

« Malheureusement pour lui, le notaire s’est aperçu que le testament avait été falsifié et M. François n’a pas été admis comme légataire universel.

Colette, qui n’entrevoyait que fort vaguement la vérité à travers ce langage sibyllin, hasarda une question banale avec le seul espoir que la servante s’étendrait plus en détail :

— Je suppose que ce M. François est le fils de l’ancien châtelain, et qu’il a des frères et sœurs ?

— Pas du tout. Le château appartenait à un tanneur de la région, M. Letellier, et M. François, qui est beaucoup plus jeune, est revenu d’Afrique il y a trois ans. Ils étaient cousins et ne s’étaient jamais vus. M. Letellier était déjà malade, sans cela ce vaurien de François ne serait pas resté un mois à Grandlieu. Il faut avoir connu Monsieur quand il était en bonne santé. C’était un homme qui savait ce qu’il voulait. Tandis que le François, c’est un beau parleur et c’est tout. Le soir où Monsieur a eu sa crise cardiaque, quand je lui ai dit qu’il fallait aller chercher le médecin, savez-vous ce qu’il m’a répondu ?

— Par un temps pareil, si vous croyez que je vais sortir !

« Et ce pauvre Monsieur, qui étouffait toute la nuit, est mort au matin.

— Vous croyez que le médecin aurait pu le sauver ?

— Peut-être pas, mais il aurait certainement pu lui faire une piqûre pour le calmer.

— C’est effrayant, fit Colette.

La servante hocha la tête.

— Après, j’ai bien compris.

« — C’est moi le maître, disait-il en fouillant les tiroirs.

« Bien sûr, personne ne connaissait de famille à Monsieur, et nous, nous n’osions rien dire. Et puis, il y a eu le testament. Ce n’est pas moi qui ai entendu, c’est Ludovic, le jardinier. La fenêtre de la bibliothèque était ouverte, nous étions au printemps, Ludovic repiquait des ravenelles sur la plate-bande. Il était à genoux, personne ne pouvait le voir ni l’entendre. M. François était enfermé dans la bibliothèque avec le notaire et, tout à coup, Ludovic a entendu la voix de Me Lemasle :

« — Ce testament n’est pas valable, disait-il.

« — Pourquoi n’est-il pas valable ? lui demandait François. C’est un testament olographe, il n’avait donc pas à être reçu par un notaire.

« — Il est exact qu’un testament de ce genre n’a pas à être déposé chez un notaire, mais je refuse à ce papier la qualité de testament olographe parce que c’est vous qui l’avez écrit.

« — Je ne m’en cache pas, mais il est daté et signé de la main de mon cousin. Le pauvre homme était si fatigué, ce jour-là, qu’il n’a pu le rédiger lui-même, mais il l’a signé.

« — Ce fut une faute, monsieur Lesquent. Vous qui semblez si bien connaître le droit, comment ne saviez-vous pas qu’un testament olographe doit être entièrement écrit de la main du testateur ?

« François est entré dans une colère terrible, il a même menacé Me Lemasle, mais celui-ci fut inébranlable.

« — Lesquent… (Il ne lui disait plus monsieur.) Lesquent, voulez-vous que je dépose ce testament chez le procureur de la République et que je demande l’expertise de la signature ?… Soyez raisonnable, il vous reste une chance d’avoir Grandlieu, peut-être ne trouverai-je pas d’autres héritiers.

« Le mois suivant, M. François nous donnait congé et nous partions du château sans regret. J’ai su depuis qu’il n’était plus seul à hériter, et il a dit au facteur que, peut-être, il repartirait bientôt pour l’Afrique.

« Je me demande pourquoi je vous raconte tout ça. Ces histoires-là ne vous intéressent pas. Pour nous, gens de la campagne, elles remplacent le cinéma et nous cherchons toujours à connaître la suite.

La servante hocha la tête d’un air entendu et elle conclut :

— Ça ne lui portera pas bonheur, vous savez, mademoiselle. Quand je repense à ce pauvre Monsieur sur son lit et qui étouffait, qui étouffait…

L’entrée de Chavanay vint interrompre ces confidences. Il demanda fort aimablement à Colette si elle avait passé une bonne journée.

— Excellente, je vous remercie. Je ne connaissais pas cette région, mais j’aurai plaisir à y revenir. Je suis allée du côté de la forêt. Il y a là un très beau château…

Colette vit son interlocuteur sourciller.

— Le château qui domine la Seine ?… Eh bien ! je l’ai visité cet après-midi.

La jeune fille ne put dissimuler un sourire.

— Oh ! je regrette de ne pas l’avoir fait.

— Sachez qu’on ne le visite pas habituellement. D’ailleurs, il ne s’y rattache aucun de ces souvenirs qui en feraient un château historique. Je l’ai visité parce qu’il est à vendre et que je cherche à acheter une propriété en Normandie.

— Et vous allez vous en rendre acquéreur ?

— Je ne sais pas encore. Il m’intéresse parce qu’il est bien situé, la forêt à proximité augmente encore son charme, mais il y a très peu de terre. Deux hectares et demi sont insuffisants pour pouvoir en tirer un revenu qui amortisse l’entretien d’une construction si importante.

— Vous vous intéressez à la culture ?

— Pas le moindrement. Le château me convient en lui-même, comme résidence d’été. À l’automne, j’y viendrais chasser. Mais comme je vous le disais tout à l’heure, je voudrais, à côté du château, une ferme qui me dédommageât des frais que m’occasionnerait cette maison princière.

L’arrivée de la bande à laquelle, la veille au soir, ils s’étaient intégrés, arrêta, au grand regret de la jeune fille, les confidences de Chavanay.

— Vous n’allez pas rester chacun à votre table, leur dit-on. Venez avec nous.

Chavanay ne protesta que pour la forme. Il semblait assez désireux d’éviter la solitude. Peut-être, même, cherchait-il à s’étourdir pour éviter de penser. Colette, que préoccupait l’attitude de François, n’avait qu’une idée, reparler avec Chavanay du château et elle fut assez satisfaite de voir son acquéreur éventuel placé à côté d’elle. Malheureusement, le caractère de confidence que Chavanay avait donné à ses projets d’achat de Grandlieu empêchait Colette d’en parler la première. Pourrait-elle reprendre avec lui la conversation tant désirée sur le château ?

Tandis que fusaient de part et d’autre des mots drôles, et que les convives s’interpellaient joyeusement, Colette repensait aux étranges révélations de la servante. Justement, celle-ci se penchait pour servir la jeune femme assise en face de Colette et elle adressa à la jeune fille un sourire de connivence.

« Il faut absolument que je voie Me Lemasle demain, se disait Colette. Lui seul peut me confirmer ce que la servante m’a dit. »

Le repas fut très gai. Il s’éternisa quelque peu, puis, comme la veille, deux des jeunes femmes réclamèrent de la musique. Tout naturellement, Chavanay invita Colette dès la première danse.

— Si vous étiez châtelain, je crois que je serais tellement intimidée que je n’oserais accepter, dit-elle en plaisantant.

— Vous allez m’obliger à renoncer à mon projet !

Cette réponse, qui n’était sans doute qu’un madrigal, fit, cependant, rosir les joues de Colette. Chavanay s’aperçut de son trouble et, immédiatement, changea de conversation.

Il ne devait plus être question de Grandlieu jusqu’à la fin de la soirée.

Quand la jeune fille se retrouva seule dans sa petite chambre, elle essaya de démêler les innombrables informations qu’elle avait pu recueillir et, il faut le dire, aucune n’était favorable à François Lesquent. Toutes semblaient se compléter, s’étayer pour prouver que le jeune homme cherchait à tout prix à se rendre maître du château.

« Je n’ai plus rien à faire à Grandlieu, pensa Colette. Je partirai demain matin et j’irai à Pont-Audemer. Peut-être Me Lemasle sera-t-il chez lui. J’arriverai bien à savoir s’il est vrai que Lesquent avait fait un faux et, de toute façon, le notaire me dira si les arbres sont vieux ou s’ils sont encore de bon rapport.

« Quel cassement de tête que d’être châtelaine ! »