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Chamfort/Révolutionnaire/III

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(p. 262-282).


CHAPITRE III

SES DERNIÈRES ANNÉES, SON SUICIDE ET SA MORT.


Quand la Constituante se fut séparée, Chamfort semble s’effacer, ou tout au moins, comme nous dirions aujourd’hui, se retirer de la vie militante.

Sa santé, depuis si longtemps mauvaise, ne pouvait manquer d’avoir été éprouvée par cette fièvre d’émotions et de travail qui l’avait brûlé pendant les premiers jours de la Révolution. Il a dit lui-même comment, devenu valétudinaire, il lui avait fallu de plus en plus renoncer à l’action, et comment il s’y était résigné, sentant que son concours devenait moins utile à une cause près de triompher :

« Il est vrai qu’aux approches de l’hiver (de 1792), ma déplorable santé, qui suspend trop souvent mes travaux, et qui surtout m’interdit les grandes assemblées, me força, par degrés, à me priver des vôtres (celles du club des Jacobins)… La patrie, il est vrai, n’était pas encore sauvée, mais l’affluence toujours croissante parmi vous semblait le garant de son triomphe et du vôtre, et, dans le redoublement des incommodités que la foule me cause, je n’étais plus soutenu par ce sentiment si impérieux sur certaines âmes, ce je ne sais quel attrait attaché aux périls très instants[1]. »

En outre, ses amis les plus anciens et les plus intimes avaient disparu de la scène politique. Mirabeau, que Chamfort avait fréquenté presque jusqu’à sa dernière heure[2], était mort le 2 avril 1791. — Talleyrand, dès le commencement de 1792, suivait en Angleterre l’ambassadeur Biron, et, après être revenu quelques jours en France, il retournait à Londres au printemps de cette même année. — Pendant toute la durée de l’Assemblée Législative, Sieyès se tient à l’écart, et déjà d’ailleurs il avait commencé à se renfermer dans ce silence que Mirabeau avait appelé « une calamité publique ». La plupart des représentants à la Législative étaient jeunes ou inconnus. Chamfort ne pouvait guère songer à se lier avec ces nouveaux venus. Dès longtemps il n’était plus d’âge ni de caractère à rechercher des amitiés nouvelles il savait trop bien ce que valent ces liaisons formées dans l’arrière-saison de la vie : « Les nouveaux amis que nous faisons après un certain âge, a-t-il dit, et par lesquels nous cherchons à remplacer ceux que nous avons perdus, sont à nos anciens amis ce que les yeux de verre, les dents postiches et les jambes de bois sont aux jambes de chair et d’os[3]. »

Mais, bien que Chamfort se mette alors moins en vue, il s’en faut qu’on puisse dire qu’il se soit désintéressé de la marche de la Révolution[4]. Ce que l’on a pu recueillir de sa correspondance à cette époque est évidemment fort incomplet. Nous n’avons que deux lettres de lui écrites en 1792. Mais l’une (de janvier) nous le montre très attentif à l’attitude que les puissances monarchiques de l’Europe prennent vis-à-vis de la France révolutionnaire ; et dans l’autre, datée du 12 août, nous voyons qu’il aime toujours à se mêler aux mouvements populaires, et qu’il se réjouit à la pensée que le courant d’opinion parti de Paris entraîne la nation vers la République[5]. Et, la coalition une fois formée, après la prise de Verdun, quand, dans un dîner chez le ministre Lebrun, il dit, avec un rire dédaigneux : « Ah ! oui !… on dit qu’il y a des Prussiens ! » ce mot n’est point celui d’un sot, comme le prétend Baudin des Ardennes ; c’est la fière parole d’un homme qui sait ce qu’il y a de ressources de vaillance dans l’âme du peuple de France, et qui partage l’héroïsme confiant d’une nation qui, contre l’Europe entière, va jouer sa vie dans une partie qu’elle ne craint pas de perdre.

Il ne semble pas que Chamfort se soit engagé dans aucun des partis qui se formèrent à cette époque. Pourtant, lorsqu’il fut dénoncé à la Convention, ses dénonciateurs incriminèrent ses relations avec les hommes de la Gironde. Il s’en défendit.

« Il (le dénonciateur) me prétend lié avec la Gironde, dont je n’ai jamais vu un seul membre que dans des rencontres rares, imprévues et fortuites… Je porte un défi public à quelque homme que ce puisse être, de dire qu’il m’ait jamais vu chez un député de la Gironde et qu’il ait jamais vu un seul d’entre eux chez moi. De plus, grand nombre de personnes savent et peuvent se rappeler que mes idées ont été en opposition absolue avec les leurs sur presque toutes les questions importantes, comme la garde départementale, le jugement de Louis Capet, l’appel au peuple et plusieurs autres[6]. »

Quoique ces déclarations aient été écrites par Chamfort à un moment où sa liberté et peut-être sa vie sont en jeu, il ne les fait pas pour le seul besoin de sa cause ; elles paraissent sincères et exactes. Au mois de janvier 1792, quand les Girondins poussent à la guerre contre l’Autriche, Chamfort condamne cette politique, et, s’il connaît Brissot, Fauchet, rien ne marque qu’il ait eu des rapports suivis avec eux ; quand Roland le nomma à la Bibliothèque, il ne l’avait jamais vu ; il n’a pas eu avec Vergniaud d’autres relations que des relations mondaines[7]. — Pourtant l’accusation portée contre lui, tout en étant fausse, ne manquait pas de vraisemblance ; si aucun lien ne l’attacha à la Gironde, il avait des affinités avec ce parti. Comme les Girondins, il afficha tout haut son mépris pour certains révolutionnaires sans scrupules sans conscience. « C’est un ange que votre Pache, disait il un jour à un ami de celui-ci ; mais à sa place je rendrais mes comptes. » Il disait aussi, à l’heure où Barère commençait à prendre de l’ascendant : « C’est un brave homme que ce Barère, il vient toujours au secours du plus fort ». Avec les Girondins, il fut des premiers à appeler et à hâter l’avènement de la République. Il partagea cette foi généreuse qu’ils avaient dans la toute-puissance des idées, dans la vertu bienfaisante de la liberté.

« Chamfort, écrit Mme Roland, a partagé l’extrême confiance que j’ai toujours reprochée aux philosophes acteurs dans le nouvel ordre de choses ; il ne pouvait croire à l’ascendant de quelques mauvaises têtes et au bouleversement qu’elles seraient capables de produire. Vous poussez les choses à l’extrême, me disait-il quelquefois… Ces gens-là se perdent par leurs propres excès ; ils ne feront point rétrograder les lumières de dix-huit siècles[8]. »

Comme les Girondins enfin, après avoir mis de l’idéalisme dans sa vie, il sut mettre du stoïcisme dans sa mort.

Quoi qu’il en soit, si Chamfort s’est mêlé, à cette époque, de la politique, il n’a pas désiré, selon toute vraisemblance, y être mêlé ; il n’était pas devenu un indifférent, mais ne se souciait plus d’être un acteur. La cinquantaine une fois venue, combien peu d’hommes, à moins d’être au pouvoir, songent à rester à un poste de combat ! Et pour ceux qui ont le talent et le goût de l’observation, quelle tentation, au lieu de poursuivre leur marche, que de revenir sur leurs pas et de se rendre compte du chemin parcouru ! C’est là sans doute ce qui amena Chamfort à accepter d’écrire les Tableaux de la Révolution.

Cette entreprise de librairie avait été commencée par l’abbé Fauchet[9]. Au début de l’année 1791, un prospectus (s. l. n. d., in-8o, 4 p.) l’avait annoncée en termes ronflants au public :

« Des artistes citoyens vont buriner les grands tableaux de notre Révolution d’une manière digne de la France libre, de l’Europe qui s’ébranle pour l’être, et du genre humain destiné à le devenir. Ils ont à retracer des mouvements violents, des scènes terribles, des événements heureux et des prodiges de vertu. La nature sociale, comme la nature physique, est sublime dans ses bouleversements et ses orages, qui préparent l’équilibre des éléments et la sérénité des beaux jours… Cette société, qui réunit, pour la partie des artistes, toute la perfection des talents, a trouvé pour historien un homme, un patriote, témoin, acteur lui-même dans les scènes principales ; tous les jours de péril, toutes les nuits orageuses, il les a passés à la maison commune de la capitale ou sur le lieu de l’événement ; il a servi la liberté de sa fortune, de son zèle, de sa voix, de sa main, de sa vie… »

Cet historien qui se recommandait ou qu’on recommandait si bien au lecteur, c’était Claude Fauchet. Mais nommé, au mois d’avril 1791, évêque du Calvados, il ne tarda pas à s’apercevoir que ses fonctions épiscopales pouvaient suffire à l’absorber ; il sacrifia à l’administration de son diocèse son ambition d’écrire l’histoire, et, dans ce qui figure au recueil d’Auguis, il y a apparence que l’Introduction seule est de lui ; après l’avoir composée, il passa la main à Chamfort, qui accepta.

Il se chargeait, en vérité, d’une tâche assez ingrate et fort malaisée. Il faut songer, en effet, que dans cette publication illustrée, l’écrivain était subordonné au dessinateur ; celui-ci choisissait les sujets de ses planches que l’autre devait expliquer. Au lieu que le texte fût, à l’ordinaire, illustré par les images, les images devaient être illustrées par le texte. La suite, l’ordonnance, la proportion dans les développements devenaient presque impossibles. Chamfort a vivement senti cette gène, et, au risque de déplaire à son éditeur, il s’en est plaint tout haut :

« Nos lecteurs, dit-il, s’aperçoivent sans doute d’une des principales difficultés attachées au genre encore plus qu’à l’ordonnance de cet ouvrage, moins favorable souvent à l’historien qu’au peintre. C’est surtout dans l’histoire des premiers jours de la Révolution, que cette difficulté se fait remarquer, en rendant plus sensible la disproportion des moyens entre la plume et le pinceau. Aux premiers moments de l’insurrection parisienne, la multitude des tableaux simultanés, ou rapidement successifs, sert à souhait le talent de l’artiste ; tandis que l’historien, dans une dépendance plus ou moins gênante, rencontrant un sujet tantôt trop fécond, tantôt trop stérile, se voit forcé de resserrer l’un, d’étendre l’autre, au gré d’une convenance étrangère[10]. »

Il a sans doute compris aussi, sans le déclarer de façon expresse, qu’une pareille œuvre comportait une difficulté plus grave puisque l’éditeur des Tableaux de la Révolution annonçait nettement son dessein de faire de la propagande révolutionnaire, l’écrivain ne pouvait songer à se donner pour impartial et, partant, courait le risque d’être suspecté de n’être point exact. Ne pouvait-on point penser aussi que, suivant les cas, il hausserait le ton de l’apologie ou rembrunirait les teintes de la satire ?

À en croire Auguis, c’est là justement ce qui serait arrivé à Chamfort :

« Il nous semble, dit-il, que les Tableaux de la Révolution sont peints moins avec les couleurs de l’histoire qu’avec les passions du temps… Il n’est pas étonnant que, placé sur le cratère, au milieu des éclairs et des détonations, il porte dans ses récits le feu et la chaleur de tout ce qu’il entend… C’est vainement que le sang innocent a coulé, que le trône est ébranlé jusqu’en ses fondements, que la couronne chancelle sur le front des rois, que l’anarchie dresse une tête altière, et que les institutions s’écroulant ne laissent après elles que le désordre : tranquille au milieu de leurs ruines, il ressemble aux filles d’Æson, qui attendent des maléfices de Médée le rajeunissement de leur vieux père[11]. »

Mais ces lignes d’Auguis datent de 1824, c’est-à-dire des belles années de la Restauration, et il n’en faut pas plus pour expliquer tout « ce tintamarre et ce brouillamini », comme eût dit M. Jourdain.

À juger les choses posément, sans déclamation et sans comparaisons mythologiques, il est permis d’estimer que, si Chamfort n’a pas fait complètement œuvre d’historien, au moins a-t-il laissé des pages qui ne sont pas sans valeur historique.

Heureux sans doute de retracer et de revivre ces premières journées de la Révolution, si belles et si ardentes, il ne songe point à dissimuler son enthousiasme et ne cache point qu’il veut le faire partager à son lecteur ; il se donne nettement pour ce qu’il est, c’est-à-dire pour un homme de parti. Mais songeons que ce parti comprend alors tout un peuple, que l’esprit qui l’anime n’a rien de l’étroitesse des coteries et des sectes. Tout en reconnaissant que Chamfort, emporté dans l’élan révolutionnaire, n’a eu ni le désir ni le loisir d’appliquer aux hommes et aux choses cette critique indifférente à tout, hormis à la vérité, que nous exigeons de l’historien, on doit aussi remarquer, que, sans se tenir en défiance contre son enthousiasme, au moins veut-il s’en rendre compte. Il avait d’ailleurs trop de probité dans le caractère et trop de clairvoyance dans l’esprit pour ne pas se défendre contre l’injustice délibérée et la partialité aveugle. On peut bien relever dans son ouvrage des passages où l’apologie de la Révolution prend le ton du dithyrambe ; mais ne convient-il pas de passer condamnation sur ces formes conventionnelles, acceptées ou plutôt imposées par la rhétorique du temps ? Cela empêche-t-il qu’à plus d’une reprise son récit porte la trace de ses scrupules d’exactitude ? En est-il moins vrai que ses jugements, pour la plupart, ont pu être, plus tard, révisés dans la forme, mais non cassés pour le fond ? Si bien qu’en somme ces Tableaux de l’insurrection parisienne restent comme un document qu’il faut consulter, et que Mignet, un historien prudent et modéré sans doute, n’a pas hésité à leur faire de larges emprunts.

Il y a de plus fréquemment, dans ces pages, des traits d’observation morale qu’on ne saurait rencontrer partout ailleurs que plus espacés et moins expressifs : « L’histoire morale de la Révolution, a dit Chamfort, n’est pas d’un moindre intérêt que son histoire politique[12]… » L’histoire, considérée de ce point de vue, est vraisemblablement celle qui lui agréait le plus et qu’il eût souhaité pouvoir écrire. Comme on ne demandait pas tant au rédacteur des Tableaux de la Révolution et qu’on lui demandait autre chose, Chamfort ne se trouvait pas maître de traiter sa matière uniquement en moraliste. Mais heureusement il a cru pouvoir en plus d’un cas manifester ses préoccupations préférées et les marquer dans des morceaux qui relèvent singulièrement l’intérêt de son ouvrage. C’est ainsi qu’il démêle avec bien de la sagacité les divers sentiments des partisans de la cour quand, pour la première fois, ils se trouvèrent en face de l’émeute ; qu’il peint la peur et la colère qui, après la charge de Lambesc, firent de bourgeois timides des insurgés déterminés ; qu’il discerne les calculs des agents du gouvernement qui, au milieu de Paris soulevé, se décidèrent à servir la Révolution en la détestant. Même aux heures d’entraînement général, les manœuvres des intrigants et des habiles ne lui échappent pas, et il conte comment MM. La Vigne et Moreau Saint-Méry, après avoir, le 9 juillet, donné leur démission de présidents des électeurs, « pour n’être pas comptables aux despotes de l’énergie de l’Assemblée », se hâtent de reprendre leurs fonctions quand l’insurrection est triomphante. « La prise de la Bastille, ajoute-t-il ironiquement, acheva de les rendre intrépides[13]. »

L’imagination n’est point, d’ordinaire, le fait de Chamfort ; mais ici, encore plein de l’émotion puisée dans des spectacles dont il avait été le plus souvent témoin et que le burin du graveur replaçait sous ses yeux, il a pu peindre certaines scènes d’une couleur franche et vive, sinon éclatante. L’effarement de la population parisienne dans la nuit du 12 au 13 juillet, la marche de nuit des Gardes Françaises contre les troupes campées aux Champs-Elysées, la promenade du peuple après l’enlèvement des armes au Garde-Meuble, le Palais-Royal le jour de la mort de Foulon, tout cela forme autant de descriptions pleines d’animation et de vérité ; et l’on s’étonnerait de ne pas les trouver dans les anthologies, si l’on ne songeait que les Pensées et Anecdotes de Chamfort ont relégué dans l’ombre le reste de son œuvre.

Selon toute apparence, c’est à ces Tableaux de la Révolution qu’il dut d’être nommé à la Bibliothèque Nationale[14]. Au mois d’août 1792, il y avait un an déjà qu’il poursuivait l’entreprise commencée par Fauchet et faisait œuvre d’écrivain patriote. Or le puritain Roland ne put guère être sensible qu’à ce titre, quand il lui décerna son brevet de bibliothécaire ; et c’est ce que semble indiquer le libellé même de la pièce officielle : « Désirant, y est-il dit, confier la direction et la surveillance de la Bibliothèque Nationale et de toutes ses parties à des citoyens recommandables par leur savoir et leur patriotisme, sur le compte qu’il nous a été rendu des talents littéraires et du civisme éprouvé du sieur Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort, nous l’avons commis à la place de l’un des deux bibliothécaires ». C’était la première récompense qu’il recevait pour les services qu’il avait rendus à la Révolution.

Cette récompense, qu’il n’avait point sollicitée, n’avait d’ailleurs rien de magnifique : on ne le nommait point à une sinécure dorée, et le texte de son brevet l’en avertissait expressément.

« Comme sous le régime simple de l’égalité, disait ce document, la richesse n’est plus un prix digne du mérite et de la vertu, comme l’ordre sévère d’un gouvernement libre exige par rapport à ses fonctionnaires plus de services et moins d’émoluments, nous avons jugé que le traitement annuel des deux bibliothécaires nationaux devait être borné à la somme de quatre mille livres et à l’ancien logement qu’ils se partageront entre eux. »

La place était donc modeste et laborieuse ; mais elle convenait à la santé de Chamfort. Elle était aussi conforme à ses goûts ; car s’il est vrai, comme nous le croyons, qu’il a collaboré au Rapport de Talleyrand sur l’Instruction publique, il s’était déjà occupé, à cette occasion, des Bibliothèques publiques, et avait conçu ou tout au moins examiné des projets de réforme relatifs à leur organisation. Aussi, à cette heure, où il ne s’agissait pas seulement d’assurer la bonne distribution des richesses du dépôt qui lui était confié, mais encore d’y aménager les acquisitions nouvelles venues des bibliothèques princières ou conventuelles, Chamfort jugea que son emploi pouvait suffire à toute son activité. Aucune autre occupation ne vint l’en distraire ; et s’il ne nous a pas été possible de rien retrouver qui nous permette de montrer son action sur la marche de son service, au moins savons-nous qu’il était entré en relations étroites avec les membres de son personnel ; et, au témoignage de M. Léopold Delisle, il aurait, d’après la tradition de la maison, distingué et encouragé Van Praet[15]. N’eût-il rendu que ce service à la Bibliothèque, Chamfort devrait encore compter parmi ceux qui lui ont été le plus utiles.

Mais à peine était-il entré dans cette paix studieuse que s’ouvrit le régime de la Terreur. Il ne prit pas la plume pour le combattre ; mais très tôt il protesta contre lui par quelques-uns de ces mots que tous entendaient, retenaient et répétaient : « La Révolution, disait-il, est comme un chien perdu que personne n’ose arrêter ». — Commentant la fameuse devise : « La fraternité ou la mort », il la traduisait ainsi : « Sois mon frère ou je te tue » ; ou encore : « La fraternité de ces gens-là est celle de Caïn et d’Abel ». Ces libres propos ne pouvaient passer inaperçus. Il paraît en outre que sollicité par Héraut-Séchelles, qui comptait sur les tenailles mordicantes de Chamfort, d’écrire contre la liberté de la presse, il s’y refusa tout net. C’était plus qu’il n’en fallait pour le compromettre et le perdre. Aussi était-il déjà suspect, lorsqu’il fut dénoncé au Comité de Sûreté générale, par un de ses subordonnés à la Bibliothèque, nommé Tobiesen Duby.

On n’écouta pourtant pas ce triste personnage dès sa première délation. Mais il ne perdit pas patience, et le 21 juillet 1793 il priait le citoyen Gombaud-Lachaise, « militaire vétéran, rédacteur du Bulletin de la Convention », de transmettre aux membres du Comité de Sûreté générale un factum dont nous extrayons les lignes suivantes qui intéressent Chamfort :


Tobiesen Duby aux citoyens membres du Comité de Sûreté générale.

« Dimanche 21 juillet, l’an deuxième de la République.


« Citoyens,

« Je vous ai déjà dénoncé quelques détails des entretiens contre-révolutionnaires qui ont lieu tous les jours chez les citoyens Chamfort et Carra. En voici d’autres plus récents et qui m’ont trop révolté pour pouvoir en garder le secret.

« L’assassinat de Marat est pour eux le sujet d’une grande joie. Le roi Marat est mort : voilà leurs expressions. Ils s’entretenaient beaucoup avant-hier de la lettre de Marie-Charlotte Cordet (sic) à Barbaroux. C’est, disaient-ils, un chef-d’œuvre. C’est l’œuvre la plus sublime qui soit jamais sortie de la nature, etc… L’on m’a bien assuré que ces Messieurs gardaient précieusement cette lettre sur eux, en prédisant que dans vingt ans on recueillerait avec vénération les restes de celle qui l’a écrite. Le citoyen Bonnieu, seul patriote que je connaisse à la Bibliothèque Nationale… voulut défendre la mémoire de Marat et soutenir les principes. Chamfort tomba sur lui, l’accabla de sa colère, lui prodigua toutes les qualifications d’usage et lui reprocha de ne voir et de ne fréquenter que des Maratistes.

À cette lettre était jointe une dénonciation contre les autres employés de la Bibliothèque, Desaulnay, Van Praet, « Caristocrate sournois », Caperonnier, Barthélemy de Courçay, Barbier du Bocage, « aristocrate ricaneur », Cointreau, Levrier de Champrion, Girey-Duprey, Parquoy, les frères Chevrette et Cazenave (ces derniers garçons de service). — Le citoyen Gombaud-Lachaise ne pouvait rester indifférent à tant de zèle. Aussi, le 8 août 1793, transmit-il la lettre de Tobiesen Duby au Comité de Sûreté générale ; et, ne voulant sans doute pas être en reste de civisme, il dénonça Chamfort en son nom propre. Il lui faisait un grief d’avoir logé chez lui des députés montagnards ; car, à son gré, le « ci-devant secrétaire des commandements de Son Altesse pourrie le prince de Condé », en donnant l’hospitalité à ces bons citoyens, n’avait d’autre dessein que de les corrompre.

« Je vous préviens, ajoutait-il, que ce Chamfort dîne souvent chez le ministre de l’intérieur, non que je veuille inculper le ministre, mais c’est pour vous dire que c’est un serpent qui par des replis tortueux (sic) tâche de s’insinuer jusqu’à la poitrine de Garat. Je suis moi-même témoin de ses propos inciviques, de ses jérémiades sur les circonstances ; je serai son accusateur… Au nom de la République, point de demi-mesures ; rendez à la poussière ces êtres faits pour y être, et donnez aux patriotes la satisfaction de voir leurs ennemis dans une nullité absolue[16]. »

Chamfort, averti de ces menées, songea moins à se défendre lui-même qu’à protéger son personnel. « J’allai, dit-il, l’un des premiers jours d’août au comité de surveillance de notre section (celle de 1792), sur les premiers bruits vagues qu’on cherchait à répandre contre la Bibliothèque. Là, j’ai déposé sur le bureau un écrit dans lequel je demande que tous et chacun de ses membres soient examinés sur leurs actions, sur leurs principes et leurs sentiments[17]. » Mais déjà la dénonciation avait fait son chemin, et, à la fin d’août ou dans les premiers jours de septembre, tous ceux qu’avait désignés Tobiesen Duby furent incarcérés aux Madelonnettes. On ne les y retint pas longtemps, peut-être parce qu’on ne jugea pas suffisantes les charges élevées contre eux, plutôt parce que la prison était devenue trop étroite. Leur libération d’ailleurs n’était pas définitive ils restaient soumis à la surveillance d’un gendarme, qu’ils devaient loger, nourrir et qui demeurait près d’eux en permanence.

Il y avait là de quoi engager Chamfort à devenir prudent ; mais il ne sut pas et sans doute ne voulut pas l’être. La calomnie, avait-il dit, est comme la guêpe qui vous importune et contre laquelle il ne faut faire aucun mouvement, à moins qu’on ne soit sûr de la tuer ; sans quoi elle revient à la charge plus furieuse que jamais[18]. » Au lieu de se faire oublier, il entreprit de démasquer Tobiesen Duby, et de montrer que ce triste personnage n’avait eu d’autre but que de se débarrasser de ceux dont il convoitait la place. Le délateur, irrité, revint à la charge : « Je défie Chamfort, écrivait-il au journal de la Montagne, de rien avancer contre mon patriotisme ; mais je prouverai, quand il voudra, qu’il disait, il n’y a pas plus de six semaines, à un bon républicain que, s’il n’avait pas pillé, assassiné, s’il n’était pas Jacobin, il n’aurait pas de certificat de civisme. Je prouverai qu’il ne cessait de déclamer contre la Commune et tous les patriotes, et qu’il disait, à peu près en propres termes, que les honnêtes gens ne pouvaient pas mettre le pied dans leurs sections… » Quatre jours après (8 septembre), Chamfort répliquait par une lettre qui est bien plutôt un pamphlet contre son adversaire qu’un plaidoyer pour lui-même. Sans doute il y protestait d’une façon générale de son civisme, de son républicanisme, et même de son admiration pour les Jacobins. Mais il ne niait aucun des propos qui lui avaient été prêtés, en particulier ses louanges de Charlotte Corday, ses imprécations contre Marat. Le silence sur de pareilles accusations prouve son courage ; car il le perdait irrémissiblement. Il semble bien qu’il fût alors assez disposé à faire bon marché de sa vie. À peine sorti de prison, il envoya sa démission au Ministre de l’Intérieur, Paré. Le garnisaire de la Convention, chargé de le surveiller, assistait aux repas qu’il prenait avec ses collègues de la Bibliothèque ; et là, Chamfort « parlait aussi librement qu’il l’eût jamais fait au milieu des sociétés les plus sûres ». Par métier, cet homme devait tout écouter, et le soin de son avancement, de sa sûreté peut-être, l’engageait à redire ce qu’il avait entendu. Les rapports qu’il fit et, probablement, les incessantes menées de Tobiesen Duby provoquèrent un nouvel ordre d’arrestation.

Dès qu’il le connut, Chamfort, qui, après son séjour aux malsaines Madelonnettes, s’était juré de ne jamais retourner en prison, se retira, sous prétexte de faire ses préparatifs ; et c’est alors qu’il essaya de se tuer. Cette tentative de suicide a été contée tout au long par Ginguené, qui, malgré son émotion sincère, dramatise et solennise un peu les circonstances de ce fait. Au lieu de citer sa Notice, nous préférons extraire du procès-verbal dressé par le commissaire de police de la section Lepelletier, la déposition même de Chamfort.

« … À lui demandé par qui il avait été blessé a dit : par lui-même ; qu’ayant été enfermé dans une maison de force, il avait juré en en sortant de n’y plus rentrer ; et qu’ayant été prévenu ce jourd’huy qu’il devait être reconduit dans une maison de force, il avait voulu se tenir parole, et étant en conséquence entré dans son cabinet où il avait deux pistolets chargés, il les a tirés contre lui, et que, s’étant manqué, il s’était armé de son rasoir avec lequel il avait voulu se couper la gorge jusqu’à ce que mort s’en suivit ; et, n’ayant pas tout à fait réussi dans son dessein, il s’était porté des coups de rasoir sur les cuisses, les jambes, et partout où il espérait se couper les veines, protestant au surplus de son innocence et de son patriotisme, ainsi qu’il sera prouvé par l’événement ; ajoutant qu’il se soustraira toujours, autant qu’il sera en son pouvoir, par une mort volontaire aux horreurs et au dégoût des prisons quelconques, qui ne sont pas faites pour retenir plus de vingt-quatre heures des hommes libres, et voulant qu’il soit déclaré qu’il a assisté au présent procès-verbal et qu’il a lui-mème dicté sa déclaration, et a signé avec nous[19]. »

Les chirurgiens, qu’on avait appelés, ne permirent pas qu’en cet état il fût conduit en prison. Ils ne pensaient pas qu’il pût longtemps survivre à ses blessures ; il ne le pensait pas lui-même. Racontant à Ginguené comment il s’était perforé l’œil… au lieu de s’enfoncer le crâne, puis charcuité le col au lieu de se le couper, « Enfin, ajoutait-il, je me suis souvenu de Sénèque, et, en l’honneur de Sénèque, j’ai voulu m’ouvrir les veines ; mais il était riche, lui ; il avait tout à souhait, un bain bien chaud, enfin toutes ses aises. Moi, je suis un pauvre diable, je n’ai rien de tout cela. Je me suis fait un mal horrible, et me voilà encore. Mais j’ai la balle dans la tête, c’est là le principal. Un peu plus tôt, un peu plus tard, voilà tout. »

Contre toute espérance, il ne tarda pourtant pas à se rétablir ; mais, tout en goûtant la douceur de se sentir entouré d’amis fidèles, il ne se réjouissait pas de revenir à la vie. « Les horreurs que je vois, disait-il à Colchen, me donnent à tout moment l’idée de me recommencer. » Cependant, l’excès même des souffrances physiques et morales par lesquelles il avait passé amena dans son âme une sorte d’apaisement. Il paraît s’être détourné un moment du triste spectacle des affaires publiques, pour se réfugier dans la littérature et la philosophie. Ginguené nous dit qu’il se distrayait à traduire l’Anthologie, et Sélis nous le montre lisant Locke et Leibnitz. Avec ces deux amis il songeait aussi à fonder un recueil qui fut la Décade philosophique. Mais la mort ne lui permit pas de voir son projet s’exécuter. Le chirurgien Dessault, ayant été appelé près de lui dans une crise, se trompa sur la nature de son mal, et Chamfort succomba le 24 germinal an II (13 avril 1794)[20].

Quelques amis à peine[21], osèrent suivre ses funérailles, et il ne se trouva personne pour rappeler qu’il avait servi la cause de la Révolution avec talent et avec courage. On dirait qu’autour de sa tombe on ait dû se taire par ordre ; car les journaux du temps, et non pas tous, annoncèrent sa mort mais sans aucun commentaire. La Terreur qui l’avait condamné à la prison et poussé au suicide, semble avoir voulu l’ensevelir dans l’oubli. Mais, Thermidor venu, Rœderer écrit sur lui un article, où l’on sent, à travers des réserves prudentes, une estime et une sympathie profondes ; Ginguené réunit ce qu’il avait imprimé et, ce qui vaut mieux, publie ces pages inédites qui sont les meilleurs défenseurs de sa mémoire. Quelques années plus tard enfin, un contemporain de Chamfort, homme comme lui de talent généreux, rendit hommage à la dignité de la vie, à la constance des opinions de cette victime de la Révolution, à qui la persécution la plus injuste ne put arracher un reniement.

« Nourri, dit M. J. Chénier, dans les principes d’une raison affermie par l’étude. Chamfort ne les abjura jamais. Il avait trop de justesse dans l’esprit, trop d’élévation dans le caractère, pour s’abaisser à des palinodies honteuses. Voyant s’évanouir l’aisance dont il avait joui, les espérances qu’il avait pu concevoir, persécuté au nom de la liberté par des hommes qui la détruisaient en l’invoquant, il détesta les persécuteurs, mais il méprisa les hypocrites ; il changea de fortune et ne changea point de conscience[22]. »

  1. Ed. Auguis, V, 334.
  2. Mirabeau mourut le 2 avril 1791. Le 29 mars, il se rendit à sa campagne du Marais avec Frochot, Lachéze et Chamfort. (V. Cabanis, Journal de la maladie de Mirabeau, Paris, 1791, in-8o.)
  3. Ed. Auguis, I, 403.
  4. S’il ne faisait rien pour qu’on songeât à lui, il semble pourtant (qu’on ne l’oubliait pas tout à fait. On lit dans le Mercure de France partie historique et politique, No du 21 avril 1792) : « M. Delessart avait renouvelé presque tout le corps diplomatique. Son successeur vient d’opérer un nouveau déménagement. Il a nomme M. de Maulde, inconnu même de ceux qui connaissent tout le monde, à la Haye, à la place de M. de Gouvernet : M. de Vihraye remplace l’abbé Louis à Copenhague ; M. Villars, secrétaire des Jacobins, passe à Mayence. On parle de M. Chamfort pour la Diète de Ratisbonne… »
  5. Ed. Auguis, V, p. 313-317 sqq.
  6. Ed. Auguis, V, 330.
  7. Dans les Souvenirs d’un sexagénaire de Vincent Arnault (tome II, p. 133), il est parlé de cette Julie qui fut la femme de Talma, et du charme de son salon : « Dire que, dans son salon, où le vicomte de Ségur et le comte de Narbonne se rencontraient avec Chamfort et David avant 1789, David et Chamfort s’étaient rencontrés habituellement depuis avec Mirabeau, Vergniaud et Dumouriez, c’est prouver qu’à ces diverses époques ce salon avait été le point de réunion des hommes les plus remarquables. »
  8. Mme Roland, Œuvres, tome II. (Paris, an VIII, in-8o.)
  9. Voir Maurice Tourneux, Bibliographie de l’histoire de Paris pendant la Révolution française.
  10. Ed. Auguis, II, 267.
  11. Ed. Auguis, II, Avant-Propos, v.
  12. Ed. Auguis, II, 187.
  13. Ed. Auguis, II, 199,
  14. Le brevet est daté du 19 août 1792, l’an IVe de la Liberté, ainsi que la lettre qui l’accompagne. Voir le Moniteur.
  15. M. Leopold Delisle, que nous avons consulté sur le passage de Chamfort à la Bibliothèque Nationale, nous a fait l’honneur de nous répondre par une lettre dont nous détachons les lignes suivantes : « La tradition veut que Chamfort ait protégé Van Praet. Si elle est fondée, nous devons en savoir gré à Chamfort. »
  16. Ces citations sont extraites de pièces des Archives nationales.
  17. Ed. Auguis, V, 332.
  18. Ed. Auguis, I, 403.
  19. Archives nationales.
  20. Ces derniers détails sont empruntés à la Notice de Ginguené et aux Extraits de Selis déjà cités.
  21. « Trois personnes seulement, dit Auguis, mouillèrent son cercueil de leurs larmes Van Praet, Sieyès et Ginguené. » (Tome II, Avant-Propos, xiv.)
  22. Tableau historique de l’état et des progrès de la littérature française depuis 1789, p. 131. (Paris, Baudouin, 1821.)