Chair molle/3/1

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Auguste Brancart (p. 185-193).



TROISIÈME PARTIE





I


À Lille, dans l’étroite rue du Bois-Saint-Étienne, Lucie Thirache était venue se loger au second étage d’une maison très vieille. Elle avait à dessein choisi cette rue, sachant que les loyers y étaient moins chers et que le voisinage du théâtre, de la gare, des larges voies populeuses, lui devait abréger ses courses à la recherche de michés et rendre plus aisée sa chasse aux louis.

Souvent, l’hôte mâle du lit était un commis voyageur ou un employé de bureau. La nuit d’amour, payée d’avance régulièrement, s’achevait de bonne heure, et Lucie insouciante de se créer une clientèle fixe, laissait partir l’homme de grand matin, en lui accordant à peine un au revoir somnolent.

Elle, aussitôt, se remettait à dormir, heureuse, vautrée en travers du lit, et c’était dans la vaste chambre aux rideaux fermés une soûlerie de sommeil.

Vers deux heures elle ouvrait les yeux. Le sommeil disparaissent lui laissait aux membres une voluptueuse torpeur comme une chaude envie de rester ainsi, toujours mollement couchée. Elle frottait ses paupières mi-closes, et sa rêverie mêlait aux souvenirs de la nuit, les projets pour la journée commençante ; chaque fois elle craignait d’être réveillée trop tôt. Une peur navrante la faisait courir à la fenêtre et ouvrir les rideaux, puis tout éjouie par l’inondation instantanée des rayons solaires, elle se couchait, impatiente de ressentir encore cette exquise torpeur. Elle aimait alors considérer sa chambre. En face, encadrant les fenêtres claires, le mur couvert d’un papier bleu. dont elle examinait les dessins jaunes aux formes indécises que l’humidité illustrait par endroits de courbes dentelées. Entre les fenêtres, une large commode à marbre gris, surmontée de bibelots divers. Elle parcourait tendrement des yeux l’acajou luisant de la toilette flamande et son miroir limpide soutenu par des cous de cygne. Tous ces objets lui appartenaient. Elle pourrait, en quittant cette chambre, les emporter tous, et l’image du tapissier, donateur de ces meubles en paiement de faveurs répétées, venait hanter son esprit, souriante, obèse, épanouie.

Lucie poursuivait l’examen du mobilier en une soupçonneuse défiance. Parfois le contact d’une canne éraflait le bambou des chaises, ou bien la bougie en se fondant, avait maculé la table d’une tache épaisse. Elle se levait en hâte et, dans une inquiétude chagrine, elle frottait les meubles endommagés, longuement.

Elle ne se lassait pas de ces nettoyages et s’attardait autour des meubles dans une fierté propriétaire. Puis, lorsque tout était redevenu luisant, elle observait à la fenêtre le va-et-vient de la voie publique. La rue du Bois-Saint-Étienne, était presque déserte. Jamais Lucie ne voyait passer une voiture, à peine quelques piétons pressés. La fille s’attristait de cette solitude. Le badigeon jaunâtre des maisons voisines, la peinture déteinte des contrevents la dégoûtaient encore et elle se penchait, avide de vie et de mouvement, pour entendre gronder au loin le bruit des boulevards. Elle tâchait à regarder la rue des Suaires, à sa gauche, où le défilé des passants serpentait. Mais, à l’angle des deux rues, l’enseigne d’une serrurerie, énorme clef de zinc fixée et la muraille, obstruait la vue. Elle coupait les passants, empêchait de voir, et Lucie s’épandait en une rage imprécante, lorsque la clef, barrant le spectacle d’une cohue, permettait à peine entrevoir les jupons secoués de deux femmes s’injuriant, ou les jambes traînantes et arquées d’un ivrogne conduit au poste. La fille s’exaspérait. Elle maudissait la clef, en lui reprochant son plaisir. Elle s’en prenait au serrurier, s’étonnant que la police tolérât une pareille obstruction. Elle rêvait apostropher cette canaille, lui faire enlever son enseigne de force. Et très vite, un bruit, le passage lointain d’une voiture ou le son ronflant d’un orgue lui faisaient perdre ses colères, la retenaient curieuse, tendant l’oreille, subitement calmée.

Puis, sans quitter la fenêtre, Lucie oubliait la rue. Durant des heures, elle se perdait en un tourbillon de visions rapides, à peine conscientes. Lentement, le soleil s’abaissait derrière la masse ombrante du grand théâtre, laissant le quartier solitaire dans l’indécise clarté du crépuscule. Alors seulement la fille revenait au souci des choses journalières. Elle jetait autour d’elle un dernier regard curieux. Les maisons s’effaçaient assombries, profilant sur l’horizon grisâtre les arêtes vagues de leurs saillies. Des nuages lourds, attristants tachaient le ciel, immobiles. Pour échapper à cette vue elle fermait la fenêtre et, dans la chambre enténébrée, allumait une lampe de verre bleu afin de préparer son unique repas, le même toujours, cru, aigrelet : une salade de laitue baignée de vinaigre. Jamais elle ne cuisinait un plat chaud par une crainte d’empester sa chambre soigneusement parfumée en tous coins. Le repas fini, elle se levait très sérieuse, avec le sentiment de commencer enfin la besogne du jour.

À parfaire sa toilette, Lucie gravement employait un énorme soin. Devant son armoire à glace, c’étaient de continuels tournoiements sur un talon, sur l’autre, des contorsions du cou, penché vers l’épaule, pour scruter la draperie habilement chiffonnée de la jupe. Elle trempait une serviette dans sa cuvette à dessins roses et se frottait le visage minutieusement, dans les creux. Après s’être lavée, elle allumait une bougie auprès de la lampe, en face de la glace, pour enrouler la frisure de ses cheveux autour d’une épingle échauffée.

La toilette s’achève. Le corsage fort tendu, moule la taille amincie par le corset. Lucie se dresse très droite en sa robe collante et elle jette un dernier coup d’œil à la glace. Cet examen met à ses lèvres un sourire satisfait. Vraiment, elle se trouve ainsi très attrayante. Ses cheveux tombent sur le front en frisures molles, laissent une raie blanche entre leur alignement et l’arc des sourcils. Les yeux, couleur de bronze, ont de chauds reflets.

Avec du rouge, étendu à la patte de lièvre, elle donne à ses pommettes un éclat rutilant, et ses tempes étaient encadrées par le balancement rythmé des boucles d’oreilles, larges anneaux d’argent emmêlés aux touffes des cheveux. Elle admire orgueilleusement ses bras, sa poitrine élevée jusqu’au menton, ses mains enfermées en de hauts gants de couleur claire. Puis elle se retourne, se cambre, se veut examiner toute et de tous les côtés, ravie de prévoir une chasse heureuse.

Tel était le but avoué de ses coquetteries. Mais, au fond, Lucie vivait dans l’adoration absolue de son corps. Sur elle-même, elle avait reporté le besoin d’affection qui toujours l’avait tourmentée.

Enfin, elle parfaisait l’harmonique symphonie des couleurs et des lignes, en jetant sur ses épaules un cache-poussière, gris perle, aux pans doublés de grenat. Sur sa tête elle posait une toque, fixée par un voile blanc enlacé au cou. Et, la conscience gaie, Lucie descendait pour commencer la tâche quotidienne.

Jamais elle ne quittait la sombre rue du Bois-Saint-Étienne sans jeter à la clef un regard haineux. En entrant dans la rue des Suaires, elle embrassait d’un coup d’œil la double sente des trottoirs, décochant une œillade dès qu’elle apercevait, dominant le fouillis des vestes et des robes, la forme haute d’un chapeau. Mais cette rue, roulant un flot d’ouvriers et de filles, était vide le plus souvent de michés raccrochables.

Rapidement, Lucie gagnait le théâtre et, pour franchir la place, elle aimait retrousser très haut ses jupes, faire admirer leurs dessous propres. Elle abordait au café Jean, portant au bras un rouleau de musique, elle s’avançait à petits pas, avec des arrêts brefs devant les boutiques, ou elle bousculait à dessein les hommes pour soupirer aussitôt de captivantes excuses. Dédaigneusement, elle toisait les femmes, pleine d’un mépris vertueux contre ses collègues de joie, ayant pour la tenue sobre des dames mariées, une respectueuse compassion. Elle arrivait ainsi à sa première halte, un grand magasin d’orfèvrerie très éclairé.

Quoique les objets de la montre lui fussent connus dans leurs moindres ciselures, elle s’arrêtait, par contenance en se rappelant les hommes coudoyés et leurs mines engageantes ou fâchées. Par instants, elle détournait la tête et scrutait la rue. Cependant, reprise quelquefois d’une curiosité, elle restait perdue en une longue observation de l’étalage, oublieuse de son labeur, jusqu’à ce que le contact d’un pardessus masculin ou le frôlement d’une canne l’eut fait retourner.

D’une marche traînante, elle s’approchait à la gare. Là des trains, versaient continuellement sur la place une foule effarée ; et c’était pour Lucie une délicate besogne, deviner la fortune des débarquants, leurs dispositions à la bien accueillir. Lorsque cette seconde station n’avait point réussi, la fille recommençait en sens inverse, sans répugnance pour ce trajet monotone. Sur la grande place, elle attendait longtemps devant les grilles de la halle, indécise à franchir la chaussée. Enfin, elle pénétrait dans la rue Nationale. La double traînée des lampadaires, s’étendait à l’infini ; entre eux les lanternes des voitures se mouvaient jumellement dans un isolement bizarre. Au commencement de la rue, sa tenue hautaine et presque décente, persistait. Mais, quand elle était parvenue aux endroits sombres, ses allures brusquement changeaient. Elle se déhanchait, désireuse de prendre une revanche de ses poses austères ; et lasse enfin d’espérer qu’on viendrait à elle, Lucie Thirache raccrochait. Elle accostait les hommes bien vêtus, en murmurant d’abord quelques propositions d’un air détaché, sans paraître y tenir ; dans la suite, impatientée de sa déveine, elle se faisait pressante et suppliante, avec des vanteries pour sa virtuosité érotique. Aux jours de guignon, dix heures sonnaient avant qu’elle eût réussi à séduire un mâle. Les rues devenaient désertes, le bruit décroissait confus, Lucie ne distinguait plus à cette heure, qu’un murmure uniforme et vague coupé par le roulement des voitures attardées. On fermait les boutiques. Les cafés, par flots, se vidaient. Le théâtre, aux entr’actes, dégorgeait la foule des spectateurs et Lucie, revenue sur la place, faisait alors de longues stations, son cache-poussière entrebâillé afin de paraître plus avenante. Lorsque ces manœuvres étaient restées infructueuses, vers onze heures, elle allait aux Bouffes.

La lourde moiteur de l’atmosphère enfumée l’y réchauffait, l’y grisait ; elle devenait très drôle, très hardie, achevait perdre sa morgue de femme chic. Et, toute folâtre, elle courait de tables en tables, lançant des calembours. Elle quêtait des cafés, des chartreuses, en s’asseyant au coin des chaises, avec des rires pour les hommes, des frôlements pour leurs moustaches. Presque toujours, après une demi-heure de ce manège, elle sortait au bras d’un monsieur.

Sous le cadran illuminé de grand’garde, devant l’enfilade réglementaire des fiacres, on débattait le prix. Le marché conclu, on gagnait rapidement la rue du Bois-Saint-Étienne et l’on montait.

Lucie Thirache se livrait ainsi, au premier venu, pour vingt francs.