Chair molle/2/9

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Auguste Brancart (p. 155-158).
Chapitre X  ►
Deuxième partie



IX


Après le départ de Charles, on vécut doucement, dans une somnolence béate. Les nuits de spasmes avaient épuisé la fille. Ses crises hystériques s’étaient atténuées, plus rares, et ce fut d’abord pour elle un étrange bien-être, dormir seule, longtemps. Elle restait au lit jusque l’heure du dîner. Le soir, elle chantait paresseusement, impatiente de rentrer vite chez elle pour reprendre son sommeil. Elle était vraiment heureuse ; elle n’avait nul souci, elle ne devait plus orner les meubles, acheter des fleurs et des bibelots, veiller sans cesse à réjouir son amant. Ses rêveries elles-mêmes étaient devenues plus vagues. À peine, par instants, quelque regret des joies enfuies, et vite, ces impressions s’effaçaient ; elle retombait dans sa torpeur satisfaite. Seule, la perspective du retour de Charles lui apparaissait toujours comme un événement désirable. Un jour, bientôt, elle les retrouverait ces infinis plaisirs ; et, sans doute, ce repos absolu durant un mois, lui rendrait meilleures les caresses.

Ainsi elle vivait, engourdie, contente.

Mais elle fut distraite de cette insouciance par l’arrivée d’un comique engagé pour la saison d’été. Il s’intitulait Cretson, comique danseur, et à la porte du café concert, il avait fait établir un cadre contenant dix-huit photographies de sa personne dans dix-huit poses et dix-huit costumes différents. Cet homme, aussitôt, était devenu l’ami des deux chanteuses, et Dosia, venant chez Lucie, s’accompagnait toujours de ce collègue nouveau. Décidément, il était très drôle, amusant au possible. Dans une figure vieillotte, ridée, complètement glabre, deux petits yeux clairs sous des arcades sans sourcils. Ces yeux s’écarquillaient en folles grimaces sur un nez aplati, souligné d’une bouche énorme sans cesse remuante. Point d’âge, peut-être point de sexe. C’était dans la chambre de Lucie, un esclaffement continu des deux femmes, lorsque Cretson, se promenant de long en large, allant du lit au canapé, agitant ses jambes moulées en un pantalon mauve, sautillant, lâchait un flot de paroles. Il jacassait de tout, il déballait une érudition étonnante. Ses paroles dévalaient sans arrêt, avec des inflexions grotesques, des calembours, une débauche de cris et de gestes. On n’était pas plus drôle. Lucie et Dosia s’émerveillaient, riaient, s’indignaient, craignaient l’interrompre, toutes à l’admiration de ce bagou. Et, lorsque l’homme était parti après avoir siroté plusieurs verres de punch ou de café, les deux femmes débordaient en éloges. Elles se communiquaient les mots retenus, leurs surprises joyeuses, ressassaient les plaisanteries du comique.

Insensiblement, Cretson devint pour Lucie un compagnon nécessaire ; elle avait un besoin de l’entendre toujours. Et la fille eut une vraie douleur lorsque, un beau jour, il quitta la troupe, après une dispute très chaude avec Bronier. Il partit sans même dire un adieu aux chanteuses.

Lucie, restée seule encore une fois, voulut reprendre sa vie paresseuse de sommeil et d’avachissement. Mais la société du comique lui avait donné une irrésistible envie d’avoir quelqu’un près elle. Elle ne pouvait plus dormir. Elle s’ennuyait affreusement au lit. Son existence lui apparaissait maintenant très vide, d’une monotonie désolante. Dosia elle-même ne la distrayait plus, cette fille s’était liée avec Madame Bronier qui, dans une toquade de vieille femme trop chaste, la poursuivait partout, et la comblait de cadeaux. Lucie, séparée de son amie, sentait croître encore l’ennui. Un désespoir. Elle sentait naître en elle, et, malgré elle, une mauvaise humeur étrange. Une alternative constante de subits désirs et de subits dégoûts, lui faisait craindre que son caractère ne devînt versatile. Et, à des intervalles de plus en plus rapprochés, le frisson amoureux la saisissait.

Elle comptait les jours, parfois elle songeait à lâcher le beuglant pour rejoindre Charles. Elle éprouvait un besoin croissant de l’homme.