Chair molle/2/10

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Auguste Brancart (p. 159-164).
Deuxième partie



X


— Savez-vous que ça devient assommant votre baraque, Monsieur Huchez ; il n’y a plus un chat, déclarait un soir Lucie Thirache.

— Oh ! dame, que voulez-vous ? C’est la morte saison ; c’est pour moi comme pour vous, n’est-ce pas ?

Elle vint s’asseoir, découragée, aux côtés de Dosia, qui babillait avec la directrice. Elle voulut se mêler à la conversation, mais ces dames échangeaient des souvenirs sur des lieux où elles avaient demeuré, et Lucie fut vite ennuyée, avec un mépris pour son amie, qui servilement écoutait les révélations de Mme Bronier sur Boulogne, une sale ville.

Dans un coin, de tout jeunes gens, des collégiens sans doute, fumaient d’énormes cigares et s’allongeaient des coups de badine sur les jambes. À tous, Lucie désœuvrée trouvait un air bête. Elle regardait la salle, passait en revue les murs, les becs de gaz, les tables. Elle héla le garçon, se fit apporter une absinthe, puis, ce furent des soins infinis à confectionner le breuvage : elle leva très haut la carafe, prenant intérêt à voir s’opaliser l’émeraude de la liqueur. Elle chanta à son tour avec une nonchalance, simulant des efforts pour se mettre debout. Puis, elle sortit avide d’air, agacée.

Dans le café, près l’estrade, elle aperçut, en rentrant, un jeune homme installé. C’était un des habitués les plus bruyants de la bande riche.

Dans un grand besoin de conversation, Lucie courut à lui :

— Tiens ! vous n’êtes pas au bal, vous, on m’a dit que tous vos camarades y étaient partis.

— Oh non, j’ai pas pu y aller. Je me suis fait une foulure.

Levant la jambe, il montra son pied emmaillotté.

— Tiens ! où est-ce que vous avez attrapé ça ?

— C’est en sautant par-dessus des rosiers dans le jardin de ma cousine. Il y a un parterre qui en est plein. Alors j’ai voulu sauter. Puis je ne sais pas comment que ça c’est fait ; probablement que je suis mal tombé.

— En v’là une idée aussi, de sauter par-dessus des rosiers !

— Peuh ! Je saute souvent bien plus haut que ça. Oh ! mais on a du jarret, vous savez.

Et il montrait ses cuisses énormes, étroitement serrées dans un pantalon rougeâtre.

Remontée sur l’estrade, Lucie examina le jeune homme avec une admiration pour sa force musculaire. Elle le considérait minutieusement. Là, vrai, c’était un garçon joliment solide. Elle voyait son dos voûté, très large, tendant l’étoffe d’un veston vert, son col épais, sa petite tête, sous des cheveux couleur de chanvre ; des mains carrées aux doigts courts ; des poignets forts. Oui, c’était un fameux gars, bien laid, par exemple, avec son nez interminable qui semblait écraser une petite moustache blondasse, et des yeux bêtes, d’un bleu sale, cernés en des paupières rougies. C’était dommage, un homme si bien bâti.

Un désir la reprit de causer :

— C’est à vous cette chaîne ? Est-ce qu’elle est en or ?

— Ça ; et s’approchant encore à l’estrade, il montra l’objet.

— Tiens, il y a un G sur le médaillon : vous vous appelez Georges ?

— Tout juste.

— Oh ! comme c’est lourd : ça doit coûter cher, hein ?

— Je ne sais pas, c’est ma cousine qui me l’a donnée.

— Ah ! Elle est jeune votre cousine ? demanda Lucie, intriguée de voir ce nom revenir sans cesse dans les discours de l’homme.

— Ah oui ! jeune ! c’était comme on l’entendait ; pour une corneille, c’était l’adolescence ; enfin elle avait cinquante-deux ans.

Ils rirent beaucoup. Une familiarité naissait entre eux.

— Prenez-vous quelque chose ? offrit-il.

— Volontiers : Jacques, une fine.

— Et à moi une chope ? oui, une chope.

Lucie interrogeait Georges sur ses camarades ordinaires. Lui, tout en buvant, donnait des détails. La fille était charmée de l’entendre accuser l’un et l’autre. Il devait avoir raison ; tous maintenant, lui semblaient ridicules. Georges, tout à coup, lui dit :

— Mais vous devez joliment vous embêter, ici, maintenant ?

— Oh pour ça, oui ! Elle narra ses ennuis sans fin. Son amant était parti aux grandes manœuvres, elle restait seule avec Dosia, dans un trou comme Arras, une ville infecte.

— Bah ! c’est parce que vous ne savez pas vous y amuser. Moi, toutes les après-midi, je vais en voiture à la campagne, à Baurains vous savez, dans la propriété de ma cousine. Elle n’y est jamais ; ça fait que je m’amuse tant que je veux. Vous devriez bien venir avec moi, un jour ; ça fait que ça vous distrairait. Voulez-vous que nous y allions ensemble demain ?

— Eh bien, et mon amie ? je ne peux pas la laisser seule.

— La grosse, là-bas, Dosia ? Eh bien vous l’emmènerez : plus on est de fous plus on rit.

Dosia, consultée, ne demandait pas mieux ; seulement elle craignait être vue, avait peur qu’on ne racontât l’histoire à Émile et à Charles.

— Bah ! Ils n’en sauront rien ! Et puis, d’abord, il n’y a pas de mal.

Elles acceptèrent avec un remerciement.

— Alors c’est entendu, n’est-ce pas ? Demain, à deux heures, à la porte Ronville. Bonsoir.

Lorsqu’il fut sorti, les deux femmes se regardèrent un instant. Et Nina, devinant une question dans les yeux de sa compagne, la rassura en riant :

— Oh non ! alors, il n’y a pas de danger ; tu ne l’as donc pas regardé ? Oh non ! il est trop laid et puis trop bête !…