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Chamfort/Conclusion

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(p. 283-287).


CONCLUSION


Nous avons essayé de faire connaître la vie et les écrits de Chamfort. À la fin de notre travail, nous souhaiterions pouvoir nettement marquer quelle est, en définitive, la valeur de son caractère et la portée de son œuvre.

« Si Chamfort, a dit Rœderer, ne passait rien aux autres, il ne se passait rien non plus à lui-même. » Ce mot juge l’homme. Il eut un idéal moral et voulut que sa conduite en fût l’expression. Probité, dignité, indépendance : voilà les termes du programme qu’il se traça à une époque, dans un milieu où dominaient l’intrigue et la servilité. Les nécessités et les hasards de la vie le placèrent parfois dans des situations qui étaient en contraste avec ses principes ; mais, quoi qu’en aient dit ses ennemis, il ne fit rien qui fût en contradiction avec eux. On a noté dans son caractère des petitesses et des travers : crainte exagérée du ridicule, défiance ombrageuse, morosité outrée, causticité amère. Nous ne l’en défendrons pas : mais serait-on bienvenu de ne pas l’en absoudre, lorsqu’on songe qu’on ne peut lui reprocher ni une platitude, ni une perfidie, ni une lâcheté ? Probité, dignité, indépendance, il confessa cet idéal par sa vie et par sa mort.

Moraliste, il n’eut point la curiosité avide et diversifiée d’un Montaigne ou d’un La Bruyère. — Son observation se tint et voulut se tenir exclusivement dans le milieu où il vécut. À le lire, même distraitement, l’on s’aperçoit vite qu’il n’est pas sorti du cercle restreint des gens de lettres, des gens de fortune, des mondains et des courtisans. Plus d’une fois d’ailleurs lui-même prend soin de nous en avertir. « Si Chamfort avait voyagé… », disait le prince de Ligne : ce qui signifie qu’il lui manque d’avoir voyagé non pas à travers les divers pays, mais à travers les diverses espèces d’hommes. N’ayant point songé à appliquer son observation à d’autres objets que ceux qu’il avait sous les yeux, les termes de comparaison lui firent défaut et il se montre peu capable d’abstraire et de généraliser. C’est au reste un point dont il ne se pique pas, et même il y répugne. Les généralisations sont, à ses yeux, une charlatanerie des moralistes. Chamfort, disait Rœderer, a plus observé le monde que la société ; et nous disons, nous, qu’il a observé l’humanité moins encore que la société. Aussi, manifestement, l’on commet une erreur autant qu’une injustice, quand on le taxe de misanthropie ; sa misanthropie, s’il en a parlé lui-même, ce n’est qu’en commettant une impropriété d’expression. Il fut, si l’on veut, mélancolique, au sens étymologique du mot ; misanthrope non pas, il ne le pouvait pas être, et pessimiste, moins encore.

Pourtant, ses observations ont beau être circonscrites dans un champ assez restreint, leur intérêt n’est pas médiocre. — Tout d’abord ne voit-on pas que les hommes qu’il observe ont alors comme accaparé la vie même de la nation ? Ceux qui ne sont pas de leur groupe ne vivent pas ; ils végétent. On trouve vite insipides les descriptions des milieux populaires et bourgeois où nous conduit Restif de la Bretonne, et c’est le fait du sujet bien plus encore que de l’écrivain. — De plus, parce qu’il se limite, le coup d’œil de Chamfort se précise ; moins étendue, moins variée, son observation est plus concentrée et plus nette. Si nous n’avions point de mémoires et de correspondances sur la haute société de la fin du XVIIIe siècle, son livre pourrait presque en tenir lieu ; au tableau qu’il trace il faut reconnaître qu’il manque des nuances ; mais les traits essentiels et la couleur générale sont exacts et vigoureux. — Remarquons enfin que le monde qu’il étudie est un monde factice ; les intérêts, les sentiments, les passions qui le font mouvoir ne tiennent presque rien des besoins, des affections et des tendances de la nature ; ils sont le résultat de l’organisation sociale, des usages, des conventions qui en sont nés. C’est ce que Chamfort a très bien vu ; et par là, ses études morales, comparées à celles de ses devanciers, ont un caractère de nouveauté. Non pas que cette influence des formes sociales sur l’individu n’ait été jamais saisie avant lui ; mais jamais on n’en avait fait l’examen avec un dessein aussi exprès et aussi suivi.

Lorsqu’il ne se contente plus d’observer et se prend à réfléchir, il se garde de toute métaphysique. Durant un court moment, nous l’avons vu, il essaya de s’élever jusqu’à la philosophie spéculative. Cette tentative n’eut d’autre résultat que de le décider à écarter plus résolument les problèmes et à s’attacher plus étroitement à la pratique. Dès lors il n’a plus occupé son intelligence que de ce qui intéressait son âme : point d’ambition de chercher une explication à sa vie, mais un constant effort pour lui trouver une direction et une règle. Rien ne lui paraît plus vain que l’exercice de la pensée, quand il est à lui-même son propre objet ; et tandis que ce qu’il admire « dans les anciens philosophes, c’est le désir de conformer leurs mœurs à leurs écrits », il laisse percer quelque irritation contre les hommes chez qui « l’esprit, cet instrument applicable à tout, n’est qu’un talent par lequel ils semblent dominés, qu’ils ne gouvernent pas ». À l’heure où il vécut, les questions de religion, de philosophie, de politique avaient été agitées en tout sens par les grands écrivains du siècle ; on peut dire que la foi morale de l’homme moderne avait été formulée. Mais cette formule restait vide : une foi, mais pas d’actes ; et Rivarol ne semblait pas exagérer quand il dénonçait en 1788 le déficit des idées. Chamfort a senti ce danger : à la veille de la Révolution, il a compris qu’on n’avait plus affaire de théories, que le détachement et même le désintéressement intellectuels n’étaient plus ni permis, ni possibles, que ce qui importait surtout, c’était de vouloir et d’agir. Dans un temps où la littérature trahit la lassitude et l’affadissement, voilà ce qui donne à son œuvre son caractère et son accent propres. « La conviction, a-t-il dit un jour, est la conscience de l’esprit. » Il aurait eu le droit de choisir ce mot pour épigraphe à son livre.