Chair molle/1/2

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Auguste Brancart (p. 19-33).
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Première partie



II




L’entrée de Lucie au grand salon provoqua un tumulte. Elle se vit entourée, pressée, enlacée. Des faces barbues la frôlèrent, des baisers claquèrent sur ses épaules nues ; des mains saillissaient vers elle de l’évasement des manchettes blanches. Elle, interdite, n’osait avancer. Une terreur dégoûtée l’avait prise au contact de ces mâles en rut et, des bras, elle écartait les embrassades, répétant :

— Allons, laissez-moi, voyons, vous allez me chiffonner.

On s’écarta.

— Oh ! Fais voir cette belle robe ?

— Mince de chic ! Mais est-elle méchante !

— C’est bien madame, on vous laisse !

— Encore une, sur le ventre de qui il en passera !

Elle haussa les épaules, affichant un grand mépris pour ces observations ! et alla s’asseoir en un fauteuil, murmurant : « En v’là des imbéciles ! »

Elle rajustait et flattait les plis de son jupon jaune, les volants de dentelle noire. Aux agaceries d’un jeune homme, assis près d’elle, elle ne daigna d’abord répondre. Mais, ayant trouvé insupportables ses questions sans cesse renouvelées, elle le renseigne rageusement :

— Je m’appelle Nina, là. Êtes-vous content maintenant ?

— Comme tu es méchante !

Satisfaite d’épancher sa fureur et ses dégoûts, elle s’emporta :

— C’est vrai ça, aussi, si c’est pas bête de se lancer comme ça sur une femme pour lui éreinter toutes ses affaires !

— Allons, tu es folle de te fâcher comme ça ; c’est parce qu’on te trouve gentille, autrement on ne t’aurait rien dit ; il faut bien s’amuser !

— Oh ! oui. Ça ne prend pas.

— Mais je t’assure, tu es charmante, en Espagnole, avec une belle poitrine, dans un beau corsage rouge et des beaux bras bien blancs. Allons, laisse ta robe tranquille, il n’y a rien du tout.

— Avec ça, regardez donc dans le bas, c’est tout décousu.

— Attends, je vais te l’arranger ; j’ai toujours eu des dispositions pour être couturière.

Il s’agenouilla et se mit à lisser les dentelles en exagérant une mimique burlesque. Éjouie malgré elle de cette plaisanterie, Lucie frappa l’homme sur le crâne à coups d’éventail.

Une grande sympathie venait à la fille pour celui qui l’adulait. Il n’était pas mal du tout : un grand garçon bien bâti, avec des cheveux blonds coupés ras sur une peau blanche, des yeux bleus, une barbe frisée, jugée très fine quand il l’avait embrassée.

Elle eut un mouvement de dépit lorsqu’il s’en fut demander à une autre femme, « sa chère Laurence, » de chanter au piano.

On fit cercle autour de l’instrument, et Lucie abandonnée, fut envahie d’une navrance découragée. Ses prévisions ne l’avaient pas trompée ; ils étaient bien répugnants ces hommes avec leurs sales désirs, qu’ils ne cachaient pas ; jamais elle ne pourrait coucher avec eux. Un seul avait semblé avoir pour elle une délicate compassion ; et il la laissait là, sans un égard. Certes, elle ne resterait pas dans cette maison ; à la première occasion elle s’échapperait… Tout à l’heure, en descendant, elle était fermement résolue ; mais la grille, devant laquelle veillait Marianne, entravait toute tentative de fuite. Il était fort beau tout de même ce couloir, avec sa grille argentée, ses panneaux lisses et la lumière étrange qui tombait de ses globes rouges. Le salon n’avait pas l’air aussi riche.

Elle suivait des yeux sur les meubles, sur le tapis du guéridon, sur les rideaux, les côtes d’un reps vert à rayures brunes. Au mur était adaptée une tapisserie verdâtre, presque cachée sous d’immenses glaces, encadrées d’or. Et Lucie aperçut, reflétés, la cheminée de marbre noir, la pendule, les deux bergers de bronze soutenant les candélabres, et tout à fait au coin du cadre, la troupe des hommes embleuis de fumée, entourant la robe claire de Laurence.

— Hein ? ce n’est pas amusant cette musique ?

Une petite femme, au corps grêle enfoui en une chemise de soie, la figure chiffonnée, couronnée de cheveux jaunes, s’assit et répéta sa question.

— Je ne sais pas, je n’ai pas encore écouté.

— Voyez-vous, c’est Laurence qui chante. Alors elle chante toujours un tas de bêtises, des choses ennuyeuses comme tout, vous comprenez, parce que moi j’aime les choses rigolotes. Et vous ?

— Ça m’est égal.

— Ah !… Quand êtes-vous arrivée ? Ce s[oir], hein ? Alors vous n’avez pas encore mangé ici ? Alors vous serez bien contente ; vous verrez comme la nourriture est bonne, et puis on en a tant qu’on veut.

— Vraiment ?

— Oh ! des masses de plats. C’est pas une mauvaise maison, ici, vous savez. Madame elle est une bonne femme et puis Monsieur aussi, et puis les types qui viennent ce sont de bons garçons fin drôles. Seulement, tout à l’heure, Madame elle va arriver, parce qu’ils font flanelle, et puis ils s’amusent pour rien ; alors c’est embêtant. C’est pas chic, n’est-ce pas ?

Lucie restait étourdie sous ce flot de paroles. Était-elle bête cette fille ? Mais aussi bien aimable d’être venue la trouver, la voyant seule. Elle-même allait être gracieuse, car il fallait se faire une amie. Qui sait si les autres femmes n’étaient pas mauvaises ? Et elle s’ingénia à entretenir la conversation. Reine, en retour, déversa d’interminables renseignements sur les habitudes de la maison, finit par faire l’éloge de Lucie qu’elle avait trouvée charmante :

— Voyez-vous, ça me faisait de la peine de vous voir comme ça toute seule. Alors je suis venue. Comme vous êtes gentille ! Tiens ! vous avez des pieds encore plus petits que ceux de Germaine.

— Qui ça Germaine ?

— Celle-là qui fume, qui est appuyée sur le piano. C’est une Anglaise, alors elle parle drôle, c’est épatant ! Alors c’est pas facile de la comprendre. Et puis, figure toi, elle s’appelait Lucie, et puis on lui disait toujours : Lucie quelle scie ! Alors elle a changé de nom, et puis elle se met en rage quand on ne l’appelle pas Germaine.

— Et l’autre qui embrasse le petit, là-bas ?

— Ça c’est Emilia, une calotine. Elle dit des prières, tout le temps. Alors je sais pas ce qu’elle est venu faire ici. Elle aurait mieux fait de rester au couvent, bien sûr. C’est épatant hein ? Figure toi qu’elle ne veut jamais mettre de robes courtes, ni de maillots ; elle a toujours des robes longues ; c’est une manie, vous pensez, tout comme Laurence.

— Celle qui chante ? Elle a l’air chic !

— Une femme mariée. Oui — qui a fait la queue à son mari ; alors il l’a fait mettre en prison et puis après, elle est venue ici… Laurence, chante un peu la Mascotte ! Vous allez voir comme elle chante bien. Laurence, Laurence ! Bon, voilà qu’ils l’embrassent tous, elle n’entend pas.

Lucie Thirache, attentive aux indications, détaillait curieusement les costumes, les manières des autres filles. Emilia paraissait une sotte l’esprit toujours ailleurs. Germaine semblait souffrir de ne pouvoir achever ses phrases, que par un geste d’impatience. D’aucune, Lucie ne voyait les traits cachés sous le fard. S’étant mirée, elle se trouva beaucoup mieux que ces femmes, plus fraîche et plus appétissante. Si les hommes la négligeaient ainsi, c’est qu’elle ne leur faisait pas d’avances. Cependant, elle eut comme une secrète envie d’affirmer sa valeur, de se montrer évidemment supérieure à toutes, à cette Laurence surtout, dont l’opulence des formes, la poitrine mouvante, attiraient les caresses. Elle la voyait s’efforcer à séduire Eugène. Sans doute ce garçon était riche, puisqu’on montrait tant d’empressement à lui plaire. Peut-être celle qui saurait le captiver parviendrait-elle à obtenir sa sortie du lupanar, à devenir sa maîtresse…

Quel bonheur, si elle pouvait s’en faire aimer ! Elle serait libre, luxueusement entretenue. Et elle résolut accaparer pour elle seule, les attentions du mâle, charmée par l’espoir d’une vie indépendante et large.

Comme le jeune homme s’approchait, elle l’appela :

— Eh bien ! c’est comme cela que vous me lâchez ? Ce n’est pas gentil vraiment.

— Oh ! ma pauvre Nina, me voilà, que veux-tu ? m’aimer ?

En ce moment, Madame entra. Elle paraissait vexée. Un silence se fit, elle ordonna :

— Mesdames, on vous demande, passez dans le salon bleu.

— Ah ! le voilà, le coup du champagne, hein, Madame Donard ? s’écria Eugène. Eh bien, faites le apporter ce Sillery des familles. Combien faut-il prendre de bouteilles, pour que ces dames restent : Une ? deux ? trois ?…… Dites combien ?

— Ce n’est pas tout ça, on demande ces dames. Je vais vous en laisser une pour vous tenir compagnie. C’est tout ce que je peux faire.

— Comment vous nous laissez une femme, une seule femme pour six hommes ! Mais c’est indécent, ça, Madame Donard. D’abord je vous assure que nous monterons. Faites apporter le champagne. Trois bouteilles !

— Écoutez, je veux bien vous laisser ces dames, mais je vais en emmener deux pour une société que j’ai par là. Emilia et Germaine, venez.

— Dites donc, vous nous les ramènerez quand ces types-là seront partis ?

— Oui.

— Allons, vous êtes un ange. La vie, sans la femme, voyez-vous, c’est comme le désert sans le chameau.

Des vociférations ponctuèrent cette phrase ! Les dames se récrièrent. Madame sortit avec les deux pensionnaires. Lucie attira Eugène vers elle.

— Alors, je suis un chameau ? Tu es poli, toi !

— Mais non, tu ne comprends pas ! Et il se lança dans une explication du Sahara et de ses caravanes. Lucie s’y intéressa peu. Elle se distrayait en regardant Laurence qui, de temps à autre, la fixait d’un œil mécontent. Cette femme était couchée entre les bras d’un officier ; un tout jeune homme lui grattait la plante des pieds, en faisant craquer ses ongles sur la soie des bas mauves. Reine contait gravement et excitait par son langage des spasmes d’hilarité. Deux lieutenants d’artillerie, qui l’écoutaient, rajustaient leurs monocles, après chaque quinte de rire, et la fille, par instants, se fâchait :

— Non, si vous se moquez de moi, comme ça, je ne dis plus rien.

Mais bientôt elle reprenait ses récits et son air grave.

— Je savais bien que tu n’aurais pas voulu dire que j’étais un chameau, conclut Lucie, en embrassant Eugène, lorsqu’il eut terminé son explication. Non, vois-tu, il ne faut pas que tu m’insultes : des autres, ça me serait égal ; mais de toi, ça me ferait trop de peine.

— Pas possible ? répondit Eugène ironiquement.

— Oui, je t’assure : quand je t’ai vu, ça m’a fait un effet. Oh ! je sais bien, tu ne me croiras pas… n’est-ce pas ? une femme de maison, ça ne peut pas aimer !

— Mais si, celles-là comme les autres, mais pas si rapidement que ça. Avoue que tu veux me la faire, voyons.

— Oui, moque-toi de moi, va ! C’est la première maison que je fais ; c’est le premier soir que j’y passe.

Et elle commença une histoire, enfilant les détails sans hésitation. Elle la composa si émouvante qu’elle s’en attendrit elle-même. Elle était la victime d’un lâche qui l’avait mise enceinte et l’avait plantée-là. Fille de bonne famille, elle ne savait aucun métier, et avait été forcée à se prostituer pour vivre. Lucie voyait l’homme devenir peu à peu moins incrédule ; son émotion le gagnait. Elle attendait les réponses, baissant la tête d’un air navré lorsqu’elles semblaient confirmer son dire, s’impatientant, accumulant les anecdotes, produisant des conversations qu’elle jurait avoir tenues, si un fait paraissait mis en doute.

Eugène se leva pour payer le champagne apporté par Marianne. Il y eut entre les jeunes gens une lutte de générosité. Il fut vainqueur, et Lucie put voir l’or briller au fond de sa bourse. Maintenant, elle était sûre de cette richesse. Et, persuadée d’avoir produit une grande impression, elle était très heureuse, se voyait déjà chez elle, époussetant des meubles en palissandre ou trônant dans une loge, au théâtre. Ce serait encore fort agréable d’être la maîtresse d’un garçon à barbe aussi douce.

Un grand tapage s’élevait : on voulait embrasser la gouvernante. Ce spectacle amusa Lucie ; cependant, malgré l’envie qu’elle en avait, elle se garda de rire et conserva sa mine lugubre.

Eugène était revenu se mettre auprès d’elle. Elle renversa la nuque sur son épaule, lui enlaça le cou de ses bras, et, avec une voix alanguissante, s’enchantant elle-même de l’harmonie de ses paroles, elle murmurait :

— Oui, toi, je t’ai aimé tout de suite, comme ça. Tu n’as pas l’air voyou comme les autres, ni poseur comme les officiers. C’est laid d’être poseur. Regarde comme ils ont l’air bête, avec leurs carreaux dans l’œil ; et puis tu n’es pas non plus débraillé comme celui-là, avec des cheveux gras qui traînent sur le col. Tu as une belle peau, blanche comme celle d’une femme, bien douce à baiser, et des mains soignées avec de beaux ongles. Vois-tu, je ne pourrais pas aller avec les autres ; j’ai toujours connu des gens distingués et ça me ferait trop souffrir d’en connaître d’autres, à présent.

Il se laissait faire, lui collait de longs baisers dans le cou, sur les seins. Elle simulait un frissonnement irrésistible, et lui, répétait :

— Est-elle fine, cette petite Nina ! Est-elle fine !

Soudain une exclamation le fit retourner.

— Ah ça, mais elle l’accapare, elle l’accapare ; elle en abuse de l’accaparement cette femme ! Il n’en boit seulement pas.

— Mais si, mais si, répondit Eugène, nous voilà. N’est-ce pas, Nina, que tu veux boire ?

Elle répondit très bas :

— Oui, vois-tu, il faut nous énerver ; la nuit sera meilleure.

Un officier fit sauter le bouchon d’une bouteille. Les femmes crièrent ; à grands flots la mousse blanche s’épancha dans les flûtes. On trinqua. Puis il y eut un silence à peine interrompu par le tintement des verres qu’on remplissait à nouveau. Les officiers causaient entre eux, sans s’occuper des femmes ; un étudiant lissait d’une main ses longs cheveux, promenait l’autre, dans une caresse lascive, sur ses voisines Germaine et Emilia qui étaient revenues au salon.

Le petit jeune homme grattait maintenant les pieds de Reine.

Lucie Thirache, ensevelie en un délicieux repos, restait muette ; à entendre seulement le bruissement des éventails, le son mat d’une flûte reposée sur le plateau, elle éprouvait un calme plaisir. Elle avait allumé une cigarette, en soufflait la fumée dans la bouche d’Eugène qui murmurait d’amoureuses paroles. Elle se trouvait très bien ainsi, perdue dans une molle rêverie, avec un avenir heureux en perspective, joyeuse de se sentir étreinte par un homme qui la désirait, de boire à petits coups, continuellement, un vin pétillant, de lancer au plafond de minces spirales bleuâtres.

Elle s’enivra.

Peu à peu les objets semblèrent vaciller, leurs contours devinrent indécis, étincelèrent d’un scintillement continu. Puis ce fut la danse, dans la cour couverte, à la lueur rubéfiante des gaz enfermés en des globes rouges. Elle se sentait très légère, moulant son corps sur celui d’Eugène. Et le tourbillon s’accélérait, elle n’entendait plus la musique que par lambeaux.

Des figures rouges, toutes rouges tournaient autour d’elle, devant les fenêtres du salon qui lui parut d’une blancheur éclatante, extraordinaire, phénoménale. Elle chercha à comprendre pourquoi tout était rouge d’un côté et blanc de l’autre, n’y réussit pas et ferma les yeux. Elle tournait toujours. Elle eut la vision d’une sarabande gigantesque : l’omnibus dans lequel elle était venue, les rues, les hommes, les robes polychrômes, l’armoire à glace, tout cela tournait avec elle, se renversait et se redressait. Tout à coup l’hôtel de ville s’avança comme pour l’écraser, puis il s’éloigna, se rapetissa ; un instant elle le vit gros comme un dé, se détachant très loin sur un fond uniformément rouge. Ensuite il lui sembla qu’elle l’avait avalé, qu’il grandissait en elle, s’élargissait, lui rompait la poitrine, allait l’étouffer. Elle eut un haut le cœur, elle ouvrit les yeux.

Elle était dans le salon, affalée à un divan. Une buée lumineuse l’entourait, la séparait des autres personnes. Derrière cette buée, Laurence tremblotante versait du champagne, goutte à goutte en la bouche d’un officier couché à terre. S’examinant elle-même, Lucie voyait frétiller sa robe jaune, ses dentelles noires, ses bas violets, ses pieds appuyés au plancher ; sans cesse, ce plancher se dressait ou se dérobait, puis s’applanissait pour se dresser encore. Et, dans une vague idée qu’il lui arriverait un grand bien si elle embrassait l’homme vautré à côté d’elle, la fille le baisait partout, le pressait, sans détacher les lèvres de sa chair.

Une à une, les femmes disparurent ; elle-même se leva à une question qu’on lui fit. Le plancher se mut sous ses jambes ; elle dut s’accouder à la porte pour reprendre un aplomb. Elle vit Eugène donnant de l’argent à Marianne, remarqua encore que c’était très commode, qu’elle n’aurait à s’inquiéter de rien. Enfin, entamant le refrain des Cloches, perdu l’après-midi, et qu’elle venait de retrouver, elle le chanta de toutes ses forces en montant l’escalier.

Elle était prise d’une joie folle, avec une envie très grande de briser les globes à gaz.

Le lendemain, en s’éveillant, Lucie Thirache trouva vingt francs sur la table de nuit. Elle calcula : elle avait gagné trente francs la journée précédente et elle s’était joliment amusée. Quelle cuite !

Toutes réflexions faites, ne pas avoir prié Eugène pour devenir sa maîtresse, était un oubli peu regrettable ; cela aurait peut-être semblé ridicule.