Chair molle/1/6

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Auguste Brancart (p. 75-82).
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Première partie


VI


De ce jour, naquit, entre elles, une étroite intimité.

Maintenant Lucie Thirache ne pouvait pas se passer de Léa. Assise près d’elle en un coin du divan, elle aimait rester des journées entières les jambes enchevêtrées aux siennes, les mains enserrant sa taille, la regarder toujours.

Elle ne travaillait plus. Elle était toute à cette affection qui la distrayait de sa vie monotone, éloignait les souvenirs tristes, les appréhensions terrifiantes. Et elle trouvait un ineffable plaisir à procurer à cette fille toutes les joies, à veiller à son bien-être avec une constante sollicitude. En retour elle recevait des caresses, des protestations d’amitié et de dévouement qui la charmaient.

C’est que, jusqu’alors, dans sa vie nouvelle, Lucie avait souffert d’un isolement pénible. Elle ne sentait entre ses camarades et elle aucun lien affectueux : Les câlineries qu’on lui prodiguait pour obtenir de sa bonté quelque service, cessaient, sitôt le service rendu. Elle s’en désolait, prise de la vague appétence d’un attachement plus durable.

D’abord elle avait recherché l’affection de quelques clients du 7. Mais souvent leurs visites s’espaçaient, et même, s’ils venaient chaque soir, la longue attente où elle restait toute l’après-midi lui devenait une douleur. Et puis, en la présence des hommes, elle se sentait gênée ; dans le plaisir, dans les conversations on la traitait toujours comme une inférieure vénale, jamais comme une égale. Ses expansions étaient repoussées, crues feintes, moquées. Et il fallait encore, le métier l’exigeant, gratiner de faveurs semblables les indifférents et les êtres chéris. Cela la répugnait fort. Ainsi les mâles ne pouvaient satisfaire à ses désirs d’épanchements amoureux. Elle renonça très vite à chercher parmi eux l’idéal rêvé.

Cet idéal, elle se le représentait surtout par le souvenir. C’était Léon, non l’amant, le maître, mais l’amoureux d’avant sa chute, qui l’étreignait toujours, lui chantant de flatteuses paroles, empressé à lui éviter tout chagrin.

Lorsqu’elle eut connu Léa et sa tendresse, il lui sembla que ses aspirations étaient réalisées bien au-delà de ses rêves. Cette fille savait joindre à une grande habileté amoureuse, un raffinement délicat dans le choix de ses prévenances. Vautrée tout le jour aux côtés de Lucie, elle ne tarissait pas son admiration pour les sveltesses de l’adorable Nina, pour les pâles matités de ses chairs, pour la petitesse rare de ses extrémités. À chaque exclamation élogieuse, de ses longues et fines mains, elle caressait les membres vantés avec une chatouillante lenteur. De tels attouchements, fréquemment répétés, maintenaient Lucie Thirache en un énervement délicieux. Une telle apologie de ses charmes, murmurée en languissantes inflexions, étaient à la fille une harmonique mélodie, berceuse de son imagination somnolente. Puis soudain, à la vue de cette femme couchée sur ses genoux, faisant saillir pour elle les courbes lascives de son corps, tournant vers son visage de grands yeux noirs tout humides de larmes amoureuses, une triomphante vanité empoignait Lucie : elle était reine, l’autre esclave ; ses gestes ordonnaient, ceux de l’autre affirmaient obéissance, et il lui prenait parfois, une rage d’afficher son autorité, des envies féroces de torturer cet être si beau, de pouvoir crier ensuite : « Cette femme est à moi, c’est mon bien. » Elle ressentait aussi une vindicative jouissance à verser en ses mains tout l’or de ses profits ; la chair en vente perpétuelle achetait de la chair à son tour ; elle, toujours possédée, possédait enfin. Et elle entendait jouir de cette possession dans toute sa plénitude. Léa ne devait jamais la quitter ; à un asservissement de toutes les minutes Lucie astreignait son amante, heureuse d’imiter les mâles qui la tenaient elle-même, sans un répit, à leur disposition. Et d’autant plus parfait était son bonheur, d’autant plus sûres ses représailles que Léa, avec la gracilité élégante de ses formes, avec sa chevelure bouclée, coupée court, son langage brutal et son habitude de jurer approchait davantage à la virilité.

Mais c’était une virilité gracieuse, exquise, originale, bien différente de l’autre. Ses brutalités, si spontanées qu’elles fussent, paraissaient toujours affectées ; sous les paroles les plus grossières perçait comme un affinement de la pensée, une subtile intention de parodie ; sous un geste brutal des souplesses se devinaient, et puis de ce corps toujours en mouvement, à peine vêtu de soieries volantes, sourdaient d’odorantes effluves qui soûlaient Lucie, l’affolaient de passion. Tantôt c’était les fines émanations de la verveine, de la violette, et la fille se plaisait à les humer sur la nuque rose de Léa, parmi les frisons bruns qui chatouillaient ses narines frémissantes ; tantôt les forts parfums du patchouli ou du musc s’exhalaient de son amie, quand elle courbait le torse ou soulevait les bras, et alors, avec de grands battements de cœur, elle se serrait à son amante, aspirant de toutes ses forces les grisantes suavités, laissant ses mains se perdre sur la peau humide et satinée, bien autrement douce que celle de l’homme. Et, malgré ce satinement, cette douceur, malgré les molles rondeurs où elle semblait s’enfoncer, Lucie se sentait aussitôt étreinte, avec une énergie qu’elle ignorait chez les mâles les plus robustes ; elle était embrassée furieusement sans être meurtrie, mordue sans être blessée. Elle goûtait d’infinies délices où paraissaient ensemble et des alanguissements et des tensions et des faiblesses et des vigueurs.

Mais le pouvoir de les rendre exclusives, multipliait les charmes de ces voluptés. Nul de ces plaisirs n’était répété avec d’autres. Elles gardaient le secret de leurs délices, elles éprouvaient une grande joie à se regarder devant les pensionnaires du 7, d’une façon à elles particulière, en se passant la langue sur les lèvres, qui évoquait en leur esprit la pensée de leurs secrètes félicités.

Et cet amour grandissait.

Quand son amie était absente Lucie se sentait prise de mélancolie ; ses anciennes épouvantes lui revenaient et les moments qu’elle passait ainsi en des rêveries lugubres lui faisaient apprécier davantage la présence de Léa. Elle s’aperçut aussi qu’elle avait une rivale, Laurence. Cette femme avait d’abord paru très intriguée de leur intimité. Bientôt elle sembla désirer vivement connaître les charmes et les talents de la Parisienne. Elle la comblait de présents, lui adressait mille compliments, lui procurait des michés riches. Il y eut une lutte de générosité. Lucie se promit ne pas se laisser vaincre ; à elle seule appartenait de parer Léa luxueusement comme une amante adorée. Chaque jour, cette fille se trouva ornée de rubans neufs, de colliers différents. D’abord Lucie méprisa ces efforts ; Léa l’aimait trop, et l’autre n’était pas assez séduisante ; elle perdait son temps. Mais, à mesure que les cadeaux de sa rivale furent présentés plus beaux, à mesure qu’elle vit Léa devenir plus aimable pour cette femme, ses dispositions changèrent. Elle fut prise d’une rage sourde contre cette Laurence, une voleuse ! Car enfin, elle aurait donné tout ce qu’elle possédait, pour garder l’amour de Léa, et vouloir lui prendre Léa, c’était vouloir lui prendre tout son bien. Et puis, c’était de furieuses colères contre son amante, qui n’était pas assez revêche à l’égard de cette femme. Elle l’accablait d’injures, l’avilissait de toutes les épithètes infamantes, et, soudain, dans une peur qu’elle ne fut fâchée et ne courut se jeter aux bras de l’autre, elle se faisait petite, suppliante, pleurait à ses genoux en lui demandant pardon. Mais ces humiliations qu’elle s’imposait, augmentaient encore sa haine contre Laurence.

Pour l’agacer elle ne négligeait aucun moyen. Elle avait repris ses chants, et, sans cesse, elle adressait à Léa les paroles amoureuses de ses romances avec de tendres œillades. Elle exigeait que son amie lui donnât devant sa rivale, les marques les plus évidentes de la passion. Et le soir, au salon, elle s’ingéniait à enlever les clients de Laurence, la dénigrant auprès de tous. Mais l’autre ne se lassait pas ; ses cadeaux arrivaient plus nombreux et plus riches. Lucie fut obligée à y répondre par d’autres présents plus riches encore. Toutes deux s’endettèrent auprès de leurs camarades.

Enfin, Lucie triompha ; elle donna à son amante, des boucles d’oreilles en or vrai. Et dès lors, son mépris pour « l’autre » éclata. Elle la savait ruinée, incapable d’un nouvel effort. Ce furent de continuelles moqueries. Lucie tournait en dérision toutes ses paroles, toutes ses attitudes, tous ses actes. Des scènes violentes eurent lieu ; avec des injures, elles se menaçaient en une furieuse gesticulation. Mais Madame intervint, leur déclara que si elles ne parvenaient à s’entendre, elle les enverrait toutes deux au diable, loin de leur chère Léa. Elles durent se contenter alors d’échanger des allusions blessantes ; un débinage mutuel de leurs décatissures.

Cependant quand elles pouvaient se rencontrer seules, en un couloir désert, en une chambre vide, des luttes silencieuses s’engageaient, où, armées de leurs peignes, une flamme haineuse dans le regard, elles se faisaient de profondes égratignures, s’arrachaient des poignées de cheveux, se déchiraient leurs vêtements.