Chair molle/1/3

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Auguste Brancart (p. 35-47).
Première partie



III


Très facilement, Lucie Thirache prit les habitudes de ses compagnes et s’arrangea de leur manière de vivre.

À son réveil, longtemps après le départ de l’amant de passage, elle sautait à bas de son lit pour aller entr’ouvrir la fenêtre et, tout de suite, revenait se blottir dans les draps, humant l’air qui filtrait à travers les persiennes closes. De la chambre assainie disparaissaient les émanations puantes de tabac fumé, de champagne renversé. Un grand soulagement venait à la fille : sa tête s’allégeait ; sur son front rafraîchi les cheveux flottaient, lui donnant l’impression d’une douce caresse. Bientôt elle se sentait complètement éveillée, très bien portante. Elle se levait, et c’étaient d’interminables ablutions à l’eau parfumée, une contemplation attentive de son corps nu devant les glaces. Elle se peignait soigneusement, puis, sa toilette terminée, s’occupait à ranger la chambre. Les meubles étaient remis en leurs places ; elle ramassait les épingles à cheveux, les boutons de culotte, les paquets de cigarettes vides et finissait par appeler Marianne pour lui rendre les flûtes à rincer.

Lucie faisait tout ce ménage avec joie, heureuse de ne pas sentir dans ses jupes les mains luxurieuses des hommes, de ne pas avoir de leur souffle dans les cheveux. Des habitudes de sa jeunesse laborieuse, elle avait conservé cet amour de l’ordre. Et, sans trop savoir pourquoi, fatiguée des buveries tapageuses, elle aimait se trouver seule un moment, libre d’agir à sa guise, sans être en spectacle à personne. Elle prolongeait longtemps cette occupation. Ensuite son cahier de linge l’absorbait en d’impatients calculs : très fière de ses économies, elle comptait que, cette semaine encore, elle pourrait augmenter son trousseau de deux taies d’oreillers ou d’une chemise à broderies.

Avec une secrète appréhension de reprendre la tâche quotidienne, elle se décidait à descendre pour le repas du matin. Mais chaque fois l’aspect de la table blanche l’animait d’une gaîté curieuse ; des porcelaines y luisaient parmi l’argenterie cliquetante, des babillages bruyaient autour, sans interruption. Assise entre ses compagnes préférées, elle leur demandait des détails sur les événements de la nuit précédente, sur l’argent acquis la veille. Maintenant la question financière la préoccupait surtout. Elle en causait sans cesse, enviant beaucoup les plus riches. Car il semblait toujours à Lucie que cette situation n’était pas, pour elle, un état définitif. Il lui tardait pouvoir acquitter ses dettes, aller avec quelques économies tenter la chance d’un amour unique et rémunérateur. L’amour au lupanar lui paraissait seulement un moyen d’accroître son pécule ; comme elle n’éprouvait aucun plaisir à satisfaire les hommes, elle ne croyait pas se débaucher. Elle se comparait aux fillettes qui câlinent des parents très laids et très vieux pour en obtenir quelque cadeau : cela s’admettait ; pourquoi serait-elle plus coupable que ces enfants ? Enchantée par cette excuse, elle s’ingéniait à parfaire sa gentillesse, désireuse d’augmenter le nombre de ses clients.

Après le déjeuner, ces dames, restées longtemps à bavarder devant la table desservie, finissaient par se lever en s’étirant et, traînant après elles leurs longs peignoirs clairs, elles allaient s’installer dans le petit salon. C’était une salle basse, tapissée de sombre. Le jour, venant d’un lanterneau, donnait une clarté triste, barrée le plus souvent des stries argentées de la grosse pluie ou mouchetée des tourbillons grisâtres de la neige à demi-fondue. Chacune apprêtait un ouvrage de crochet ; elle-même tirait de sa corbeille un tricot commencé et, tandis que les autres allumaient des cigarettes, Lucie Thirache, adossée au mur, travaillait activement. Les filles la regardaient faire en buvotant des absinthes, en se répétant : « Hein ! va-t-elle vite ! » avec une admiration sincère pour son agilité et son adresse.

D’abord Lucie avait tricoté pour elle, par économie, afin d’éviter l’achat de bas et de camisoles que la Donard vendait très cher. Mais, ses compagnes l’ayant priée de leur confectionner des hardes semblables, elle y consentit, dans une peur, si elle refusait, de fâcher, de se faire une ennemie. Madame réclama ; elle fit pour elle ce qu’elle avait fait pour les autres ; même, elle avait commencé un gilet pour Monsieur. En paiement, on lui prodiguait des éloges et des caresses. Elle était très flattée de ces prévenances. Pour contenter un besoin naturel d’être choyée, elle s’appliqua à conserver ces bonnes grâces en rendant mille services.

Elle tricotait toute l’après-midi, à demi-couchée sur le divan, ayant grand soin de retirer ses pieds de dessus l’étoffe quand elle entendait Madame trottiner dans le couloir ; la patronne ne tolérait pas ces poses « qui, disait-elle, blessaient la bienséance et le reps des meubles. » Ce travail facile et machinal ne lassait pas Lucie. Il ne l’empêchait ni de causer, ni d’écouter les histoires contées. Elle s’intéressait à Emilia, déclarant que ce salon froid et peu éclairé lui rappelait le couvent où elle avait été instruite par charité et, certainement, si son oncle ne l’avait violée un jour de soûlerie, elle serait restée très austère et très pieuse.

Ce récit révoltait Lucie Thirache ; cet oncle lui apparaissait bien dégoûtant, et elle s’écriait avec une colère :

— Sont-ils cochons tout de même, ces hommes !

— Ça c’est rudement vrai, affirmait Laurence.

Il se narrait encore d’autres histoires. Mais l’accent anglais de Germaine ravissait surtout Nina. Elle s’amusait énormément à écouter sa camarade décrivant la misère de sa famille, les manies de son père, un clergyman qui avait eu quatorze filles. Puis, soudain, une tristesse envahissait Lucie : elle songeait que ses parents à elle n’étaient ni misérables, ni méchants et, dans une sévère accusation de soi, elle se jugeait une mauvaise enfant. Le souvenir lui venait de son père, de sa rage indignée quand il la chassa, lui reprochant l’avoir déshonoré. Un gros chagrin la prenait ; elle restait abîmée en des pensées terribles, se considérant comme un être abominable, digne de toutes les infortunes. Cependant, une question de Laurence venait interrompre ses réflexions :

— As-tu fini le bouquin que je t’ai prêté ?

— Oui, je l’ai lu avec Emilia ; c’était joliment beau.

Elle résumait l’ouvrage avec des admirations. Les fins indécises des chapitres l’avaient surtout émotionnée. Il fallait être pas bête du tout pour faire des livres comme ça !

— Oui, mais seulement, expliquait Emilia, il y a quelque chose d’idiot : c’est un curé qui veut coucher avec Djemma, tu sais la jeune fille qui épouse Ribéric, à la fin, quand sa blessure a guéri.

— Pourquoi est-ce idiot ? demanda Laurence.

— Tiens, parce que c’est pas vrai : les curés ne sont pas comme ça du tout ; j’ai vécu assez avec peut-être, je le sais bien, ils ne voudraient pas faire de peine à Dieu.

— Bon, la v’là repartie avec son bon Dieu, cette calotine-là ! clamait Reine agacée.

— Ah ! tu sais, toi, Reine, dis pas de mal du bon Dieu, ça porte malheur,

— Et puis, si on ne croyait pas aller au ciel plus tard, avec ça que se serait drôle la vie !

— Ah bien ! si tu crois y aller avec la vie que tu mènes, toi ?

— Et bien ! quoi ? Pourquoi pas ? Quand on fait pas la noce pour son plaisir, on est toujours pardonnée, bien sûr, seulement, dame ! il faut toujours penser à Dieu et puis faire bien ses prières ; voilà tout.

— Avec ça que tu n’y prends pas du plaisir à rigoler.

— Moi ? Jamais de la vie !

— Pourquoi que tu fais la noce alors ?

— Tiens, si ta mère t’avait foutue à la porte, sans un sou et enceinte encore, qu’est-ce que t’aurais fait, toi ? Quand j’ai été accouchée, il a bien fallu que je vive, et puis que j’avais pas d’état. Mais c’est égal, si je serais au pair, je filerais un rude coup… et puis les hommes pourraient encore venir me courir après, c’est moi qui les rembarrerais. En attendant je fais ma prière tous les soirs à Sainte-Madeleine, une prière qu’on m’a apprise, même qu’elle n’est pas longue du tout ; avec ça on est sauvée et puis, si je me confesse avant de mourir, je serai pardonnée.

Avec un grand respect, les femmes écoutaient les explications prolixes d’Emilia. Reine se retirait en un coin haussant les épaules. La dévote expliquait la religion et racontait des miracles qui émerveillaient Lucie Thirache. Elle pensait qu’un être comme Jésus, capable de ressusciter les morts, devait être un Dieu, certainement. Elle demanda à sa compagne de lui enseigner sa prière à Madeleine ; si ça ne pouvait pas faire de bien, ca ne ferait toujours pas de mal. Reine, agacée à la fin, demanda :

— Est-ce qu’il ressuscite aussi les pucelages, dis, Emilia ?

Une quinte d’hilarité torsionna les femmes, la dévote elle-même ; et toutes se mirent à lâcher des plaisanteries. Lucie, d’abord, avait trouvé sale ce genre de distraction ; peu à peu elle s’y était habituée, devint même très habile à détourner de leur sens primitif, pour les rendre grivoises, des expressions très simples. Mais Reine, en ayant lâché une plus forte que les autres, toutes se récrièrent, après avoir ri. On n’était pas dégoûtante comme ça. Est-ce qu’elle se croyait chez Blanche, dans une maison à soldats ? C’était révoltant à la fin, si Madame l’entendait elle serait contente vraiment : on croirait une fille de passe.

Et Laurence, avec acrimonie, déblatéra sur les passes que Donard ramassait dans la rue pour les servir aux débauchés. Il y en avait beaucoup au 7, en ce moment-là, à cause du conseil de révision. Elles resteraient jusqu’après les examens de mars, où affluaient les étudiants.

— Si encore c’était tout, renchérissait Emilia ; mais l’autre jour, Madame disait qu’il en arriverait encore beaucoup pour les fêtes de Gayant, et puis pour la rentrée des vacances. Comme c’est amusant ; des sales filles qui font le trottoir !

Lucie Thirache les méprisait :

— Si c’est permis ! En voilà une bêtise de vouloir être libre à ce prix-là.

— Oh ! et puis Monsieur, les protège trop, elles deviennent hardies, remarquait Reine.

— C’est parce qu’il est trop bon, répondit Nina.

Elle ressentait, à l’égard de Monsieur, une craintive admiration. Ce potentat faisait de rares apparitions parmi les femmes, quand éclatait une querelle trop violente pour que Madame pût l’apaiser seule, ou quand une bande de pochards menaçait dévaster l’établissement. En dehors de ces rares solennités, Monsieur ne se montrait pas. Il découpait à la mécanique de minces porte-pipes en bois, ne descendant de son atelier que s’il avait réussi particulièrement une pièce, pour la soumettre à tout son personnel, dans un triomphe.

Lucie lui trouvait l’air très distingué, l’estimait fort instruit. Si jamais elle se mariait, elle aurait voulu avoir un époux « dans son genre. »

— Et puis il travaille si bien, ajoutait-elle, émerveillée !

— La toilette, Mesdames !

C’était la gouvernante qui prévenait les filles de s’habiller pour la soirée.

— Déjà ?

Elles se levaient, ravies de cette distraction. Pendant une heure, sous l’œil bienveillant du patron promenant son pantalon blanc dans le couloir, c’était un va et vient continuel. Ces dames se rencontraient sur l’escalier, un pot dans une main, un seau dans l’autre.

Et, dans la salle tendue de cuir rouge, les banquettes qui recouvraient les baignoires ayant été retirées, les femmes faisaient leurs ablutions en riant, en se jetant de l’eau à travers la pièce.

Ensuite, Lucie Thirache grimpait lestement l’escalier, toute frissonnante de la fraîcheur qui régnait en la cour couverte et dans le couloir ; Madame la rejoignait dans sa chambre et, tandis que la fille s’habillait, elle inspectait minutieusement l’armoire à glace, les effets, en faisant mille questions. Elle confiait à Nina, que décidément Reine était trop brutale avec les messieurs ; elle serait obligée de la changer. Et Lucie, très fière de ces confidences, énumérait les défauts de sa compagne, engageait la patronne à la faire partir. Ainsi elle se donnait des airs de supériorité. Mais Madame s’apaisait : Pensez donc ; une nouvelle que je ne connaîtrai, ni d’Ève, ni d’Adam. Et elle supposait cette future pensionnaire avec tous les défauts. Elle finissait par dire : Je vais encore essayer comme ça, quelque temps. Tiens, appelle-la un peu que je lui parle.

Bientôt toutes les femmes étaient réunies dans la chambre de Nina. Madame épanchait des conseils, des recommandations. — Surtout, n’est-ce pas ? il faut être bien aimables avec le monsieur à favoris d’hier soir. C’est un homme très bien, qui a de l’argent ; celle qui saura le prendre, il lui paiera ses dettes et il la mettra dans ses meubles. Vous verrez ce que je vous dis.

La patronne descendue, les voix s’élevaient en un concert d’éloges ; Lucie Thirache demandait :

— Est-ce qu’ils sont riches les Donard ?

— Je te crois, répondit Laurence. Ils sont tous patrons, de père en fils, dans cette famille-là ; et, tu sais, ils en gagnent de l’argent !

— Oui, même que le père à Monsieur, il tenait une maison au bout de la rue d’Arras.

— Et elle ?

— Elle, c’est la fille de la mère Trumet, celle qui avait le 7. Sa mère l’a mise en pension jusqu’à vingt ans et puis ensuite, le père Trumet l’a enrôlée dans son bataillon.

— On dit aussi que celui qui l’a eue le premier, a payé 1,500 francs.

— Pour une seule nuit ?

— Ah ! je sais pas. C’est joli tout de même.

— Je crois bien. Mais aussi elle est encore fort chic, remarquait Lucie.

— Oui, elle a du galbe. La mère Trumet a dû être contente de sa fille ce jour-là.

— Oh ! elle l’adorait, sa mioche ! Aussi elle l’a mariée avec un homme très bien qui a fait son droit, et puis il nous évite un tas d’embêtements avec la police, parce qu’il sait bien ce qui est défendu.

— Elle doit être joliment heureuse.

— Elle le mérite bien, c’est une bonne femme. Et dire qu’il y a des gens qui lui reprochent son état !

— Faut-il être bête !

— Et puis il y a pas de sots métiers, il y a que de sottes gens.

— Et elle n’est pas sotte, elle ; oh ! non alors !

— Comme elle sait deviner les carottes qu’on veut lui tirer !

— Elle ne se laissera pas flouer allez, cette femme-là.

— Y a pas de danger, elle tient trop à son argent pour ça.

— Ça se comprend, quand on a en tant de mal à le gagner.

— Peuh ! elle n’a pas eu tant de mal que ça, c’est la mère Trumet qui lui a tout laissé, et puis le père Donard. Sans compter que la maison, ne va pas déjà si bien.

— Elle la laisse joliment tomber. Elle ne s’en occupe pas assez.

— Ça, elle est flemmarde comme tout.

— Pourtant, ça ne va pas d’être flemmarde, quand on est intéressée comme elle.

— Pour ça, elle l’est intéressée ! Vois-tu comme elle vient toujours fouiller partout, pour voir si nous n’avons pas d’argent en cachette.

— Oui, elle a une peur bleue que nous ayons des économies et qu’un beau jour nous lui payons nos dettes, pour la planter là.

— Elle nous espionne rudement.

— Oh ! oui, alors, elle nous espionne. Elle est toujours sur notre dos…

— Ne parlez pas si haut, tas d’imbéciles ! elle est peut-être derrière la porte ; elle écoute toujours tout ce qu’on dit.

Et Lucie Thirache allait voir doucement par le trou de la serrure s’il y avait quelqu’un dans le couloir.