Chair molle/1/7

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Auguste Brancart (p. 83-89).
Première partie



VII


Toutes étaient réunies au couloir du premier étage, pour la visite. Vêtues de chemises décolletées, elles s’appuyaient au mur et la blancheur du linge propre tachait crûment le rouge sombre des boiseries. La patronne adossée à la rampe de l’escalier, lisait le Petit Nord.

À une porte, le docteur se montra, laissant échapper une femme, interrogeant : « À qui le tour ? » Un frisson courut parmi les filles, avec un murmure. Elles se poussaient mutuellement vers lui. Nina se trouva la plus proche. Il lui donna une tape sur l’épaule et l’emmena en goguenardant.

Maintenant, Reine racontait que cette fois encore, elle l’avait échappé belle, et les autres répondaient très bas, pénétrées de l’importance solennelle de cet examen. Un temps assez long s’écoula sans que Lucie reparût. Anxieusement, les femmes regardaient cette porte qu’on ne rouvrait pas. Elles s’étiraient et s’agitaient dans un malaise. Laurence se fâcha même presque haut : « Ah ça ! est-ce qu’elle allait les faire poser longtemps ? C’était pas permis de vous faire droguer ainsi, quand on avait une frousse pareille ! » Madame finit par lever les yeux, elle demanda : « Mais qu’est-ce qu’elle fait donc ? » Enfin Nina revint ; elle avait les yeux fixes, la face exsangue, un tremblement agitait ses mains. Le docteur la suivait. Il s’approcha de la rampe et s’entretint avec Madame.

Lucie Thirache restait debout dans une hébétude désolée. Parfois, sous la longue chemise encadrant les tons d’ivoire de la peau, une secousse montait de ses jambes, la faisait se roidir. Et dans son esprit, les idées lentement s’associaient. Ainsi elle était prise, empoisonnée par ce mal qu’elle avait tant redouté. Elle était perdue sans remède. « Fallait-il être canaille tout de même pour infecter ainsi une pauvre fille, sans raison ! Qu’allait-elle devenir ? » Elle regardait le tapis, sans voir. Son corps semblait insensible ; elle sentait seulement la pesanteur de ses mains au bout des bras ballants.

— Eh bien, ma pauvre amie, il va falloir nous quitter ?

La patronne était devant elle et lui prenait les mains en une étreinte de commisération. Lucie, d’abord, ne saisit pas le sens de ces paroles, mais elle comprit qu’on s’intéressait à elle, et, un moment, elle considéra Mme Donard en souriant avec une douceur stupide. Puis, vaguement, elle eut une résonnance des mots prononcés et elle demanda, inquiète :

— Comment, nous quitter ?

— Mais oui, ma pauvre Nina ; tu le sais bien.

Elle se souvint : le règlement voulait que les femmes arrêtées à la visite, fussent conduites à l’hôpital, dans la journée. Aussitôt, cette idée d’hôpital la terrifia. Elle y voyait à la fois une prison, un lieu d’infamie et de torture, elle s’écria :

— Oh non ! Madame, vous ne me laisserez pas partir, n’est-ce pas ?

— Mais tu sais bien que je n’y puis rien, fit la Donard, étonnée de cette résistance.

— Oh ! gardez-moi chez vous ; vous me cacherez quelque part, où vous voudrez, mais pas l’hospice ; oh non ! pas l’hospice, je ne veux pas.

Elle éclata en sanglots. Sa terreur était au comble. Il lui semblait que si elle allait là-bas, tout serait fini ; elle mourrait seule, abandonnée à la merci des carabins, et, en un instant, toutes les accusations qu’elle avait entendu proférer contre les hôpitaux lui revinrent à la mémoire. Elle se vit opérée douloureusement, battue par les sœurs, affamée ; on l’étendait sur des tables de marbre à côté d’instruments tranchants, et l’image de son corps tout semé de plaques rouges, tout bossué d’ulcères, venait encore s’imposer à elle impitoyablement, augmentait son désespoir. Soudain elle se rappela une histoire contée par Léa ; une patronne, à Paris, avait su soustraire ses filles aux investigations de la police. Elle se figura que la Donard avait le même pouvoir, et, pour la supplier d’en user en sa faveur, elle se répandit en objurgations :

— Oh ! madame, je vous en prie, gardez-moi. Enfin c’est chez vous que j’ai attrapé ça, à votre service, pour vous gagner de l’argent. Dites ? n’ai-je pas toujours été une bonne fille ? Vous ne pouvez pas m’abandonner ainsi. Mon Dieu ! mon Dieu ! pauvre fille que je suis ; pourrie à vingt-deux ans, pourrie à vingt-deux ans.

Les poings aux tempes, les yeux fermés, elle répéta plusieurs fois ces mots qui résumaient tout son malheur, tout son avilissement, toutes ses craintes. Puis elle se remit à pleurer, regarda la patronne qui semblait impatiente et faisait de grands gestes, en parlant au docteur prêt à partir. Alors Lucie lui jeta des phrases dramatiques qu’elle avait entendues autrefois au théâtre et dont la réminiscence venait s’imposer à elle tout à coup.

— Pitié ! pitié ! Vous ne pouvez pas faire ça, vous ne le voudriez pas !

Le docteur était descendu après avoir rassuré d’un signe la Donard bouleversée. Et maintenant cette femme se révoltait, parlant très haut à ses pensionnaires : « Mais on n’avait jamais vu ; cette fille était vraiment folle. Elle savait bien ce qu’il en était en se mettant en maison. Elle n’avait qu’à ne pas y entrer. Voyez-vous ça, elle, la patronne, aurait trimé pendant vingt ans pour arriver à faire fermer son établissement, afin de contenter les caprices d’une espèce qui se laissait communiquer la pourriture à plaisir ! On a beau être bonne on ne peut pas être bête ! Voilà qu’on lui faisait des scènes maintenant, comme si c’était elle qui donnait la maladie. »

Lucie Thirache, voyant l’insuccès de ses paroles, se perdit en une mimique exagérée. Elle se contorsionnait, se jetait à genoux, tendait les mains, se relevait.

Pour toute réponse la patronne commanda :

— Allons, va prendre tes affaires. Puisque tu n’es pas plus raisonnable, on va venir te chercher. Tu partiras tout de suite. Tu ne veux pas y aller ? J’y vais moi-même.

Elle entra dans la chambre de Nina.

Lucie s’était tournée vers ses compagnes qui l’examinaient l’air navré.

— Léa, Germaine, Émilia mes amies, je vous en prie demandez qu’on me garde. Oh ! si vous saviez comme j’ai peur. Je ne veux pas aller à l’hospice, je ne veux pas… et la phrase s’acheva dans des sanglots.

Les filles très émues pleuraient. La Donard revint ; d’un geste elle renvoya les femmes, et s’étant penchée à la rampe, elle se retourna.

— Allons vite, il faut filer. On vient te chercher.

— Oh non ! ce n’est pas vrai, dites ? demanda encore Lucie parmi ses pleurs.

Un agent parut sur la dernière marche, et derrière lui, deux hommes en tabliers blancs s’avancèrent vers la fille. À leur vue elle se recula. Une colère, brutalement, l’envahit contre Madame qui l’abandonnait. Ses muscles se tendirent, elle prit son élan pour s’élancer sur la patronne, hurlant :

— Canaille, va !

Les infirmiers l’avaient empoignée, ils la retenaient dans leurs fortes mains. Lucie, féroce, rageait, crachant à la Denard, qui haussait les épaules au fond du couloir :

— Tu me le paieras. C’est de ta faute, grosse vache ! Tu recevais toutes sortes de crapules dans ton ignoble boutique. Oui, c’est de ta faute ! je te la ferai fermer ta sale boîte : Tu y as reçu des enfants qui n’avaient pas dix-sept ans ! Attends un peu que je sois guérie, tu en verras de rudes, toi et ton grand maquereau de Donard.

Les hommes en tabliers blancs descendaient en l’emmenant, tâchaient à maîtriser ses brusques mouvements. Elle, dans sa fureur, luttait, criait des injures. Ayant relevé la tête au bas de l’escalier, elle vit Léa, accoudée curieusement à la rampe et l’entendit se plaindre :

— Zut alors ! moi qui ai encore bu dans son verre, hier soir !