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Chair molle/2/13

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Auguste Brancart (p. 181-184).
Deuxième partie



XIII


Lucie était restée seule sur la place du Marché, au seuil de la maison. Hébétée, elle regardait dans une vague attente d’un secours imprévu, avec un espoir d’être rappelée dans sa chambre, pressée d’excuses et de caresses. Autour d’elle, une animation continue bruyait. Des femmes, des demoiselles en toilette, circulaient devant les tables de pierre, examinaient les soles que les marchands claquaient l’une à l’autre, en criant les prix. Des ménagères comméraient devant les vendeurs, dont les bourgerons bleus dominaient l’entassement des poissons nacrés, luisants, sur les étals. Dans l’air, se heurtaient des rumeurs, des bruits de conversations qui étouffaient des marchandages grossiers, des traînements de sabots lourds sur l’asphalte.

Lucie malgré elle, s’intéresse à ce bruit, considère tout curieusement. Elle voudrait s’étourdir à jamais. Elle sent que toute pensée lui sera désormais douloureuse. Et, par degrés, elle se reprend à rêver, toujours immobile : Ces gens-là sont heureux ; ils n’ont point de peines cuisantes. Elle seule se trouve encore sans abri, repoussée de tous. Des larmes lui vinrent aux yeux. Là, vrai, elle n’avait pas de chance, elle n’en aurait jamais ; et toujours c’était la faute des hommes qui se moquaient d’elle, sans pitié.

Un gamin passant lui demanda :

— Vous allez à la gare ? Mademoiselle. Voulez-vous que je vous porte votre valise ?

Cette question, brusquement, changea les idées de la fille.

— Oui, c’est ça, prends la valise. À quelle heure le train pour Lille ?

— Oh ! nous arriverons, allez, c’est à midi un quart.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle allait, par petits pas pressés, dans la rue Saint-Aubert, sous un gai soleil. La vitesse de sa marche semblait enfin l’éveiller d’une stupeur pénible. Oui, elle irait à Lille. Mardi elle y était restée quelques heures et, vraiment, elle avait trouvé cette ville très amusante. Des images rapides lui revenaient à l’esprit. Elle se voyait traversant la rue de la gare, si large, au milieu d’une cohue en gaîté. Elle irait là, certainement. Il lui souvenait de s’être rencontrée, en un café, à des hommes bien distingués. Mais vite elle chassa de telles pensées. Des hommes ! Oh ! pour sûr que non, elle n’en verrait plus ; oh non ! c’était bien fini, cette fois. Elle allait se remettre au travail et vivrait seule.

Et, soudain, une idée l’arrêta dans ses projets d’avenir. Ce Georges, tout de même, quel sale individu ! Elle se rappela toute la vie passée avec lui, les continuels présents qu’elle lui donnait, comment elle avait fait son éloge à Dosia, l’autre jour encore. Oh ! du reste, Charles, c’était bien la même chose : car, elle le sentait à présent ; elle n’avait point cessé de l’aimer pendant son absence. Elle avait pris Georges pour se désennuyer ; mais, au fond, c’était toujours à Charles qu’elle songeait. Eh bien, c’était encore un rude celui-là.

En un moment Lucie avait oublié les cadeaux de l’officier, ses longues prévenances, le tour qu’elle-même lui avait joué. L’arrivée imprévue de Charles lui apparaissait comme une machination préparée contre elle, si noire qu’elle anéantissait les bontés antérieures.

En avançant dans la rue Ernestale, elle se retraçait tous les détails de son séjour à Arras. Vraiment, elle avait fait une belle affaire, en y venant. Et c’était encore la faute à cette garce de Dosia. Un foutu métier, éreintant, contraignant les femmes à se coller avec d’ignobles michés. Heureusement c’était fini. À Lille, un sûr bonheur l’attendait.

Elle était arrivée à la porte Rouville, s’approchait à la gare. Et, tandis qu’elle rajustait la voilette de son chapeau, indifférente aux regards curieux des paysans, au salut amical de deux officiers, paradant en culottes rouges, elle sentait naître en elle comme une joie tranquille. Cette idée du travail, dans une vie honnête, lui souriait : mais plus que tout, elle était heureuse en songeant qu’elle échapperait aux hommes ; et il lui semblait que ne plus coucher avec les mâles, serait leur infliger juste vengeance, cruelle et délicieuse.