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Chair molle/2/12

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Auguste Brancart (p. 171-179).
Deuxième partie



XII


Lucie ne revit plus son amie. Maintenant elle restait chez elle tout le jour avec son Georges, se gorgeant de liqueurs et de sucreries. Elle ne s’intéressait plus à orner sa chambre ; sur le parquet, sur les meubles, partout traînaient des litres, des assiettes sales en piles, pleines d’os rongés, de couennes roulées en spirales.

Un vendredi matin, la fille était assise sur le lit, débraillée. Georges se vautrait dans le canapé, écrasant un amas de robes, des couvertures jetées là, au hasard. Il était en chemise, dans un pantalon déboutonné, et fumait en une pipe de terre brune, sans dire un mot. De la rue, du marché voisin, une rumeur montait, incessante, apportant vaguement les cris des poissonniers mêlés aux glapissements des marchandes. Tout à coup, Lucie, qui sirotait un verre de punch, leva la tête.

— Dis donc Georges, et les mouchoirs de Charles, les as-tu rapportés ?

— Bah, c’est pas la peine, ils sont tout déchirés.

— Allons bon, qu’est-ce que tu en as encore fait ?

— Tiens, je pouvais pas m’en servir, alors, comme j’avais besoin de torchons très doux pour essuyer mon fusil, je les ai pris pour ça. Ça va très bien.

Lucie, d’abord, parut fâchée.

— Oh ! tu sais, si tu y tiens, je peux te les rendre. Tu n’auras qu’à les blanchir et puis à les repriser. Toi, qui as été couturière, tu dois savoir faire ça, et ton type n’y verra que du feu. Il gobe tout, ce tourlourou de mon cœur.

— Oui, oui. En tous cas, il n’a pas l’air de gober ma dernière lettre, voilà cinq jours que je l’ai mise à la poste, il ne répond pas.

— Oh ! écoute, moi je comprends ça. Tu le rinces un peu dur, ce bon militaire ! C’est pas permis de se foutre des gens, comme ça.

— Oui, mais moi, c’est que ça ne fait pas mon compte, tu sais. Où veux tu que nous trouvions de l’argent à c’t’heure ? C’est pas Dosia, peut-être, qui m’en passera. En voilà encore une sale grue ! Elle est jalouse, tu n’as pas idée.

— Et bégueule, aussi ! Ce qu’elle a eu l’air indigné, l’autre jour, en me voyant.

— Oh ! et puis, tu ne sais pas ? Elle a été dire partout que j’étais une salope. On me l’a encore répété hier, chez la blanchisseuse. Oh ! je lui ferai payer ça, à cette grue. Une fille pour qui j’ai tout fait.

Révoltée, elle se perdit dans un regret interminable des services rendus à cette femme.

Le vent d’ouest apportait les bruits de la gare. Un train arrivait : ce fut d’abord un continu grincement dont le ronflement s’accrut, s’approcha, entrecoupé de sifflements plaintifs ; puis, un froissement de fer strident se prolongea, et il y eut un arrêt, un mugissement de vapeur haletante, une intermittence de sourds tamponnements, en série.

— Tiens, v’là l’omnibus de Dunkerque, dit Georges. Il est déjà dix heures et demie. Hein, si Charles revenait !

Et de sa langue passée entre les lèvres, il fit une moue qui égaya Lucie.

— Oh ! qu’il est drôle. Viens que je t’embrasse, grosse bête.

Il ne voulut point se déranger. Non, tant pis. Il était trop bien. Ah ! bien, elle non plus ne se dérangerait pas pour un mufle pareil. Et tous deux, un instant se turent, elle, froissée de cette indifférence, lui, très fier de se voir désiré. Plusieurs coups, familièrement frappés à la porte, firent remarquer à Georges que les huîtres arrivaient.

— Non, c’est pas possible, ou bien il faut qu’elle soit joliment en avance.

Lucie, vaguement inquiète, ajouta :

— Va vite ouvrir la porte.

Georges refusa, et la fille, maugréant, sauta du lit, courut à la porte, ramassant en sa camisole ses chairs croulantes. Elle tourna la clef. Le battant s’ouvrit violemment. Dans le chambranle, un officier apparut, tout pâle.

Lucie s’effara :

— Comment, c’est toi, Charles ?

On ne répondit pas, on examinait la chambre et Lucie, épouvantée, suivait les regards, les gestes de son amant avec un accroissement de terreur.

Sur le parquet, des bouteilles vides s’alignaient ; la table était surchargés de verres graisseux ; dans l’armoire béante, du linge sali ; il aperçut enfin Georges, très rouge, immobile, dans une stupeur. Alors le miché éclata, et, balbutiant, lâchant les phrases, il criait avec des jets de salive :

— Tonnerre de Dieu ! Sacrée garce ! Je comprends maintenant pourquoi tu me demandais de l’argent. C’était pour entretenir Monsieur. Non ça, je ne veux pas ; je vais vous faire coffrer tous les deux ; la marmite et vous le maquereau, oui le maquereau.

Il sortit avec lenteur, comme attendant une récrimination de Georges, qui se tint coi prudemment. La porte fut fermée à double tour.

Lucie et Georges étaient attérés. Enfin, lui fit un mouvement pour se rhabiller, pestant :

— Ben, vrai, en voilà un imbécile. Est-il bête, et nous sommes dans des beaux draps.

— Bah ! tais-toi, c’est de la frime ; il n’y a pas de danger qu’il aille chercher la police ; il a trop peur du scandale.

— Hum ! Crois-tu ?

— Ça… Mais il serait plus attrapé que nous, s’il faisait ce coup-là.

— Encore toi, ce n’est rien ; mais moi, ça ferait du propre si mes parents savaient ça. C’est du coup que je ne pourrais plus me marier.

Lucie Thirache eut une pitié, et pour le rassurer :

— Oh ! tu peux être tranquille, va. Il va revenir tout seul et nous nous en irons.

— Oui, n’est-ce pas ? Il n’oserait pas nous faire arrêter.

— Mais non, je te dis ; il va revenir et puis nous partirons. Ce n’est pas un grand malheur ; nous irons à Lille ensemble, veux-tu ?

— Des prunes, ma fille ! Ah non, alors ! Crois-tu que je vais m’en aller de chez moi ? Tu iras toute seule. As-tu de l’argent au moins ?

— Mais tu sais bien que, depuis deux jours, j’ai tout acheté à l’œil.

— Tiens, voilà vingt francs. Il ne reviendra donc pas, cet animal-là ?

Lucie Thirache prit le louis, touchée de ce cadeau. Elle s’était vêtue à la hâte, presque réjouie : cet événement qui venait faire diversion lui semblait fort burlesque. Un homme, elle en trouverait trente-six pour un ; c’est pas ça qui la gênerait. Ce qu’elle allait faire la noce quelques jours, libre enfin, seule, à Lille ! Elle entassait dans une valise ses peignes, ses brosses, son linge. Elle y voulut mettre une boîte à veloutine, mais la houppette s’échappa et, sur sa robe, la poudre se répandit, tachant la soie noire de longues traînées grasses.

— Allons, bon ; il ne manquait plus que cela ; c’est toujours comme ça quand on est pressé.

Cet incident l’attrista. Il fit naître en elle comme une appréhension.

— Va voir un peu à la fenêtre s’il ne vient pas, dit-elle.

Georges, qui marchait de long en large sans arrêt, souleva les rideaux, jeta un regard sur la place bruyante :

— Non, je ne le vois pas. Mais, tu sais, il peut bien revenir ; je me fous un peu de lui, avec ma canne, je le forcerai à se tenir tranquille.

— Oh ! si tu crois qu’il se laisserait faire comme ça.

— Bah ! il n’a pas l’air bien solide, ton Charles !… Oh ! et puis, il nous laissera bien partir, n’est-ce pas ?

— Peuh ! peuh ! quand il dit quelque chose, il le fait. J’ai salement peur qu’il ramène la police.

— La sale farce que ça serait ! Mais tu disais tout à l’heure, qu’il n’y avait rien à craindre.

— D’abord, ce n’est pas vrai ; c’est toi qui faisais le brave.

Il y eut un silence, tous deux maintenant, s’attendaient à une catastrophe.

Et, dans son affolement, Lucie se voyait replacée sous la surveillance, elle s’abandonnait à imaginer ce malheur prévu. Ils regardaient la porte, tous deux, en réfléchissant.

Soudain un bruit de pas pressés dans l’escalier.

— C’est lui, fit Lucie.

— Il est seul ; quelle veine !

D’un coup la porte s’ouvrit, l’officier entra l’air penaud, avec une rage dans les yeux :

— Allons, foutez-moi le camp, tous les deux, nom de Dieu ! Je vous laisse partir, parce que je ne veux pas être à de pareilles affaires surtout en votre compagnie, Monsieur. Maintenant, faites-moi le plaisir de déguerpir tout de suite. Vous pouvez être sûr, que tout le monde saura comment vous avez agi. Ramassez vos affaires et foutez-moi le camp.

Georges, aussitôt parut ravi. Il empoigna en hâte son fusil, sa canne, sa carnassière. Et, dès que Charles eut achevé de parler, il s’enfuit.

Lucie le suivait, portant à la main sa valise demi fermée. Dans le couloir, au moment de descendre, un besoin de se venger de sa peur l’empoigna, elle se retourna, vit son amant, debout sur la porte et lui cria dans une fureur :

— Au revoir, canaille, salop, cochon !

La porte se referma brutalement, Lucie, en courant, rejoignit son Georges qui déjà sortait de la maison :

— Eh bien ! qu’est-ce que nous faisons ? demanda-t-elle ?

— Oh ! fais ce que tu voudras, ma fille ; moi je me sauve, en attendant.

— C’est comme ça que tu me lâches, après ce que j’ai fait pour toi ?

Georges eut un mouvement de colère :

— Comment ce que tu as fait pour moi ! Espèce de putain. Mais c’est toi, tu m’as attiré chez toi, malgré moi. C’est de ta faute si tout ça m’arrive peut-être. Tu as fait si bien, que je ne pourrai plus me marier. Ah ! tu veux que je t’entretienne encore, Mademoiselle. Oh ! tu peux bien aller pourrir où tu voudras, ça m’est tout à fait égal.

Et il s’éloigna furieux, rapide, sans tourner la tête.