Chad Gadya !

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Israël Zangwill

CHAD GADYA !

Et il arrivera, quand ton fils te questionnera, dans les temps à venir, disant : « Qu’est ceci ? » que tu lui répondras : « Par la force de sa main le Seigneur nous a tirés d’Égypte, de la maison d’esclavage ; et… le Seigneur frappa tous les premiers nés dans le pays d’Égypte… Mais tous les premiers nés de mes enfants, je les ai sauvés. » Exode, XIII, 14, 15.

Chad Gadya ! Chad Gadya ! un seul chevreau de la chèvre !

Le service familial de Pâques tirait à sa fin. Son père avait commencé le curieux récitatif chaldéen qui le termine :

Un seul chevreau, un seul chevreau que mon père acheta pour deux zuzim. Chad Gadya ! Chad Gadya !

Le jeune homme eut un léger sourire devant l’étrangeté du vieux monsieur en habit, un directeur de la Compagnie des bateaux à vapeur de la moderne Venise, parlant chaldéen, absolument inconscient de cette singularité, faisant rouler avec onction les syllabes sonores, accoudé sur les coussins prescrits par le rite.

Et le chat vint qui dévora le chevreau, que mon père avait acheté pour deux zuzim. Chad Gadya ! Chad Gadya !

Il se demandait vaguement ce que lui dirait son père, le service fini. Il n’était entré que pendant la seconde partie, arrivant de Vienne, inattendu comme d’habitude, et tout surpris que ce fût justement la nuit de Pâques, avec la cérémonie immémoriale célébrée exactement comme au temps de son enfance. La rareté de ses visites à ses vieux parents rendait étrange cette coïncidence d’être tombé chez eux à ce moment-là ; et en prenant silencieusement sa place à la table de famille, sans interrompre les prières, il eut une vive et artistique perception des possibilités de l’existence, — le spirituel roman français qui l’avait tant amusé dans le train, lui faisant éprouver qu’en fournissant la matière brute pour l’esprit[1] la vie humaine avait sa joyeuse justification ; l’or rouge du soleil couchant sur les montagnes ; la descente en bateau du Grand Canal vers la maison, au clair de lune ; les palais bien connus aussi pleins de rêve et de mystère pour lui que s’il n’était pas né dans la cité de la mer ; les vives réminiscences du nouvel opéra de Goldmarck entendu la veille au grand théâtre de Vienne hantaient son oreille tandis qu’il montait le grand escalier, — et puis, la transition brusque vers l’Orient, vers les siècles éteints ; Jehovah faisant sortir d’Égypte son peuple choisi, lui ordonnant de célébrer avec du pain sans levain, à travers les générations, son voyage précipité au désert !

Son père souffrait sans doute de voir le fils aussi indifférent aux traditions qui lui étaient si chères à lui-même, bien que depuis longtemps il fût convaincu de cette vérité amère que ses voies n’étaient pas celles de son fils, que leurs pensées étaient différentes. Il savait son fils un pécheur en Israël, un « Epikouros », un sceptique, un matérialiste égoïste, un amateur de la vie fiévreuse des capitales européennes, dédaigneux des rites de l’alimentation, adepte des choses défendues ; — le fils se regardait lui-même avec les yeux de son père, et le léger sourire qui se jouait sur ses lèvres mobiles devenait plus amer. Ses longs doigts blancs s’agitaient fiévreusement.

Et pourtant il aimait son père ; il admirait la persévérance qui l’avait conduit à la fortune, la générosité avec laquelle il dépensait cette fortune, la fidélité qui résistait aux tentations et faisait ce service du Seder, cette réunion de famille aussi simplement pieuse que dans le passé, alors que le Ghetto Vecchio, et non ce palais sur le Grand Canal, était le foyer. La coupe de vin pour le prophète Élie attendait là aussi naïvement que jadis. Le visage de sa mère rayonnait d’amour et de bonne volonté. Des frères et des sœurs étaient assis autour de la table, heureux, chacun à sa façon, satisfaits de l’existence. Une atmosphère de paix et de sérénité, de foi et de piété enveloppait toute la salle.

Et le chien vint et mordit le chat qui avait dévoré le chevreau que mon père avait acheté pour deux zuzim. Chad Gadya ! Chad Gadya !

Et tout à coup le contraste de cette sérénité avec sa propre vie si agitée le frappa comme une grande vague de désespoir. Ses yeux se remplirent de larmes amères. Ce n’est pas lui qui s’asseoirait jamais à sa propre table perpétuant la chaîne de piété qui unit les générations l’une à l’autre ; jamais son âme ne se reposera dans cette atmosphère de paisible confiance ; aucun amour de femme ne sera son partage, aucun enfant ne placera sa petite main dans la sienne ; il passera à travers la vie comme une ombre, regardant les chauds foyers avec des yeux sans espoir et continuant sa route, Juif-Errant du monde de l’âme. Comme il avait souffert, lui, le moderne des modernes, le rêveur, le constructeur de problèmes ! Vanitas vanitatum ! omnia vanitas ! — Moderne des modernes ! Mais c’est un Juif antique qui a dit cela et un autre Juif a dit : « Mieux vaut le jour de la mort d’un homme que le jour de sa naissance. » — Vraiment voici bien une preuve ironique de la maxime du sage : Rien n’est nouveau sous le soleil. Et il se rappela les grandes paroles :

« Vanité des Vanités, dit l’Ecclésiaste ; vanité des vanités ; tout est vanité. »

« Une génération passe et une autre génération arrive ; mais la terre dure éternellement. Toutes les rivières se perdent dans la mer ; pourtant la mer n’est pas remplie et la place d’où les rivières viennent, c’est à celle-là qu’elles retournent. »

« Ce qui a été, sera ; l’action qui est faite sera refaite et il n’y a rien de nouveau sous le soleil. »

« Ce qui est tortu ne peut être redressé ; ce qui fait défaut ne peut être compté. »

« Car dans beaucoup de sagesse, il y a beaucoup de tristesse et celui qui augmente sa science augmente sa douleur. »

Oui, tout cela est vrai, absolument vrai. Comme le génie juif est entré dans le cœur des choses, si bien que les gens qui le haïssent ont trouvé du réconfort dans ses psaumes ! Nul sens de la forme ; la fin de l’Ecclésiaste n’est que confuses et faibles répétitions, semblables aux derniers spasmes convulsifs d’une extase prophétique ; aucun souci d’art, rien que la réalité. Et il avait cru jadis préférer les Grecs ; il avait soupiré depuis son enfance vers les Dieux défendus, enivré par cette solitaire Vierge de marbre, regardant le Ghetto, d’un mur limitrophe.

Oui, il avait apporté ses adorations à l’Autel de la Beauté ; il avait prôné la Renaissance. Il avait écrit, — avec cette faculté d’adaptation multiple de sa race, — des poèmes français d’inspiration hellénique, des poésies lyriques d’amour, à moitié senties, à moitié imaginées, délicatement ciselées. Maintenant il le comprenait subitement, jamais il n’avait exprimé sa vraie personnalité dans l’art, sauf peut-être dans ce brutal roman italien, écrit sous l’influence de Zola, et si vivement décrié par un monde qui ne voyait ni l’amour ni les larmes sous cette implacable révélation de la vie.

Et un bâton vint qui frappa le chien qui avait mordu le chat, qui avait dévoré le chevreau que mon père avait acheté pour deux zuzim. Chad Gadya ! Chad Gadya !

Oui, il était juif de cœur. Son enfance dans le Ghetto, la longue hérédité l’avaient enchaîné dans des émotions, dans des impulsions comme avec des phylactères. Chad Gadya ! Chad Gadya ! Cette mélodie même éveillait d’innombrables associations d’idées. Il revit en un rapide panorama la vie intérieure intense d’un enfant aux cheveux bouclés, flânant dans l’étroite enceinte du Ghetto parmi les hautes maisons pittoresques. Un reflet de ses anciennes joies enfantines pendant les jours de fête brilla dans son âme. Qu’elle était charmante cette succession antique de Pâques et Pentecôte, Nouvel An et Tabernacles, cette survivance de l’antique Orient dans la moderne Europe, cette vie dans l’âme des ancêtres, comme pendant les Tabernacles on vivait dans leurs demeures ! Un désir soudain le saisit de chanter avec son père, de s’envelopper dans une écharpe à franges, de se balancer dans le rythme passionné de la prière, de se prosterner dans la synagogue. Pourquoi ses frères avaient-ils jamais cherché à sortir du joyeux esclavage du Ghetto ? Son imagination le lui montra tel qu’il était avant sa naissance : un camp bordé d’arcades de boutiques, les marchands hébreux à barbes noires dans leurs longues robes, les portes de fer fermées à minuit, les gardiens ramant autour de la partie libre du canal. — Le bonnet jaune ? l’O jaune sur la poitrine ? — Des signes d’honneur, car il est plus noble d’être persécuté que persécuteur.

Pourquoi avaient-ils jamais souhaité l’émancipation ? Leur vie était concentrée en eux, complète en eux-mêmes. Mais non, ils étaient agités, condamnés à errer. Il se figurait les premiers courants inondant Venise, au commencement du treizième siècle, — les marchands allemands, les Levantins aidant à bâtir la capitale commerciale du quinzième siècle. Il voyait les derniers arrivants, les réfugiés de la Péninsule fuyant l’Inquisition, l’abri sous l’aile du Lion, négocié par leur coreligionnaire Daniel Rodrigues, consul de la République en Dalmatie. Son esprit s’arrêta un instant sur ce Daniel Rodrigues, une grande figure. Il pensait aux expédients infinis des Juifs pour échapper aux prescriptions trop dures, leur subtil refus passif de vivre à Mestre, leur relégation finale au Ghetto. Quelles sources d’énergie bouillonnaient dans ces extraordinaires ancêtres, qui unissaient le calme de l’Orient avec la fièvre de l’Occident, ces idéalistes occupés seulement de choses pratiques, ces amoureux de l’idée, ces princes de l’abstraction, dominant ce qui les entourait parce qu’ils ne tenaient compte que d’idées représentées par des réalités concrètes. Réalité ! Réalité !

C’est là la note du génie juif, qui a cette affinité du moins avec le génie grec. Et lui, bien que le vrai monde de son père fût pour lui une ombre, il avait gardé cette haine instinctive des tisseurs de nuages, des jongleurs de mots. Son idéal demandait pour base une substance solide.

Peut-être s’il eût été persécuté, ou même pauvre, si son père ne lui avait facilité l’entrée dans une carrière littéraire non sans éclat, peut-être eût-il échappé à ce sentiment qui le hantait, du vide et de la futilité de l’existence. Lui aussi aurait trouvé une joie à dépasser en finesse le persécuteur chrétien, à empiler ducat sur ducat.

Oui, même maintenant il riait en pensant à ces strozzaroli, à ces revendeurs forcés de marchandises d’occasion, arrivés à acheter toutes les draperies de pourpre fanée de la gloire vénitienne !

Il se rappelait ces résultats d’un recensement ancien : Hommes, femmes, enfants, moines, nonnes, — et juifs ! — Eh bien, les Doges avaient vécu ; Venise était une ruine mélancolique, et le Juif, — le Juif vivait somptueusement dans les palais de ces fiers patriciens. Il regarda la vaste et magnifique salle à manger, avec ses tapis, ses tableaux, ses fresques, ses palmiers, se rappela l’antique écusson au-dessus du portail de pierre, — un lion rampant avec un ange volant, — et pensa à cette vieille loi latine défendant aux Juifs de tenir des écoles d’un genre quelconque à Venise, ou d’enseigner quoi que ce fût dans la cité, sous peine de cinquante ducats d’amende et six mois de prison. Eh bien, les Juifs, après tout, avaient enseigné quelque chose aux Vénitiens, — c’est que la seule richesse durable, c’est l’énergie humaine. Toutes les autres nations avaient eu leur temps de prospérité et s’étaient éteintes.

Mais Israël poursuit son chemin avec une vigueur et un courage invaincus. C’est extraordinaire, ou plutôt, n’est-ce pas miraculeux ? Peut-être en effet y a-t-il une « mission d’Israël » ? peut-être est-il vraiment « le peuple choisi de Dieu » ? Les Vénitiens ont construit et peint des merveilles ; ils sont morts, les laissant à la contemplation des touristes. Les Juifs n’ont rien créé pendant des siècles, si ce n’est quelques poèmes et quelques mélodies mélancoliques pour la synagogue, et ils sont là, forts et solides, création de chair et de sang plus merveilleuse et plus durable que celles de pierre et de bronze. Et quel est le secret de cette persistance, de cette vigueur ? Que peut-il être sinon d’ordre spirituel ? Que peut-il être sinon la certitude intime de Dieu, la confiance absolue en Lui, qui enverrait son Messie pour rebâtir le Temple, pour élever les Juifs à la souveraineté sur les peuples. Combien typique son propre père, — chantant avec sérénité du chaldéen, — un moderne entre les modernes au dehors, — un lettré et un saint à la maison ! Ah ! que ne peut-il, lui aussi, s’appuyer sur cette foi solide ! Oui, son âme sympathise avec le mélancolique, l’immuable Orient, avec le mysticisme des cabbalistes, avec l’enivrement des ascètes, la fantastique et frénétique extase des derviches qu’il avait vus danser dans les mosquées turques. Il comprenait ce qu’a d’apaisant une explication satisfaisante des choses, une unité dans l’essence de la vie. Les hommes l’avaient sans doute cherchée dans les anciens mystères d’Éleusis ; les Mahatmas de l’Inde l’avaient peut-être trouvée ; la tradition s’en était perpétuée à travers les âges, méconnue par les races occidentales, et faute de la posséder, il aurait voulu souvent briser sa tête contre le décevant mystère de la vie, comme contre un mur. Ah ! cela est infernal ! Son âme est de l’Orient, son cerveau est de l’Occident. Son intelligence a été nourrie aux mamelles de la Science, qui classifie tout, et n’explique rien. Expliquer, que ce mot est futile ! Les choses sont. Les expliquer, c’est énoncer A en termes de B, et B en termes de A. Qui expliquera l’explication ? Peut-être par l’extase seulement peut-on comprendre ce qui demeure derrière les phénomènes. Mais même ainsi l’essence ne peut être jugée que par ses manifestations, et les manifestations sont souvent absurdes, injustes et sans aucun sens. Non, il ne peut croire. Son intelligence est sans remords. Qu’importe qu’Israël ait été préservé ? Pourquoi l’empire de Venise a-t-il été détruit ?

Et il vint un feu, qui brûla le bâton, qui avait frappé le chien, qui avait mordu le chat, qui avait dévoré le chevreau, que mon père avait acheté pour deux zuzim. Chad Gadya ! Chad Gadya !

Il pensa à l’énergie dépensée pour bâtir cette étonnante cité, aux piles de bois profondément enfoncées dans la mer, aux inépuisables trésors d’art, églises, peintures, sculptures, fruit du talent humain obscur, bien que quelques-uns de ces morts aient laissé des noms. Quelle énergie sans mesure pétrifiée dans ces palais ! Les tableaux de Carpaccio flottaient devant ses yeux, et ceux du Tintoretto, souvenir des générations passées ; puis, par le lien de la dimension, ceux plus grands, — à la gouache, — de Vermoyen, d’anciens combats, avec l’arc, la lance, l’arquebuse ; d’anciennes batailles navales, sur les galères aux grappins entremêlés. Il revoyait les galériens enchaînés à leurs bancs, — la sueur, le sang qui avait souillé l’histoire. « Ainsi je m’en retournai et considérai toutes les oppressions qui ont lieu sous le soleil ; et je vis les larmes de ceux qui sont opprimés, et ils n’ont pas de consolateur. »

Il se rappela un tableau moderne représentant une belle femme nue ; ce tableau avait coûté le bonheur d’une famille ; aujourd’hui l’artiste était mort et immortel ; la femme, jadis riche et élégante, maintenant par les rues. La futilité de tout ! Amour, gloire, immortalité ! Tous les chemins conduisent — nulle part. Quel bien peut tirer un homme de tout le travail qu’il a accompli sous le soleil ?

Non, tout n’est que le flot qui passe, rien que le flot. Πάντα ῥεῖ. Les plus sages l’ont toujours vu. C’est le chat qui dévore le chevreau, et le chien qui mord le chat, et le bâton qui frappe le chien, et le feu qui brûle le bâton, et ainsi éternellement. Les commentateurs ne disent-ils pas que c’est là le sens de cette parabole même, — la succession des anciens empires, Égypte, Assyrie, Perse, Grèce, Rome ? Les commentateurs, quelles singulières gens ! Dans quel désert perdu de dialectique l’esprit juif a voyagé pendant des siècles ! Les volumes infinis du Talmud et de ses parasites ! Les codes sans nombre, maintenant abolis, sur lesquels des yeux éteints se sont obscurcis : autant de patience et d’ingéniosité que pour créer l’artistique Venise, et moins de résultats. Le peuple choisi, vraiment ! Était-il donc si fort, si sain ! Une belle pensée dans son cerveau, ah ! oui ! Il est épuisé par ce grand effort des siècles, cette longue éducation de soi-même, tant d’époques de persécutions, tant de mœurs et de langages adaptés, tant de nationalités revêtues. Son âme doit être semblable à un palimpseste, avec des traces de nation sur nation. Il est contre nature, cet attachement à la vie. Une nation doit vouloir mourir. Et en lui peut-être est née cette volonté. — Il prévoyait le désespoir de ce peuple, l’Israël des jours futurs, toujours porté aux extrêmes, qui ayant été le premier dans la foi, est aussi le premier dans le scepticisme, le plus prompt à pénétrer dans le cœur vide des choses, semblable à un vent perdu, gémissant autour des terres disparues de l’univers. Savoir que tout est illusion, duperie, qu’on appartient soi-même à la race la plus dupée de l’univers, prestigieusement attirée vers une carrière de sacrifice et de mépris ! Si encore elle pouvait garder l’espoir qui mettait une auréole aux souffrances ! Mais maintenant c’est une vipère, — non une divine espérance, — qu’elle nourrit dans son sein ! Il se sentait si seul ; une grande étendue de noir, un étang désolé, une falaise nue au-dessus d’une mer de glace, un pin sur une montagne. Que tout soit fini, les soupirs et les sanglots et les larmes, les défaillances de cœur, les pénibles jours qui se traînent et les nuits de douleur. Que de fois il avait tourné sa face contre la muraille appelant la mort !

Peut-être étaient-ce les pierres de la cité morte, et la mer qui agissaient ainsi sur son esprit. Tourguenief a raison : ce sont les jeunes seuls qui doivent venir ici, non ceux qui ont vu, comme Virgile, les larmes des choses. Et il se rappela les vers de Catulle, la triste et majestueuse plainte classique, pareille au sanglot contenu d’un homme fort :

Soles occidere et redire possunt
Nobis cum semel occidit brebis lux
Nox est perpetua una dormienda.

Puis il pensa encore à Virgile évoquant un paysage toscan où se peint le poète, — et des rangées de cyprès majestueuses, comme des hexamètres. Il vit la terrasse d’un antique palais, les animaux fantastiques sculptés sur la balustrade, le verdoiement des lézards sur le mur du jardin endormi et le frais reflet vert du bosquet de cyprès avec son délicieux mouvement d’ombre. Un rossignol invisible chantait au-dessus de sa tête. Il suivait la longue promenade sous les yeux de pierre des dieux sculptés, et, contemplant le brûlant paysage, se reposait sous l’ardent ciel bleu, — près des vertes collines ensoleillées, des blanches villas nichées dans la verdure, des oliviers gris. Qui avait foulé ces terrasses aux légères colonnettes ? Des princesses du Moyen-Âge, dédaigneuses et passionnées, s’avançant délicatement avec leurs traînes de soie et leurs parfums légers. Il en ferait un poème. Oh ! le charme exquis de la vie ! Que chantait donc un poète dans le cher et doux dialecte vénitien

Bellissimo xe el mondo
perché l’é molto vario
ni omo che xe profondo
che dir possa il contrario.

Oui, le monde est très beau, très varié. Térence dit vrai : la comédie et la pitié de tout, c’est assez. Nous sommes un spectacle suffisant les uns aux autres. — Une chaleur monta en lui ; pour un moment il reprit confiance en la vie, et les innombrables liens des choses s’étendirent pour l’envelopper.

Et une eau vint qui éteignit le feu, qui avait brûlé le bâton, qui avait frappé le chien, qui avait mordu le chat, qui avait dévoré le chevreau, que mon père avait acheté pour deux zuzim. Chad Gadya ! Chad Gadya !

Mais la chaleur s’éteignit. Il redevint triste et désespéré. Car maintenant il savait ce qui lui manquait. Le paganisme ne suffisait pas. Il voulait Dieu, il était affamé de Dieu, le Dieu de ses pères. Il ne pouvait rejeter au loin les trois mille ans de foi. C’était l’atavisme qui lui donnait ces soudaines et étranges intuitions de Dieu, au parfum d’une rose, au rire d’un enfant, à la vue d’une ville endormie, qui réchauffait son cœur, et mettait des larmes dans ses yeux, avec un sentiment de l’infinie beauté, de la sainteté de la vie. Mais il ne pouvait le posséder, le Dieu de ses pères. Et son Dieu, à lui, était distant et douteux ; rien de ce que lui avait enseigné la science moderne n’avait encore pénétré dans son organisme. Pourrait-il même le transmettre à ses descendants ? Qu’est-ce donc que dit Weissmann sur les caractères acquis ? Non, certaines races propagent certaines croyances, et tant que vous n’aurez pas tué la race, vous n’aurez pas tué les croyances. Oh ! la cruelle tragédie que cette culture occidentale greffée sur le tronc d’Orient, faussant les cordes de la vie, séparant le cœur du cerveau ! Mais la nature est cruelle par essence. Il pensa aux vendanges de l’an dernier, ruinées par un orage, à l’effrayante misère des paysans sous le joug des propriétaires. Et il eut la vision d’une morue capturée qu’il avait vue haletante, presque avec un souffle humain, sur les sables du Lido. Ce spectacle lui avait gâté la sublimité de cette étendue désolée de terre et d’eau, et le charme étrange des voiles blanches, qui semblent glisser le long des pierres du grand récif. Son âme demandait justice pour l’informe morue. Il ne comprenait pas qu’on pût vivre dans un monde spirituel, concentré sur soi-même, d’où était exclue la plus grande partie de la création. Si la souffrance purifie, quelle purification que celle des chevaux chargés à mort, ou des chats affamés ! Le miracle de la création, comment existe-t-il pour les petits chiens qu’on noie à leur naissance ? Non, l’homme a imposé la morale à un monde non moral, faisant tout à son image, transportant dans le grand mécanisme inconscient l’idéal qui gouverne la conduite d’homme à homme. La religion, comme l’art, fait de l’homme, produit accidentel sans importance, le foyer de l’univers ; c’est de la mauvaise science changée en art.

Et c’est sa propre race qui a créé et propagé cette illusion. Abraham dit à Dieu : « Le Juge de la terre entière ne doit-il pas être Juste ? » — Auparavant Dieu signifiait puissance ; mais l’âme de l’homme en était venue à soupirer vers la Justice. Du chaos de l’existence humaine, l’homme a extrait l’idée du Bien, en a fait un Dieu ; puis, se retournant contre ce Dieu, il lui a demandé pourquoi il permet le Mal, — sans lequel l’idée du Bien ne se serait jamais produite. Et parce que Dieu est le Bien, il est l’Unité ; il se rappelait la pénétrante analyse de Kuenen. Non, la loi morale n’est pas plus le secret fondamental de l’Univers, que la couleur ou la musique. La Religion a été créée pour l’homme, non l’homme pour la Religion. Même la Justice est, en dernière analyse, une conception dénuée de sens. Ce qui est, est. Voir le monde en artiste, voilà la vérité : l’artiste croit à tout et ne croit à rien. Les religions déforment toute chose. Par elle-même, la vie est assez simple : un phénomène biologique qui a son développement, sa maturité, son déclin. La mort n’est pas un mystère ; la douleur n’est pas un châtiment ; le péché n’est autre chose que la survivance d’attributs inférieurs, restes d’une phase plus reculée d’évolution, ou assez souvent la protestation du moi naturel, contre la morale artificielle des sociétés. Ce sont les croyances qui ont arraché aux choses leur simplicité primordiale. — Mais pour lui, le vieux désir persistait. Ceci seul serait satisfaisant. Dieu ! Dieu ! — il était ivre de Dieu, sans le calme de Spinoza, sans la certitude de Spinoza. Justice, Pitié, Amour, un Être qui entendît ! Il savait bien que l’aveugle hérédité seule l’empêchait de jouir de la vie, — ah ! quelle ironie ! — et que s’il pouvait perdre ce sentiment de vide, son existence serait belle. Les roues de la fortune l’avaient favorisé. Mais son âme rejetait toutes les solutions et les équations personnelles de ses amis, la toute-suffisance de la science, de l’art, du plaisir, du spectacle de l’humanité ; elle perçait d’une vue inexorable l’optimisme fantasmagorique, refusait de s’aveugler avec le Platonisme, l’Hégélianisme, refusait les conclusions des esthètes, des artistes, des savants allemands, contents d’eux-mêmes, comme celles des prédicateurs de convention ; elle demandait justice pour l’individu, jusqu’aux moineaux qui se vendent deux sous la paire au marché ; elle voulait un sens, un but à la marche séculaire de la destinée, et savait cependant qu’un but est une conception aussi anthropomorphique de l’essence des choses que la Justice ou la Bonté. — Mais le monde sans Dieu est comme une admirable femme sans cœur, froide, qui n’a pas de sympathie. Il demandait l’illumination de l’âme. Il avait expérimenté la nature, la couleur, la forme, le mystère, — que n’avait-il pas expérimenté ? Il avait aimé la nature, avait presque trouvé la paix dans la passion de la terre, le parfum enivrant des herbes et des fleurs, l’odeur et le bruit de la mer, la joie de se jeter dans les froides vagues salées, qui bondissent vertes et écumantes ; des délices qu’on n’échangerait pas contre un ciel !

Mais ces passions s’éteignaient, et le dévorant besoin de Dieu revenait. — Il avait trouvé une paix temporaire avec le Dieu de Spinoza, l’Être éternel aux faces infinies, dont tous les infinis étoiles ne sont qu’une pauvre expression, et dont l’amour n’implique pas être aimé en retour. S’élever par l’adoration de cette splendeur, cela est beau ; mais cette splendeur se glace, et l’ardent besoin de Dieu revient. Ce qu’il lui fallait, c’est que l’Être éternel fût conscient de son existence à lui ; mieux encore, qu’il lui fît savoir que Lui n’était pas une fiction métaphysique. — Autrement il se fût surpris répétant ce que Voltaire fait dire à Spinoza : « Je soupçonne, entre nous, que vous n’existez pas. » L’obéissance ? Le culte ? Il se serait prosterné pendant des heures sur des dalles, il aurait usé ses genoux dans la prière ! Ô Luther, ô Galilée, ennemis de la race humaine ! Qu’elle a été sage, l’Église, de brûler les infidèles qui voulaient brûler l’esprit du foyer, — du foyer chaud de la tendresse, trésor des générations ! Ô Napoléon, archange du mal, qui en ouvrant les ghettos où se pressaient les Juifs dans leurs joies étroites, autour des foyers du sabbath, avait laissé tomber sur eux le poids de l’univers !

Et un bœuf vint, qui but l’eau, qui avait éteint le feu, qui avait brûlé le bâton, qui avait frappé le chien, qui avait mordu le chat, qui avait dévoré le chevreau, que mon père avait acheté pour deux zuzini. Chad Gadya ! Chad Gadya !

À Vienne, où il avait passé, un Israélite rêvait le vieux rêve d’un État juif, — un État moderne, incarnation de tous les grands principes acquis par le travail des siècles. Ce caméléon des races aurait une couleur spécifique : un art juif, une architecture juive naîtraient : qui sait ? — Mais lui, qui avait travaillé avec Mazzini, qui avait vu son héros arriver à la plus grande des défaites, — la victoire, lui savait. Il savait ce qui résulterait, en cas de succès. Il comprenait le sort du Christ, de tous les idéalistes condamnés à se voir, eux, adorés, et leurs idées reléguées dans une religion ou dans un État, comme un monument national pour perpétuer leur défaite. Mais l’État juif ne serait même pas formé. Hier il avait vu ses coreligionnaires viennois, — dans la Léopoldstrasse, avec les longs vêtements graisseux, et les boucles sur l’oreille de la Galicie ; — au Prater, s’étalant avec arrogance, dans de brillants équipages, aux laquais d’une correction parfaite, — race étrange, qui savait bâtir des villes pour les autres, jamais pour elle-même, qui professait d’être à la fois une religion et une nationalité, et n’était souvent ni l’une ni l’autre !

Que l’histoire est grotesque ! Moïse, le Sinaï, la Palestine, Isaïe, Ezra, le Temple, le Christ, l’Exil, le Ghetto, les Martyres, — tout cela, pour fournir aux petits journaux pour rire autrichiens des plaisanteries sur les revendeurs aux nez assez longs pour porter des jumelles sans qu’on les tienne. — Et supposons même qu’un autre anneau miraculeux s’ajoute à cette chaîne merveilleuse, les Juifs plus heureux du nouvel État y naîtraient comme les enfants d’un enrichi, inconscients des luttes, acceptant le bien-être, devenus épais de corps et d’âme étroite.

On rebâtirait le Temple ? Et après ? L’architecte enverrait sa note. Les gens dîneraient en ville, se taperaient sur le ventre en se racontant de vieilles anecdotes de fumoir.

Il y aurait des couturières à la mode. La synagogue persécuterait tout ce qui la dépasse ; les prêtres exalteraient le monde spirituel devant un monde animal approbateur ; la presse servirait les intérêts des capitalistes et des politiciens ; les petits écrivains seraient pleins de haine pour ceux qui ne les appelleraient pas grands ; les directeurs de théâtres nationaux chercheraient à faire donner à leurs maîtresses les rôles principaux. Oui, le bœuf viendra et boira l’eau et Jeshurun, devenu gras, donnera des coups de pied. « Car ce qui est tortu ne peut être redressé. » Le livre des Proverbes est aussi nouveau que le journal de ce matin.

Non, il ne peut rêver. Que des races jeunes rêvent ; les vieilles savent mieux à quoi s’en tenir. La race qui, la première, fit le beau rêve du Millenium a été la première à le rejeter. Était-ce même un beau rêve ? Chaque homme sous son figuier, vraiment ! obèse et somnolent, l’esprit désagrégé ! Omnia vanitas, ceci aussi est vanité.

Et le boucher vint et tua le bœuf qui avait bu l’eau, qui avait éteint le feu, qui avait brûlé le bâton, qui avait frappé le chien, qui avait mordu le chat, qui avait dévoré le chevreau, que mon père avait acheté pour deux zuzim. Chad Gadya ! Chad Gadya !

Chad Gadya ! Chad Gadya ! Jamais il ne s’était demandé le sens de ces mots, toujours associés à la fin de la cérémonie. Tout est fini, tout est fini, semblaient-ils gémir, et l’étrange vieille musique donnait un sentiment d’infinie désillusion, de repos infini ; une fin, une conclusion, des choses terminées et laissées là, une fièvre tombée, un travail achevé, une clameur apaisée, un son de cloche d’adieu, des mains croisées pour dormir.

Chad Gadya ! Chad Gadya ! C’était une lamentation sur la lutte pour l’existence, la succession sans but des siècles, le passage des anciens empires, — selon les commentateurs, — et des empires modernes qui les rejoindraient dans le passé, jusqu’à ce que la terre elle-même, des savants l’assurent, finisse à son tour, dans le froid et les ténèbres. Flux et reflux ! le feu et l’eau, l’eau et le feu ! Il pensa aux immobiles squelettes qui attendent encore l’exhumation à Pompéi ; aux momies emmaillotées des Pharaons, aux cendres d’amants oubliées dans les vieilles tombes étrusques. Il eut le sens soudain de la grande procession du Moyen-Âge, — papes, rois, croisés, frères mendiants, paysans, flagellants, étudiants ; de la vie moderne variée à l’infini, à Paris, Vienne, Rome, Londres, Berlin, New-York, Chicago : l’éclat des quartiers élégants, le jargon des bohèmes, les pauvres en leurs galetas, les malades sur leur lit de douleur, les soldats, les prostituées, les prolétaires dans leur taudis, les criminels, les fous ; les énormes hordes russes, la vie pullulant dans les bateaux grouillants des rivières de Chine, la joyeuse existence de papillon au Japon ; les sauvages inconnus du centre de l’Afrique, avec leurs fétiches et leurs danses de guerre ; les tribus orientales dormant sous la tente, ou se traînant lassées sur les brûlantes terrasses de leurs maisons ; le développement des races nègres, devenu un si terrible problème pour les États-Unis, — et chacun de ces peuples, bien mieux, chaque individu se regardant comme le centre et le souci de l’univers ; la destinée des races aussi obscure que celle des individus et toute l’immense étendue de l’histoire n’étant rien qu’une convulsion de vie sur le plus misérable d’un obscur groupe de mondes, perdu dans un infini de constellations plus vastes ! Oh ! le monde est trop grand ! Il ne pouvait regarder la face de son Dieu et vivre ! Sans les illusions invétérées de son père, il ne pouvait continuer à exister. Son point de vue était désespérément cosmique. Tout est également grand et mystérieux ? Oui, mais tout est également petit et banal. L’Infini étoilé au dehors de Kant ? Bah ! quelques amas de boue tournant en une danse de totons et gagnant chaud à cet exercice, rien de plus que la rotation de taches dans une goutte d’eau sale. L’étendue n’est rien en elle-même. Il y a dans un tas de boue des montagnes et des mers assez pittoresques pour des touristes microscopiques. Un billion de billions de tas de boue ne sont pas plus imposants qu’un seul. Géologie, chimie, astronomie, tout cela se trouve dans les éclaboussures d’une voiture qui passe. Partout une seule loi, une seule insignifiance. La race humaine ? D’étranges monstres marins se traînant sur le lit d’un océan d’air, incapables de s’élever dans cet air, bizarrement déguisés sous les peaux volées à d’autres créatures, aussi absurdes, à les regarder impartialement, que les êtres baroques adaptés au curieux milieu d’un aquarium. La loi morale au dedans de Kant ? À dissoudre par un germe de choléra, un petit filet bleu au microscope, assez semblable à une carte de Venise. Oui, cosmique et comique sont synonymes.

Pourquoi se laisser effrayer par la splendeur terrible de Spinoza ? Peut-être Heine, — cet autre juif, — a-t-il vu plus juste, et le dernier mot de l’homme sur cet univers où il a été jeté sans l’avoir demandé pourrait-il être une moquerie de qui s’est moqué de lui, un rire mêlé de larmes.

Et il se représentait l’avenir de toutes les races, aussi bien que de sa propre race. Toutes continueront à lutter jusqu’à ce qu’elles deviennent conscientes ; puis, comme des enfants arrivés à l’âge d’homme, les écailles leur tombant des yeux, elles se demanderont tout à coup ce que signifie tout cela, et comprenant qu’elles étaient entraînées par des forces aveugles au travail, à l’effort, à la lutte ; elles aussi passeront. Les grossières races nouvelles les balayeront comme la poussière, la nature faisant jaillir des énergies sans cesse renaissantes de sa source inépuisable. Car la force est dans l’inconscient, et quand une nation s’arrête pour demander quel est son droit à l’empire, cet empire n’est déjà plus. La vieille Palestine hébraïque, sacrifiant des brebis à Iaveh, quelle figure de granit, comparée à lui, si subtil, si mobile ! Pendant un ou deux siècles le monde moderne prendra plaisir à se voir réfléchir dans la littérature et dans l’art par les esprits les plus décadents, vibrant au pathétique et au pittoresque de toutes les périodes de la mystérieuse existence humaine sur cet étrange petit globe, tandis que la vieille morale géométrique s’attachera bizarrement à la cosmogonie changée, mais tout cela s’éteindra, — et alors, le Déluge !

Du dehors pénétraient les sons d’une joyeuse musique. Il se leva, alla sans bruit à la fenêtre, regardant dans la nuit. La pleine lune brillait au ciel, perpendiculaire et basse, semblant un objet terrestre en comparaison des étoiles dispersées au-dessus et lui donnant l’impression, dans cette lumineuse nuit italienne, d’appartenir à leur rayonnante compagnie, qui tourbillonne à travers le vide infini sur des sphères innombrables. Une grande tache de clair de lune, d’un vert argenté, s’étalait sur l’eau noire, étincelante comme une chaîne de pièces d’or en mouvement. Plus bas, sur le canal, les gondoles noires se pressaient autour d’une barque éclairée par des lanternes aux couleurs vives, d’où venait la musique. Funiculi, Funicula, — elle semblait danser avec l’esprit même de la joie. Il vit un jeune couple se tenant les mains ; c’étaient des Anglais, de cette race étrange, heureuse, solide, victorieuse. Quelque chose vibra en lui. Sa pensée s’arrêta sur des fiancés, la jeunesse, la force, mais elle ressemblait à l’écho creux d’un regret lointain, à quelque vague lever de soleil d’or, sur des collines de rêve. Puis une magnifique voix de ténor chanta la Sérénade de Schubert, qui semblait la voix de la passion même, l’aspiration du moucheron vers l’étoile, de l’homme vers Dieu. — La mort, la mort à tout prix pour en finir de ramper sinistrement à travers les confins de la vie ! La vie même un instant de plus, la vie sans Dieu, semblait intolérable. Il trouverait la paix dans cette eau noire. Il se glisserait dans l’escalier sans un mot.

Et l’ange de la mort vint et tua le boucher, qui avait tué le bœuf, qui avait bu l’eau, qui avait éteint le feu, qui avait brûlé le bâton, qui avait frappé le chien, qui avait mordu le chat, qui avait dévoré le chevreau que mon père avait acheté pour deux zuzim. Chad Gadya ! Chad Gadya !

Quand on le trouverait noyé par accident, — car comment le monde comprendrait-il, ce monde toujours si prompt à le juger, — qu’un homme ayant jeunesse, santé, richesse, quelque célébrité, ait mis fin à sa vie, ses parents penseraient peut-être que c’était un fantôme qui avait pris place à la table du Seder, silencieux et immobile. Et vraiment n’était-ce pas un fantôme ? Il n’est pas nécessaire de mourir pour planer en dehors du cercle animé de la vie, les bras étendus.

Un fantôme ? Il avait toujours été un fantôme. Depuis l’enfance des gens singulièrement robustes étaient venus, lui avaient parlé, avaient marché avec lui, et il avait glissé parmi eux, esprit sans réalité auquel ils attribuaient des motifs de chair et de sang, comme les leurs. Tout enfant, la mort lui avait paru horrible : des vers rouges rampant sur la chair blanche. Maintenant ses pensées s’arrêtaient volontiers devant le moment heureux de rendre l’esprit. D’autres vies derrière la tombe ? Mais le monde n’est pas assez grand pour une seule vie, il ne cesse de se répéter. Des livres, des journaux, quel lourd ennui ! Un petit nombre d’idées habilement combinées à neuf, car il n’y a rien de nouveau sous le soleil. La vie est comme une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de furie et ne signifiant rien. Shakespeare en a trouvé la suprême expression, comme de tout ce qu’elle contient.

Il sortit doucement par la porte entr’ouverte, traversa l’antichambre décorée de tapisseries et de statues de vieux Vénitiens revêtus d’armures, descendit du grand escalier dans la cour, qui semblait sépulcrale à la lueur d’une allumette lui permettant de trouver la porte sur l’eau et de voir son ombre monstrueusement courbée le long du toit qui surplombait les profondes ténèbres. Il ouvrit la porte avec précaution et goûta la douceur de la nuit printanière. Tout était silencieux. L’étroit canal reflétait le clair de lune ; le palais opposé était noir avec une tache de lumière à une fenêtre ; au dessus de sa tête, dans la petite échancrure de ciel bleu foncé, un groupe d’étoiles rayonnaient, comme de brillants oiseaux, dans les ténèbres veloutées. L’eau battait tristement les marches de marbre ; une gondole attachée aux poteaux semblait se balancer doucement vers son ombre noire dans le canal.

Il marcha vers l’endroit où l’avenue d’eau était plus profonde et se laissa glisser doucement. Il se retrouva luttant, mais vainquit l’instinctive volonté de vivre.

Comme il plongeait pour la dernière fois, le mystère de la nuit, des étoiles, de la mort se confondit avec un tourbillon étrange de souvenirs d’enfance, et les paroles immémoriales du Juif agonisant jaillirent violemment de sa gorge étranglée : « Écoute, ô Israël, l’Éternel, notre Dieu, l’Éternel est Un ! »

Par la porte ouverte flottaient les derniers mots de l’hymne et du service :

Et le Saint des Saints vint, que son nom soit béni, et tua l’ange de la mort, qui avait tué le boucher, qui avait tué le bœuf, qui avait bu l’eau, qui avait éteint le feu, qui avait brûlé le bâton, qui avait frappé le chien, qui avait mordu le chat, qui avait dévoré le chevreau que mon père avait acheté pour deux zuzim. Chad Gadya ! Chad Gadya !

Israël Zangwill
  1. En français dans le texte.