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Chamfort/Moraliste/II

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(p. 130-200).

CHAPITRE II

CHAMFORT OBSERVATEUR ET MORALISTE.


C’est au cours des années que nous venons de parcourir (1780-1788), que Chamfort trouva enfin la direction et l’emploi qui convenaient à son activité et à son talent. Il a alors vécu dans la retraite, ou, du moins, lorsqu’il s’est mêlé au monde, il y a porté avec lui, suivant le mot de Schopenhauer, une partie de sa solitude. Il a cessé de se flatter que la société de son temps voulût jamais lui confier un de ces rôles qui sont réservés aux privilégiés de la naissance, et que quelques favoris d’un jour n’ont pu jouer parfois que grâce à un coup de fortune. En même temps, il renonce à produire pour le public, au moins sous son nom, et, affranchi des conventions et des formules en cours, il n’écrit plus ce qu’il voit, ce qu’il sent, ce qu’il pense, que sur de petits carrés de papier, aussitôt enfouis pêle-mêle dans des cartons, dont plusieurs, nous dit Ginguené, « se trouvèrent remplis au jour de sa mort ».

Il est certain, nous le savons par une anecdote qu’il a pris soin de dater lui-même, que, dès 1780[1], il commençait à recueillir, au jour le jour, les traits de mœurs qui le frappaient. Il est même probable que ce recueil fut commencé plus tôt ; car, dès 1784, Mirabeau nous apprend qu’il avait « un immense répertoire[2] » d’anecdotes. Mais, au début, quand il en usait ainsi, il semble qu’il n’ait eu d’autre dessein que d’amasser des ressources qu’il ferait valoir dans sa conversation ; il y a en effet, dans son livre, des bons mots qui ne sont que des bons mots, de simples calembours, des historiettes purement plaisantes.

Au moment où la blessure mystérieuse, qui lui fit fuir le monde, était encore toute fraîche, ses petits papiers furent pour lui comme des confidents sûrs entre tous ; sans réserve, sans réticence, il pouvait leur confier son dépit, ses colères, ses tristesses. Dans les Maximes, Caractères et Anecdotes, plus d’une page a un caractère tout intime ; et nul ne peut s’y méprendre. On sent qu’il n’a pu résister au besoin d’épancher son âme ; et comme elle est encore toute frémissante des passions et des douleurs dont il a souffert, c’est en ces passages que se marque le plus ce qu’on a nommé sa misanthropie.

Mais l’idée lui vint assez tôt qu’il pourrait faire de ces notes prises au jour le jour autre chose qu’un simple ana ou une sorte de journal intime. Dans la masse de petits papiers, que Ginguené recueillit après la mort de son malheureux ami, il en trouva un où se lisaient ces mots : Produits de la civilisation perfectionnée. — 1re partie : Maximes et pensées ; — 2e partie : Caractères ; — 3e partie : Anecdotes. Ginguené fut persuadé qu’il y avait là le titre et les divisions d’un grand ouvrage dont Chamfort « avait parlé à mots couverts à très peu de personnes ». Et c’est bien sans doute ce même ouvrage auquel il fait allusion dans un morceau écrit en 1785 ou 1786 et où il répond à cette question : « Pourquoi ne donnez-vous plus rien au public ? » — « C’est que, dit-il entre autres choses, je travaille pour les Variétés amusantes, qui sont le théâtre de la nation, et que je mène de front, avec cela, un ouvrage philosophique, qui doit être imprimé à l’imprimerie royale[3]. » En rapprochant ce passage du témoignage de Ginguené, n’est-on pas conduit à penser que Chamfort ne tarda guère, en prenant ses notes, non pas peut-être à être guidé par un dessein, mais dominé par une préoccupation ? Il voulut, en observant la société de son temps, saisir l’influence que les institutions politiques et sociales exerçaient sur les mœurs, et marquer comment les abus engendraient la corruption. C’est là le sens du titre ironique qu’il voulait donner à son ouvrage : Produits de la civilisation perfectionnée. Et ce qu’on y trouve surtout en effet, ce sont des études qui semblent bien avoir été faites pour composer un tableau de la décadence morale de la société monarchique et aristocratique en France.

Pour faire cette œuvre d’observateur et d’historien moraliste, il fut assurément bien placé. Ministres d’hier, d’aujourd’hui et même de demain, Choiseul, Calonne et Necker, ambassadeurs et premiers commis, Breteuil et Renneval, diplomates étrangers, Caraccioli et Creutz, princes du sang, Condé et d’Artois, favoris de la cour et de la mode, Vaudreuil et Lauzun, dames de l’ancienne cour élevées au rang d’arbitres des élégances et du bon ton, comme Mesdames de Luxembourg, de Rochefort et de Créqui, jeunes femmes, qui, au temps de Louis XVI, sont devenues les reines des salons par leur faveur et leur beauté, comme Mme de Polignac et son entourage, toute la société de cette époque passa sous ses yeux, et non à distance. Car on ne peut dire de lui comme de La Bruyère, qu’il n’assista à la comédie de son temps que d’une place de coin ; il put voir le spectacle de face et même parfois entra dans les coulisses et se mêla aux acteurs. Les grands seigneurs du xviiie siècle, qui n’avaient pas moins d’orgueil que les gentilshommes du règne de Louis XIV, ne savaient pas garder la même réserve avec les hommes de lettres et se laissaient approcher de plus près. Il arrivait même que les hommes en place et ceux qui aspiraient à se mêler aux affaires publiques demandaient à certains écrivains de collaborer anonymement à leurs mémoires et leurs projets. « La vanité des gens du monde se sert habilement de la vanité des gens de lettres. Ceux-ci ont fait plus d’une réputation qui a mené à de grandes places[4]. » Il n’est guère possible de douter que Chamfort ait été employé plus d’une fois à des collaborations de ce genre.

« Il reste à vous expliquer, écrit-il à l’abbé Roman, pourquoi on se faisait une peine de me voir prendre le parti de la retraite. C’est, mon ami, ce que je ne puis vous développer… Mais je puis vous dire, sans que vous deviez me soupçonner de vanité, je puis vous dire que mes amis savent que je suis propre à plusieurs choses, hors de la sphère de la littérature[5] … »

L’allusion est, je crois, assez transparente ; et l’on comprend qu’il ait pu dire que les ministres lui avaient montré « leurs cartes. »

Mais ce n’est pas assez de se trouver à une bonne place pour bien voir ; il faut encore savoir regarder. Dès que, chez un moraliste, l’esprit de système ou la passion se laissent surprendre, ce n’est plus seulement telle ou telle observation qui nous inspire de la défiance ; cette défiance s’étend à tout, nous pensons que rien n’a pu être saisi d’une vue juste et nette.

Or, s’il est vrai qu’il n’y a point, à proprement parler, de système dans l’œuvre de Chamfort, on a prétendu pourtant, non sans apparence de raison, que son esprit avait été dominé par une sorte de pessimisme instinctif, et qu’il y avait là de quoi fausser la justesse de ses remarques et surtout de ses réflexions.

Qu’il ait été atteint à un moment de cette espèce de jaunisse morale, on ne saurait ne pas le reconnaître. N’est-ce pas lui qui a écrit ces lignes « Vivre est une maladie dont le sommeil nous soulage toutes les seize heures ; c’est un palliatif ; la mort est le remède[6] ? » Et ailleurs : « C’est une belle allégorie, dans la Bible, que cet arbre de la Science du Bien et du Mal qui produit la mort. Cet emblème ne veut-il pas dire que lorsqu’on a pénétré le fond des choses, la perte des illusions amène la mort de l’âme, c’est-à-dire un désintéressement complet sur tout ce qui touche et occupe les autres hommes[7] ? » Ou encore : « L’espérance n’est qu’un charlatan qui nous trompe sans cesse, Et, pour moi, le bonheur n’a commencé que lorsque je l’ai eu perdue. Je mettrais volontiers sur la porte du paradis le vers que Dante a mis sur celle de l’enfer :


Lasciate ogni speranza, voi ch’ entrate [8]. »


Comme on l’a remarqué, Schopenhauer a pu s’emparer de quelques-unes de ces idées et construire « sur elles tout un système de découragement et de désespérance universelle ». Mais ces pensées désolées n’expriment point une doctrine ; ce sont des plaintes ou des cris de révolte. On surferait Chamfort, si l’on s’avisait de prétendre qu’il fut pessimiste autrement que par accident ou plutôt par accès. Quelle apparence que le nihilisme intellectuel ait pu, avant l’heure où l’enseignèrent les docteurs d’outre-Rhin, gagner l’esprit d’un Français cultivé par l’éducation classique !

Il ne faut donc point se laisser tromper par quelques paroles cruelles qui lui furent arrachées, à un moment, par l’amertume de ses déceptions. Il pense autrement dès qu’il a repris possession de lui-même, et remarquant que, « dans les choses, tout est affaires mêlées, dans les hommes tout est pièces de rapport », que « au moral et au physique tout est mixte : rien n’est un, rien n’est pur[9]», il condamne les moralistes qui portent sur la vie un jugement absolu : « Il y a deux classes de moralistes et de politiques : ceux qui n’ont vu la nature humaine que du côté odieux et ridicule, et c’est le plus grand nombre, Lucien, Montaigne, La Bruyère, La Rochefoucauld, Swift, Mandeville, Helvétius, etc… ; ceux qui ne l’ont vue que du beau côté et dans ses perfections : tels sont Shaftesbury et quelques autres. Les premiers ne connaissent pas le palais dont ils n’ont vu que les latrines ; les seconds sont des enthousiastes qui détournent les yeux de ce qui les offense, et qui n’en existe pas moins. Est in medio verum[10]. »

Mais si Chamfort, le plus souvent et le plus longtemps, se tint ainsi fort loin du pessimisme, même le moins systématique, s’il n’eut pas, au vrai, la prévention radicale et définitive qu’on lui a prêtée à tort contre la vie et la nature humaine, s’il ne fut lié par aucun système, peut-on dire de même qu’il resta libre de toute passion ? À la question ainsi posée, la réponse est déjà faite : nous savons quels étaient ses sentiments et ses ressentiments, quand il quitta le monde et commença à écrire son livre de morale. Jamais personne plus que lui, à ce moment, ne fut éloigné de l’impassibilité et de l’impartialité. Ce sont qualités au reste dont il ne se pique pas alors. Loin de dissimuler ses rancunes et ses colères, il les proclame ; elles ne se décèlent pas, elles éclatent avec violence. C’est à cette heure qu’il écrit quelques-unes de ces paroles « atroces et corrosives, comme dit Sainte-Beuve, et qui brûlent en quelque sorte le papier[11] ». Sa haine du monde s’affirme avec rage, et nulle hyperbole ne lui paraît assez forte pour la rendre. « Qu’est-ce, dit-il, que la société, quand la raison n’en forme pas les nœuds ?… Une foire, un tripot, une auberge, un bois, un mauvais lieu et des petites maisons[12] ». Il arrive même, lorsqu’il n’a à faire qu’à des ridicules qui, vraiment, ne méritent pas de provoquer l’indignation, que, dans son humeur, il grossisse la voix plus qu’il ne convient à un homme de tant d’esprit : « On donne, dira-t-il, par exemple, des repas de dix louis ou de vingt à des gens en faveur de chacun desquels on ne donnerait pas un petit écu pour qu’ils fissent une bonne digestion de ce même dîner de vingt louis[13] ». Imagine-t-on un amphitryon se préoccupant de favoriser de ses deniers la bonne digestion de ses invités ? Et le trait du satirique n’est-il pas ici plus ridicule que ceux qu’il prétend atteindre ?

Pourtant, comme son livre ne fut point écrit d’une seule haleine, à une seule époque de sa vie : comme, au contraire, nous savons que pendant dix années et plus peut-être il entassa ses petits papiers dans ses portefeuilles, on peut se dire qu’il dut venir un temps où il s’apaisa, car enfin l’on s’apaise toujours. Il est certain qu’il le crut lui-même ; et il se fit en effet dans son âme une sorte de calme relatif, qui put lui persuader parfois qu’il était arrivé au désintéressement absolu, à l’ataraxie, comme eussent dit les stoïciens :

« L’honnête homme détrompé de toutes ses illusions, écrit il en un passage, est l’homme par excellence. Pour peu qu’il ait d’esprit, sa société est très aimable. Il ne saurait être pédant, ne mettant de l’importance à rien. Il est indulgent, parce qu’il se souvient qu’il a eu des illusions comme ceux qui en sont encore occupés… C’est un homme qui d’un endroit éclairé voit dans une chambre obscure les gestes ridicules de ceux qui s’y promènent au hasard. Il brise en riant les faux poids et les fausses mesures qu’on applique aux hommes et aux choses[14]. »

Cette paix de l’âme, il est vrai qu’il fit effort pour y atteindre et, par moments, il ne douta pas qu’il eût appris la sérénité à l’école de la douleur : « Je ressemble, disait-il, aux Spartiates à qui l’on donnait pour lit des bancs épineux, dont il ne leur était permis de briser les épines qu’avec leur corps, opération après laquelle leur lit leur paraissait très supportable[15]. » Mais il eut beau faire : jamais il ne devint un philosophe pleinement désabusé. Quand il se croit le plus indépendant de la passion, elle se trahit, malgré lui, dans son langage. « La meilleure philosophie, relativement au monde, écrit-il, est d’allier, à son égard, le sarcasme de la gaieté avec l’indulgence du mépris[16]. » Il pensait bien, ce jour-là, parler en homme qui habite les templa serena. Mais il ne prenait pas garde que les mots qu’il emploie dénoncent ce qu’il y a d’agitation dans son âme. Ces mots ne hurlent-ils pas de se voir accouplés ? L’indulgence ne cesse-t-elle point où le mépris commence ? Le sarcasme n’exclut-il pas la gaieté et ne vient-il pas toujours d’une source troublée ? S’il lui advint de temps à autre de s’imaginer qu’il était un sage impassible, l’illusion fut, chez lui, de courte durée. Il ne ressemblait nullement, et il le savait bien, à ce personnage qu’il nous représente « inébranlable et appuyé sur une philosophie froide comme une statue de bronze sur du marbre[17]». Et si l’on veut avoir une idée juste de ce qui fut en quelque sorte l’état moyen de son âme tandis qu’il écrivait sur la morale, il faut se souvenir d’un passage où il a évidemment voulu se peindre lui-même :

« M… jouit excessivement des ridicules qu’il peut saisir et apercevoir dans le monde. Il paraît même charmé lorsqu’il voit quelque injustice absurde, des places données à contre-sens, des contradictions ridicules dans la conduite de ceux qui gouvernent, des scandales de toute espèce que la société offre trop souvent. D’abord j’ai cru qu’il était méchant ; mais en le fréquentant davantage, j’ai démêlé à quel principe appartient cette étrange manière de voir c’est un sentiment honnête, une indignation vertueuse qui l’a rendu longtemps malheureux, et à laquelle il a substitué une habitude de plaisanterie, qui voulant n’être que gaie, mais qui, devenant quelquefois amère et sarcasmatique, dénonce la source dont elle part[18]. »

Après cet aveu, on pourrait donc refuser à Chamfort toute autorité comme observateur, si l’on admet, comme on le fait généralement, que la passion fausse toujours la vue de celui qui se mêle d’examiner et de juger les hommes. Reste seulement à s’assurer que cette opinion est bien fondée.

Ceux qui ne voient dans la passion qu’une maîtresse d’erreur pour le moraliste, considèrent surtout qu’elle est exclusive et exagératrice. — Il est, pensent-ils, des choses qu’elle ne peut ou ne veut pas voir, qu’elle omet à son insu ou qu’elle écarte de parti-pris ; il en est d’autres qu’elle marque de traits plus accentués, et plus forts que ceux qu’elles offrent dans la réalité. Un observateur passionné ne saurait dire toute la vérité et dit plus que la vérité. — On aurait tort de s’attendre à le trouver complet et exact : — sans doute ; mais s’ensuit-il qu’il ne puisse jamais être vrai ? Voilà une conséquence qui ne paraît pas nécessaire.

Bien plus, ne se peut-il point que la passion serve l’observateur plus qu’elle ne lui nuit ? Qu’on y veuille songer en effet la passion est exclusive ; mais qui dit exclusion, dit choix ; et ce choix qu’elle impose devient souvent une garantie contre la confusion et une première chance de netteté. De deux images, dont l’une reproduit tous les traits de l’original, confus et brouillés, et dont l’autre, où plus d’un détail est omis, offre des contours accusés et nets, laquelle donne le mieux l’impression de la vérité et de la vie ? — La passion est exagératrice aussi, nous n’y contredisons point. Mais, si le peintre qui exagère court le risque de déformer les objets, il advient en revanche qu’il les rende avec plus de relief et de vigueur. — Tout pesé, en demandant l’impassibilité à l’observateur, on s’expose à lui faire le même tort qu’à l’historien de qui l’on exigerait une impartialité absolue.

À vouloir interdire la passion à un peintre de mœurs, il y a donc excès de rigueur. Mais il est incontestable qu’on ne peut la tolérer que sous certaines conditions et dans une certaine mesure. Quand on reconnaît qu’un observateur, en cédant à la passion, non seulement subit son empire, mais qu’il y acquiesce, quand, au lieu d’être entraîné par elle, il s’y livre et s’y abandonne, et que, manifestement, il ne fait en aucun cas aucun effort pour lui résister ; quand elle ne le domine pas à son insu, mais qu’il consent à toutes ses suggestions, assurément, alors, on ne peut ni se confier à lui, ni le croire. Il devient de même plus que suspect dès que sa passion prend sa source dans un intérêt tout personnel, dès qu’elle l’engage à ne chercher que des résultats pratiques, à ne viser qu’un but immédiat ou prochain. La passion permise au moraliste est d’une espèce toute spéciale ; il faut qu’elle se soit épurée, qu’elle ne soit passion, pour ainsi parler, qu’au second degré et qu’elle participe de l’intelligence presque autant que de la sensibilité.

Or, ne doit-on pas reconnaître que, malgré les violences qui lui échappent parfois, Chamfort s’est efforcé de tenir sa passion en bride, et qu’il eut le dessein de faire œuvre, non de pamphlétaire, mais d’historien des mœurs ? Ne faut-il pas remarquer que les anecdotes qu’il recueille, il se garde de les prendre de toute main ? Il ne cite ces témoignages contre la société de son temps que lorsqu’il les croit véridiques ; souvent il nous avertit qu’il les tient d’original ; souvent il nomme ses autorités. De plus, autant que pas un, il a souci d’observer avec attention et fidélité. Loin qu’il s’en tienne aux surfaces, au premier coup d’œil, une observation à moitié faite lui paraît de nulle valeur ; car, dit-il, « les hommes qu’on ne connaît qu’à moitié, on ne les connaît pas ; les choses qu’on ne sait qu’aux trois quarts, on ne les sait pas du tout[19] ». À son sens, c’est un devoir strict que de ne rien noter qu’on n’ait pris sur le vif et directement constaté ; ce qu’on apprend par les conversations ou par les livres, « même ceux qui ont pour objet de faire connaître la société… est faux ou insuffisant[20] ». Et même, à son gré, une attention toujours éveillée ne saurait suffire, il faut encore une patience capable d’aller jusqu’à la minutie. « Dans les grandes choses, en effet, les hommes se montrent comme il leur convient de se montrer ; dans les petites, ils se montrent comme ils sont[21]. » Si bien qu’il est convaincu que la connaissance du monde ne peut être, au vrai, que « le résultat de mille observations fines ». Avec cette conviction, bien qu’il veuille donner à son livre une portée générale, il se trouve en garde contre la tendance à généraliser et il juge comme des charlatans les moralistes qui y cèdent trop aisément. De pareils scrupules n’ont-ils pas de quoi rassurer et ne peut-on croire d’un écrivain, qui s’inquiète si fort de la vérité, que, s’il lui arrive de la sacrifier à sa passion, ce n’est qu’à son insu et à son corps défendant ?

Qu’on n’oublie pas surtout que la passion qui anime Chamfort n’est point celle de ces hommes médiocres qui ne s’émeuvent que de ce qui les atteint dans leurs intérêts. À la vérité, de ses déboires, de ses déceptions personnelles, vint d’abord son irritation contre la société de son temps ; à une heure, nous l’avons dit, il eut de la rancune et ne la cacha pas. Mais il ne tarda pas à se perdre de vue lui-même, ou plutôt, sans oublier qu’il avait été victime de l’iniquité sociale, il s’indigna moins des maux dont il avait eu à souffrir personnellement que de ceux qui pesaient sur la nation. Sa passion prit, pour ainsi parler, un caractère presque abstrait ; avec de la haine contre les institutions de l’ancien régime, il ne montra pas d’animosité contre les personnes ; et quand ses traits atteignent le roi ou les nobles, c’est la royauté, c’est la noblesse qu’il a visées : « J’ai, dit-il, à me plaindre des choses très certainement et peut-être des hommes ; mais je me tais sur ceux-ci ; je ne me plains que des choses ; et, si j’évite les hommes, c’est pour ne pas vivre avec ceux qui me font porter le poids des choses. » Ajoutons que, de ce livre qu’il conçut et mûrit dans le secret, il voulait bien faire un acte d’accusation, mais sans avoir la pensée ni l’espoir qu’il pût à bref délai amener la sentence contre le monde qu’il accuse. Chamfort prévit la Révolution, il se vante même de l’avoir prédite, dès le règne de Louis XV ; mais on ne prédit guère que ce qu’on croit encore lointain. Les événements de 1789 purent, sans doute, ne pas l’étonner ; mais, comme bien d’autres, ils le surprirent ; jusqu’alors l’histoire n’avait pas marché d’un pas si rapide. Et cela est si vrai que Chamfort, en même temps qu’il recueillait ses observations, se mettait en peine de se tracer une règle de conduite qui lui permit de sauvegarder l’indépendance de sa pensée et la dignité de son caractère sous un gouvernement despotique, au milieu d’une société de privilégiés. Morale provisoire, je le veux bien mais enfin on ne prend point ainsi ses dispositions pour habiter une maison, lorsqu’on travaille à en précipiter la ruine et lorsqu’on la croit toute proche. En peignant l’ancienne société, il n’avait donc d’autre but que de réagir contre elle ; il voulait la mieux connaître, pour mieux se préserver de ses atteintes ; mais il ne prétendait point à la détruire. Son livre, en somme, est un recueil d’études morales et non point une œuvre de polémique.

Nous pouvons donc examiner, sinon sans avoir pris nos précautions, du moins sans éprouver une défiance générale, le tableau si piquant et si vigoureux qu’il a tracé de la haute société française à la fin du xviiie siècle.

Prévenons d’abord une erreur qu’on a parfois commise : quelques-uns ont cru que Chamfort avait pris le même point de départ que J.-J. Rousseau, et qu’il condamnait, non pas seulement les abus sociaux de son époque, mais le principe même de toute société. Il n’en est rien. La société lui paraît fondée sur la nécessité même. « Les fléaux physiques et les calamités de la nature humaine ont rendu la société nécessaire[22]. » Il ne ferme pas les yeux à cette vérité évidente que l’individu livré à lui-même n’aurait pu trouver ni une sûreté, ni une sécurité suffisante, pour qu’il fût possible à l’humanité de subsister. Bien plus, son bon sens le garde contre le paradoxe cher à Rousseau et qui consiste à exalter les vertus des sociétés primitives aux dépens des sociétés civilisées. « Si l’on avait dit à Adam, le lendemain de la mort d’Abel, que, dans quelques siècles, il y aurait des endroits où dans l’enceinte de quatre lieues carrées se trouveraient réunis et amoncelés sept ou huit cent mille hommes, aurait-il cru que ces multitudes pussent jamais vivre ensemble ? Ne se serait-il pas fait une idée encore plus affreuse de ce qui s’y commet de crimes et de monstruosités[23] ? » Qu’est-ce à dire, sinon que l’institution sociale, quels que puissent être ses abus, a amené un progrès d’humanité et de raison ? — Au reste, la société, aux yeux de Chamfort, n’est point seulement le résultat de nécessités extérieures ; mais il estime qu’elle naît d’un besoin intime, d’une aspiration spontanée de l’âme humaine. C’est, dit-il très explicitement, « la nature qui a formé les hommes pour la société [24] ». Avec Chamfort nous n’avons donc point affaire à un utopiste épris de théories anti-sociales.

Mais en même temps qu’il reconnaît que la nature a donné à l’homme « tout le bon sens nécessaire pour former une société raisonnable[25] », il constate aussi que, pour des causes diverses, qu’il n’indique point d’ailleurs, mais qui, sans doute, sont d’ordre historique, la société, telle qu’il l’a sous les yeux, « n’est pas, comme on le croit d’ordinaire, le développement de la nature, mais bien sa décomposition et sa refonte entière[26] ». C’est ainsi que « la société a ajouté aux maux de la nature[27] » en la comprimant, en la faussant au lieu de la développer et de la régler. Avec le temps, là où il devait y avoir harmonie, il y a eu antagonisme. « Telle est la misérable condition des hommes qu’il leur faut chercher, dans la société, des consolations aux maux de la nature, et, dans la nature, des consolations aux maux de la société[28] » Et cet antagonisme qui, selon lui, vient de la faute des hommes, non des choses, est justement ce qui blesse l’âme de Chamfort, et ce qu’il s’efforce de faire ressortir dans l’organisation sociale de son temps et de son pays. Selon lui, « le principe de toute société est de se rendre justice à soi-même et aux autres[29] » ; c’est-à-dire que chaque individu a le droit de prétendre au développement complet de ses facultés, tant qu’il respecte ce même droit chez autrui. Or, la société française du xviiie siècle l’observe-t-elle ce principe de justice ? — Elle semble au contraire organisée dans le dessein exprès de le violer. « Quel est l’être le plus étranger à ceux qui l’environnent ? Est-ce un Français à Pékin ou à Makao ? Est-ce un Lapon au Sénégal ? Ou ne serait-ce pas par hasard un homme de mérite sans or et sans parchemins, au milieu de ceux qui possèdent l’un de ces deux avantages, ou tous les deux réunis ? N’est-ce pas une merveille que la société subsiste avec la convention tacite d’exclure du partage de ses droits les dix-neuf vingtièmes de la société[30] ? » — Pour que cette étrange merveille soit possible, ce n’est point assez que la société interdise à l’homme de mérite de s’élever ; il faut encore qu’elle le déprime. Voilà pourquoi les institutions sociales de son temps paraissent à Chamfort « avoir pour objet de maintenir l’homme dans une médiocrité d’idées et de sentiments qui le rendent propre à gouverner et à être gouverné[31] ». Et, parce qu’elle est ainsi contraire à la Justice, à l’ordre véritable, cette organisation corrompt, rapetisse ou déforme ceux qui semblent en profiter autant que ceux qui en souffrent.

« On peut considérer l’édifice métaphysique de la société comme un édifice matériel qui serait composé de différentes niches ou compartiments, d’une grandeur plus ou moins considérable. Les places, avec leurs prérogatives, leurs droits, etc., forment ces divers compartiments, ces différentes niches. Elles sont durables et les hommes passent. Ceux qui les occupent sont tantôt grands, tantôt petits ; et aucun ou presque aucun n’est fait pour sa place. Là, c’est un géant courbé ou accroupi dans sa niche ; là, c’est un nain sous une arcade : rarement la niche est faite pour la statue. Autour de l’édifice, circule une foule d’hommes de différentes tailles. Ils attendent tous qu’il y ait une niche de vide, afin de s’y placer, quelle qu’elle soit. Chacun fait valoir ses droits, c’est-à-dire sa naissance ou ses protections pour y être admis. On sifflerait celui qui, pour avoir la préférence, ferait valoir la proportion qui existe entre la niche et l’homme, entre l’instrument et l’étui. Les concurrents même s’abstiennent d’objecter à leurs adversaires cette disproportion[32]. »

À la suite de Chamfort, nous allons parcourir ce bizarre édifice où ceux qui l’habitent sont si mal logés et dont l’accès est interdit aux « dix-neuf vingtièmes » de la nation.

La première place, la plus haute « niche », c’est la royauté qui l’occupe. Plus haut elle est placée dans la hiérarchie sociale, plus elle pèse sur l’ordre social véritable, plus elle le trouble et le fausse. Par sa définition même, elle rend l’ordre impossible car la royauté, en France, à cette époque, n’est que le despotisme pur et simple. Sous l’ancien régime, écrit Chamfort, « la vraie Turquie d’Europe c’était la France. On trouve dans vingt écrivains anglais : les pays despotiques tels que la France et la Turquie[33] ». Comparaison forcée, dira-t-on. Oui, peut-être, pour ceux qui ne se préoccupent que des risques que court leur vie ; non, pour ceux qui songent à ce qui peut menacer leur fortune ou leur honneur. Si ceux-là se retournent vers le passé, ont-ils de quoi se rassurer ?

« Si un historien, tel que Tacite, eût écrit l’histoire de nos meilleurs rois, en faisant un relevé exact de tous les actes tyranniques, de tous les abus d’autorité, dont la plupart sont ensevelis dans l’obscurité la plus profonde, il y a peu de règnes qui ne nous inspirassent la même horreur que celui de Tibère[34]. »

« On compte cinquante-six violations de la foi publique, depuis Henri IV jusqu’au ministère du cardinal de Loménie inclusivement. M. D… appliquait aux fréquentes banqueroutes de nos rois ces deux vers de Racine :

Et d’un trône si saint la moitié n’est fondée
Que sur la foi promise et rarement gardée[35]. »

Si l’on regarde dans l’avenir, pourquoi espérer mieux ? — Les mêmes causes subsistent ; comment échapper aux mêmes effets ? Chamfort est convaincu en effet que, dans un pays où la forme du gouvernement est despotique, le métier de roi gâte nécessairement l’âme la plus honnête, dévie l’esprit le plus droit et abaisse le caractère le plus élevé. Ne voit-on pas en France l’éducation qu’on donne à nos rois leur inspirer un orgueil absurde qui leur persuade qu’ils sont faits d’une autre argile, sur un autre modèle que leurs sujets ? « C’est un fait avéré que Madame, fille du roi, jouant avec une de ses bonnes, regarda à sa main, et, après avoir compté ses doigts : — Comment ! dit l’enfant avec surprise, vous avez cinq doigts aussi, comme moi ? Et elle recommença pour s’en assurer[36]. » — Si les rois ne sont plus cruels, c’est que la cruauté a été comme évincée des mœurs et qu’elle paraît inutile en général. Mais ils ne doutent point que leur pouvoir soit sans limites ; et les moins impérieux, les plus bénévoles croient fermement que les consciences mêmes sont comme une cire sous leurs doigts. Le roi de Pologne, Stanislas, avait des bontés pour l’abbé Porquet, et n’avait encore rien fait pour lui. L’abbé lui en faisait l’observation : — Mais, mon cher abbé, lui dit le roi, il y a beaucoup de votre faute : vous tenez des discours très libres ; on prétend que vous ne croyez pas en Dieu. Il faut vous modérer ; tâchez d’y croire : je vous donne un an pour cela[37]. » Les nécessités mêmes, qui naissent des choses, s’ils les subissent, ne pouvant mais, ils ne les acceptent pas sans protestations et sans une sorte de scandale. « Pendant la dernière maladie de Louis XV, qui, dès les premiers jours, se présenta comme mortelle, Lorry, qui fut mandé avec Bordeu, employa, dans le détail des conseils qu’il donnait, le mot : il faut. Le Roi, choqué de ce mot, répétait tout bas, et d’une voix mourante : Il faut ! il faut[38] ! »

Comme l’orgueil est, pour un roi de France, un vice attaché à son état, l’incapacité en est aussi une conséquence presque inévitable. Dès longtemps le roi s’est entouré ou a été entouré d’un culte compliqué, aux rites multiples, qui se nomme l’étiquette et qui lui enlève le temps de penser et d’agir. « Allons, Darget (disait Frédéric II à son valet de chambre), divertis-moi ; conte-moi l’étiquette du roi de France ; commence par son lever. — Alors Darget entre dans tout le détail de ce qui se fait, dénombre les officiers, valets de chambre, leurs fonctions, etc… — Le roi en éclatant de rire : Ah ! grand Dieu ! si j’étais roi de France, je ferais un autre roi, pour faire ces choses-là à ma place[39]. » D’où il suit que ce tout-puissant, très ignorant, très inhabile, et, en même temps, esclave de cette étiquette, n’est souvent qu’un pur automate. « Du temps de M. de Machault, on présenta au roi le projet d’une cour plénière, telle qu’on a voulu l’exécuter depuis. Tout fut réglé entre le roi, madame de Pompadour et les ministres. On dicta au roi les réponses qu’il ferait au premier président, tout fut expliqué dans un mémoire dans lequel on disait : Ici le roi prendra un air sévère ; ici le front du roi s’adoucira ; ici le roi fera tel geste, etc. — Le mémoire existe[40]. »

De princes ainsi formés ou plutôt déformés, comment attendre qu’ils mènent un grand peuple ? Ils pourront commander sans doute, mais non diriger. Ils feront des coups d’autorité, mais non pas des actes de gouvernement. On les quitterait d’ailleurs du soin de conduire les affaires publiques, s’ils avaient l’attention de les remettre entre des mains habiles et fermes. Mais, tandis qu’ils paraissent les chefs de vingt-cinq millions d’hommes, ils sont les jouets d’une coterie. Leurs ministres ? ils ne les choisissent pas. On leur impose les uns ; les autres s’imposent eux-mêmes. Louis XV ne nomma jamais d’Aiguillon ministre des affaires étrangères. Mme du Barry, qui voulait le voir à cette place, lui dit d’aller remercier le roi de la lui avoir confiée. « Il y alla : le roi ne dit rien, et M. d’Aiguillon entra en fonctions sur-le-champ[41]. » Louis XVI ne songeait à faire de Maurepas ni un ministre ni un premier ministre. Comme il l’avait mandé pour causer avec lui : « Je développerai mes idées, demain, au conseil, lui dit Maurepas. » Et poussant sa pointe : « Votre Majesté me fait donc premier ministre ? — Non, dit le roi, ce n’est point du tout mon intention. — J’entends, dit M. de Maurepas : Votre Majesté veut que je lui apprenne à s’en passer[42]. » Le fait est que, sur ce mot, il resta en place jusqu’à sa mort. Pourquoi d’ailleurs un roi de France se mettrait-il en peine de gouverner ? — La machine du despotisme a été construite depuis deux siècles ; elle est montée ; elle marche toute seule : « M… Provençal, qui a des idées assez plaisantes, me disait, à propos des rois et même des ministres, que, la machine étant bien montée, le choix des uns et des autres était indifférent. Ce sont, disait-il, des chiens dans un tournebroche ; il suffit qu’ils remuent les pattes pour que tout aille bien. Que le chien soit beau, qu’il ait de l’intelligence ou du nez, ou rien de tout cela, la broche tourne, et le souper sera toujours à peu près bon[43]. »

En somme, routine aux heures les moins mauvaises ; caprice et arbitraire aux pires moments : voilà ce qu’est le gouvernement monarchique en France. L’Administration ne vaut pas mieux, ou moins encore ; car elle a pour point de départ une énorme iniquité. « M… me disait : — Je ne regarde le roi de France que comme le roi d’environ cent mille hommes, auxquels il partage et sacrifie la sueur, le sang et les dépouilles de vingt-quatre millions neuf cent mille hommes dans les proportions déterminées par les idées féodales, militaires, anti-morales et anti-politiques qui avilissent l’Europe depuis vingt siècles[44]. » Il est trop vrai que le revenu de la France est, en droit tout entier, en fait pour la plus grande partie, entre les mains du roi. Il lui arrive bien d’encourager quelques œuvres utiles, de soutenir quelques hommes de mérite ; mais c’est là pure aventure, et il arrive aussi qu’on refuse un bureau de tabac à Montgolfier[45]. Les privilégiés de la naissance sont seuls assurés d’avoir toujours part à cet énorme gâteau. Ils y mordent à belles dents, sans discrétion. Aussi « autrefois le trésor royal s’appelait Épargne ; on a rougi de ce nom qui a semblé une contre-vérité depuis qu’on a prodigué les trésors de l’État ; et on l’a tout simplement appelé le Trésor royal[46]. » Du haut de sa « niche » élevée, le roi voit bien les courtisans qui se pressent autour de sa cassette pour l’épuiser ; mais il n’aperçoit point la foule obscure qui travaille et qui souffre pour l’alimenter. Même avec un cœur généreux, il lui reste indifférent, car il l’ignore presque, et l’on ne peut guère refuser la valeur d’un jugement historique au joli mot de Fontenelle : « Autrefois on tirait le gâteau des rois avant le repas. M. de Fontenelle fut roi ; et, comme il négligeait de servir d’un excellent plat qu’il avait devant lui, on lui dit : — Le roi oublie ses sujets. — À quoi il répondit : Voilà comme nous sommes, nous autres[47] ! »

En enlevant à la féodalité tous ses pouvoirs politiques, la royauté avait dû se substituer à elle dans la tutelle qu’elle exerçait sur la nation. Mais cette charge était trop lourde ; quelques grands hommes, pendant un temps, suffirent à peine à la porter. Ceux qui vinrent ensuite parurent très tôt insoucieux de leur devoir propre, ou incapables de le remplir.

Puisque l’autorité royale ne s’appuyait pas sur les services rendus, par quoi donc était-elle consacrée ? — On avait essayé de la fonder sur un principe théologique ; un très grand esprit, un admirable écrivain, Bossuet, avait dans sa Politique tirée de l’Écriture sainte formulé la théorie du droit divin. Mais, si l’on y veut prendre garde, l’on s’aperçoit que la croyance au droit divin n’eut jamais de racines profondes dans notre ancienne France, et que, parmi les fidèles mêmes du pouvoir royal, beaucoup ne virent là qu’une fiction. En réalité, la royauté n’a pas d’autre assise que le respect invétéré dans la nation pour l’hérédité ; ce qui n’était qu’un fait avait pris, à travers le temps, la valeur d’un principe. Or, ce principe n’est-ce pas celui sur lequel repose la prérogative aristocratique ? D’où il suit que la prérogative royale ne se distingue d’elle que par son étendue et non par sa nature. Le roi a plus de terres, de revenus et de pouvoir qu’aucun des grands seigneurs ; mais il n’est, en somme, que le premier gentilhomme de France. Nos derniers rois le sentirent bien ; les hommes d’opposition le comprirent aussi, et c’est pourquoi Chamfort mit tant de vivacité dans les attaques qu’il dirige contre ce qu’il appelle le préjugé de la noblesse héréditaire.

Il n’admet pas que, dans l’histoire de notre patriciat, rien explique et justifie ce préjugé ; à son gré, nobles et anoblis furent toujours le fléau du peuple :

« Je ne fais pas plus de cas, je l’avoue, des trente mille oppresseurs bardés de fer, qui, la lance à la main, ont foulé sous les pieds de leurs chevaux de bataille dix ou douze millions de Gaulois, que je n’estime les milliers de vampires calculateurs qui ont sucé par le tuyau d’une plume le sang appauvri de vingt millions de Français. Je vois seulement que les premiers, pour se perpétuer et se maintenir dans la possession de leurs avantages, se sont recrutés chez les seconds. J’observe que la férocité et l’orgueil se sont emparés des rapines de l’avarice, et que l’union du pouvoir et de l’argent a réuni contre le peuple la dureté du conquérant barbare et l’avide industrie du concussionnaire. Il m’est impossible de révérer le résultat et le produit de ce noble mélange. Je doute de temps en temps que ce soit là ce qu’il y a de plus respectable sur la terre ; et, en voyant que c’est au moins ce qu’il y a de plus respecté, je prends quelquefois pitié du genre humain[48]. »

Loin de penser que l’hérédité puisse avoir la valeur d’un principe social, il dit bien haut qu’elle rend impossible toute morale politique :

« Ces idées ont quelque chose de dur et de triste, diront les écrivains à la mode avec la grâce aimable et facile de leur esprit. Il ne s’agit pas de savoir si elles sont dures, mais si elles sont justes, raisonnables et honnêtes. Pour moi, je trouve que, si on les rejette, la morale porte sur des bases conventionnelles ; et surtout je ne sais plus ce que devient la morale politique. Il me semble que, ces idées une fois repoussées, la morale est beaucoup moins applicable à la politique que les mathématiques ne le sont à la médecine ; et le vœu des honnêtes gens, des vrais amis du genre humain serait que la morale fût appliquée à la science du gouvernement avec le même succès que l’algèbre l’a été à la géométrie. C’est un rêve, dira-t-on. D’abord je suis loin de le croire ; mais si c’est un rêve, qu’on ne me parle donc plus de morale, qu’on pose hardiment le fait pour le droit. En un mot, qu’on m’enchaîne sans m’ennuyer et sans insulter ma raison[49]. »

Autant que ces considérations historiques et morales, ce qui condamne, aux yeux de Chamfort, le préjugé de la noblesse héréditaire, c’est qu’il est non seulement absurde, mais encore ridicule ; ne voit-on pas en effet que

« l’honneur de succession… s’accroît dans l’opinion à mesure qu’il s’affaiblit réellement en s’éloignant de plus en plus de sa source ? » — « Ceci, dit Chamfort, n’est pas seulement une vérité philosophique ; c’est encore un calcul mathématique de la démonstration la plus simple et la plus facile. En effet, on conviendra que le fils d’un homme n’appartient que pour moitié à la famille de son père ; l’autre appartient à la famille, de sa mère : ainsi, quand le fils entre dans une autre famille, la part du père de celui-ci sur

son petit-fils n’est que de

sur l’arrière petit-fils de

à la génération suivante de

ensuite de


et progressivement ainsi, de sorte qu’en neuf générations qui embrasseront environ trois cents ans, tel qui est aujourd’hui chevalier de Cincinnatus ne participera que pour dans le chevalier existant alors[50]. »

On confessera que le calcul est plaisant ; bien plus, il pouvait sembler concluant, sans réplique, à une époque où les théories physiologiques sur l’atavisme étaient encore inconnues.

L’observation qu’il fit de la noblesse de son temps et de son pays confirma Chamfort dans ces idées. On aura beau citer quelques gentilshommes qui, vers la fin du xviiie siècle, surent se dégager des intérêts et des mœurs de leur caste ; il reste vrai d’une vérité générale, que le patriciat français, devenu noblesse de cour, de noblesse féodale qu’il avait été, avait contracté les vices polis et bas de la cour, sans renoncer toujours aux mœurs impérieuses et dures de la féodalité.

L’orgueil nobiliaire restait inentamé ; parfois il prend une forme ridiculement transcendante. « Une forte preuve de l’existence de Dieu, selon Dorilas, c’est l’existence de l’homme, de l’homme par excellence, dans le sens le moins susceptible d’équivoque, dans le sens le plus exact, et, par conséquent, un peu circonscrit ; en un mot, de l’homme de qualité. C’est le chef-d’œuvre de la Providence, ou plutôt le seul ouvrage immédiat de ses mains[51]. » Croira-t-on que Dorilas est une caricature imaginée par Chamfort ? On se trompera. Qu’on se rappelle en effet le mot de la maréchale de La Meilleraye. On parlait devant elle de la mort du chevalier de Savoie, qui avait été fort débauché, et l’on exprimait des craintes pour son salut éternel. Elle écouta quelque temps, puis, avec un air de conviction et d’assurance : « Pour moi, dit-elle, je suis persuadée qu’à un homme de cette naissance Dieu y regarde à deux fois avant de le damner ». Si elles avaient été restreintes à l’ordre supra-naturel, ces prétentions n’auraient paru que plaisantes ; mais elles étaient aussi pesantes, parce qu’elles se marquaient et avaient leurs effets dans la vie politique et sociale. Au gré des patriciens, c’est à eux seuls que le gouvernement appartient ; ils souffrent sans doute qu’un étranger à leur caste arrive parfois aux affaires publiques, mais à la condition qu’il fera leurs affaires à eux. Joli de Fleury, contrôleur des finances en 1781, n’exprimait point une opinion personnelle, mais le sentiment de la noblesse tout entière quand il disait : « Il n’y a que depuis ces derniers temps que j’entends parler du peuple dans les conversations où il s’agit du gouvernement. C’est un fruit de la philosophie nouvelle. Est-ce qu’on ignore que le tiers n’est qu’adventice dans la constitution ? » — « Cela veut dire, ajoute Chamfort, que vingt-trois millions neuf cent mille hommes ne sont qu’un hasard et qu’un accessoire dans la totalité de vingt-quatre millions d’hommes[52]. » Et c’est en effet ce que pensent les nobles, exactement. Ils croient à la lettre qu’ils peuvent seuls diriger la France ; et cela se marque par l’indifférence absolue qu’ils témoignent à tout homme de mérite qui n’est point des leurs. « Il y a une profonde insensibilité aux vertus, qui surprend et scandalise beaucoup plus que le vice. Ceux que la bassesse publique appelle grands seigneurs ou grands paraissent, pour la plupart, doués de cette insensibilité odieuse[53]. » Ils croient aussi qu’ils doivent conduire le pays, à l’exclusion de tous autres ; et ils en viennent non pas seulement à être indifférents, mais hostiles à quiconque semble se désigner par son talent, par son caractère, par son travail pour occuper une situation élevée. S’ils ont besoin d’hommes de cette sorte, ils ne manquent pas l’occasion de peser sur eux de tout leur poids, de tâcher de les déprimer et de les ravaler. « Les favoris, les hommes en place mettent quelquefois de l’intérêt à s’attacher des hommes de mérite ; mais ils en exigent un avilissement préalable, qui repousse loin d’eux tous ceux qui ont quelque pudeur[54]. » Aux dernières heures de l’ancien régime, il est manifeste que la noblesse française a bien moins la fière attitude d’une caste qui garde fidèlement ses prérogatives, que la mine inquiète et jalouse d’une coterie qui tremble qu’on ne lui ravisse des privilèges et des faveurs. Une sorte de conspiration occulte se forme dans ses rangs contre ceux qu’elle regarde comme des intrus : « une convention tacite avait tourné en mode, chère à l’orgueil, la nécessité des ménagements entre gens de la même espèce. Ainsi faciliter ou du moins permettre l’oppression d’un inférieur était une convenance d’état, dont on ne pouvait, entre honnêtes gens, se dispenser sans indécence[55]. » C’était, comme au temps de Louis XI, une ligue du bien public ; et Chamfort, qui en avait saisi le secret, la dénonçait avec indignation. « Cette impossibilité d’arriver aux grandes places, à moins que d’être gentilhomme, est une des absurdités les plus funestes dans presque tous les pays. Il me semble voir des ânes défendre les carrousels et les tournois aux chevaux[56]. » Au reste, sous Louis XVI, Turgot une fois éloigné du ministère, le secret ne fut plus gardé ; les prétentions exclusives de la noblesse se dévoilèrent, s’affichèrent même. On vit le gouvernement faire tout pour favoriser ce que Chamfort appelle « les idées de la gentilhommerie ». Des mesures qui dataient de Louis XIV furent jugées trop démocratiques. Il se trouva un ministre de la guerre, M. de Ségur, pour détruire les dispositions du fameux ordre du tableau, établi par Louvois, et qui instituait un ordre d’avancement indépendant de la naissance. Après l’ordonnance de M. de Ségur, il fallut faire les preuves de quatre générations de noblesse pour pouvoir devenir officier. « La nécessité d’être gentilhomme pour être capitaine de vaisseau, disait alors Chamfort, est tout aussi raisonnable que celle d’être secrétaire du roi pour être matelot ou mousse[57]. » Et en effet la pratique découvrit bien vite l’absurdité de cette mesure, qui menaça de rendre impossible le recrutement des cadres. « M. de Ségurayant publié une ordonnance de ne recevoir dans le corps de l’artillerie que des gens instruits, il arriva une chose plaisante : c’est que l’abbé Bossut, examinateur des élèves, ne donna l’attestation qu’à des roturiers et Chérin qu’à des gentilshommes. Sur une centaine d’élèves, il n’y en eut que quatre ou cinq qui remplirent les deux conditions[58]. » Aussi quelques représentants de la noblesse blâmèrent-ils la mesure prise par M. de Ségur. Mais pourquoi ? parce qu’elle était inique ? En aucune façon ; seulement parce qu’elle était malhabile, en rendant publique une exclusion qu’on eût du se contenter de pratiquer secrètement. « Il ne fallait jamais, dit Tilly dans ses Mémoires, faire une loi de l’État d’une condition qu’il fallait, pour être admis, laisser dans son application, aux chefs de corps, au ministre du département de la guerre, et, en dernière analyse, à la sanction de l’autorité. Il était aisé de ne faire que des exceptions ; mais cette convention tacite n’eût pas dû être changée en ordonnance réglementaire[59]. » L’aveu est on ne peut plus significatif, et confirme bien tout ce que Chamfort a dit et pensé de la politique abusivement exclusive de la noblesse sous les règnes de Louis XV et Louis XVI.

Cet exclusivisme est d’ailleurs tout ce qu’elle a retenu des mœurs publiques de la féodalité. Plus de dignité chez les plus grands seigneurs ; on les trouve disposés aux plus bas valetages ; le duc de Richelieu, dans ses Mémoires, se défend d’avoir donné Mme de Châteauroux pour maîtresse à Louis XV ; mais ce n’est pas qu’il trouve une pareille démarche blâmable en elle-même, « puisqu’il déclare que cette complaisance est la moindre qu’on puisse avoir pour son roi, et qu’il voit fort peu de différence entre lui procurer une maîtresse et lui faire agréer un bijou[60] ». Quelques-uns même se targuent tout haut de leur humiliation : « Le comte d’Argenson, homme d’esprit, mais dépravé, et se jouant de sa propre honte, disait : « Mes ennemis ont beau faire, ils ne me culbuteront pas ; il n’y a ici personne plus valet que moi[61] ». On conçoit après cela qu’ils ne sauraient répugner au manège de l’intrigue, ni même à l’attitude de la mendicité. C’est, à dire vrai, dans cette posture que nous les voyons le plus souvent devant le roi et ses ministres. Mendier n’est-il pas devenu pour eux une nécessité ? Dès longtemps la vie de cour a fait, pour un gentilhomme, du luxe et de l’apparat un besoin, une habitude, bien plus une convenance. Rien de plus onéreux que de tenir alors son rang : aussi la plupart des grands de la cour de France eussent-ils pu avoir le même langage que ces gentilshommes de Sardaigne, qui, très pauvres, se présentèrent pourtant devant leur roi en magnifique équipage ; comme celui-ci leur faisait entendre qu’il voyait bien qu’ils n’étaient pas aussi pauvres qu’on le disait : « Sire, lui répondirent-ils, nous avons appris l’arrivée de Votre Majesté nous avons fait tout ce que nous devions ; mais nous devons tout ce que nous avons fait[62]. »

On sait avec quelle effronterie la noblesse se mit à quémander plus que jamais lors du ministère de Calonne, et c’est alors sans doute que Chamfort écrivait cette définition : « Les courtisans sont des pauvres enrichis par la mendicité ». Il s’en faut bien pourtant que tous aient pu s’enrichir ; la plupart se couvrirent de dettes, qui passaient de beaucoup leurs ressources. Que faire en cet état ? Abandonner tous leurs biens à leurs créanciers, et aller vivre obscurément dans quelque terre de province ? C’était le parti de l’honnêteté : bien peu s’y décidèrent. Le plus souvent, on préférait ne pas s’acquitter et il y eut bien d’autres banqueroutes que la banqueroute sérénissime du prince de Guéménée. Insensiblement la noblesse en venait à évincer la probité de l’idée qu’elle se faisait de l’honneur. Chamfort s’irrite qu’on ose encore, après cela, jurer foi de gentilhomme. « Car, dit-il, rien de si difficile à faire tomber qu’une idée triviale ou un proverbe accrédité[63]. » Peut-être ne remarque-t-il pas assez que cette façon de parler n’était plus alors acceptée que par les gentilshommes eux-mêmes ; dans le reste de la nation, on savait bien qu’elle était vide de sens.

Tous ces torts eussent été aisément pardonnés et même oubliés, si l’on avait pu croire que la noblesse était vraiment le soldat de la France. Avec sa bravoure brillante et très réelle, il semblait qu’elle dût noblement tenir ce rôle. Mais elle se comporta de façon à faire penser qu’elle n’en avait point souci. Souvent les gentilshommes traitent la guerre comme un jeu ; ils y ont la mine de gens qui courent une aventure, et ne paraissent nullement songer aux intérêts et aux dangers de leur pays. Trop manifestement ils ne se considèrent que comme une sorte de garde d’honneur du roi, et point du tout comme l’armée de la nation. D’un mot, il leur manque le patriotisme, sans lequel il n’est point de véritables vertus militaires : « Dans les malheurs de la fin du règne de Louis XIV, après la perte des batailles de Turin, d’Oudenarde, de Malplaquet, de Ramillies, d’Hochstedt, les plus honnêtes gens de la cour disaient : Au moins le roi se porte bien, c’est le principal[64] ». C’est ainsi qu’ils en viennent à parler des malheurs nationaux avec une parfaite indifférence, et même, en certains cas, avec une scandaleuse légèreté. On citait devant des courtisans une épigramme sur nos défaites : « Un d’eux, enchanté jusqu’à l’ivresse, dit en levant les mains après un instant de silence et avec un air profond : Comment ne serait-on pas charmé des grands événements et des bouleversements même qui font dire de si jolis mots ? — On suivit cette idée, on repassa les mots, les chansons faites sur tous les désastres de la France. La chanson sur la bataille d’Hochstedt fut trouvée mauvaise et quelques-uns dirent à ce sujet : Je suis fâché de la perte de cette bataille, la chanson ne vaut rien [65]. » Ces propos, dont on ne faisait d’ailleurs nul mystère, se répandaient vite ; comment s’étonner que les Français aient un jour rompu violemment les liens qui les attachaient à la noblesse, alors qu’elle-même avait tout fait pour les dissoudre ?

Lorsqu’on songe aux tempêtes que la question religieuse déchaîna au temps de la Révolution, on est surpris de voir qu’elle ait assez peu préoccupé Chamfort, et que, dans ses remarques, le clergé n’ait guère tenu de place. Mais il faut songer que, durant le règne de Louis XVI, les querelles de religion restèrent, pour ainsi dire, assoupies. En 1788, Necker publia un livre sur l’Importance des idées religieuses. On le lut beaucoup, au témoignage de Rivarol, qui y répondit par deux Lettres sur la religion et la morale. Mais le succès de cet ouvrage était dû surtout à la curiosité qu’excitait la personne de Necker, qui venait de quitter le pouvoir :

« Vous vous plaignez, Monsieur, vers la fin de votre ouvrage de ce qu’on affecte aujourd’hui de ne plus parler de religion dans la société… Ces questions ont fatigué le monde. Il n’y a que quelques jeunes gens, vexés par des pratiques minutieuses de dévotion, qui s’en vengent par des propos au sortir du collège ; mais l’expérience leur apprend bientôt que si l’homme est une trop chétive créature pour offenser l’Être Suprême, il n’en est pas moins vrai que les irrévérences sont des crimes envers la société ; qu’il ne faut ni blesser les dévots, ni ennuyer les gens d’esprit ; et qu’en tout il est plus plaisant de parler de ce monde que de l’autre[66]. »

Et Rivarol parle juste : la polémique religieuse est alors comme épuisée ; on en a été excédé. L’école philosophique a vidé son carquois. Chamfort pouvait-il songer à ramasser à terre des traits lancés depuis longtemps ? Remarquons, d’autre part, que vers ce temps, le haut clergé, c’est-à-dire le seul qui compte (car le bas clergé se confond dans le peuple et s’y perd), se recrute exclusivement, ou à peu près, dans la noblesse. En même temps que M. de Ségur rendait ses fameuses ordonnances sur le recrutement des officiers, l’on décida secrètement qu’à l’avenir « tous les biens ecclésiastiques, depuis le plus modeste prieuré jusqu’à la plus riche abbaye, seront réservés à la noblesse[67]. » Nobles et prêtres, c’est donc tout un ; et si Chamfort eût voulu faire la satire des représentants de ce clergé aristocratique, il fût tombé souvent dans les redites.

Cependant, si rares qu’aient été sur ce point ses observations, il n’en est pas moins vrai qu’il a vu nettement ce qu’était alors devenue l’Église de France. En 1792, La Harpe relevait les bévues commises par Soulavie dans les Notes que ce compilateur avait mises aux Mémoires de Maurepas et disait à ce propos :

« Il ne sait pas que le règne des cheveux plats et des grands chapeaux, commencé sous Fleury, a fini avec Boyer, l’imbécile ; qu’à dater de l’évêque d’Orléans, on éloignait le bigotisme comme dangereux et qu’on préférait les esprits doux et conciliants ; qu’on craignait tellement le bruit dont on était las, qu’il valait mieux être un peu libertin que trop rigoriste ; qu’à cette même époque, la philosophie s’était glissée jusque sous le rochet et la barrette, et que l’archevêque de Vienne (Pompignan) s’en plaignit amèrement dans une assemblée du clergé, criant que la moderne philosophie avait infecté même le sanctuaire, déclamation qui fut très mal accueillie ; qu’en un mot, c’était l’esprit du monde, des affaires et de la cour, qui, de nos jours, dominait dans le clergé[68]. »

Dans ce tableau se trouvent comme résumés les traits que Chamfort avait recueillis dans ses notes. Déjà en effet il avait remarqué que le bigotisme, l’intolérance fanatique n’avaient plus cours dans le clergé. « On sait le discours fanatique que l’évêque de Dôle a tenu au roi, au sujet du rappel des protestants. Il parla au nom du clergé. L’évêque de Saint-Pol lui ayant demandé pourquoi il avait parlé au nom de ses confrères sans les consulter : J’ai consulté, dit-il, mon crucifix. — En ce cas, répliqua l’évêque de Saint-Pol, il fallait répéter exactement ce que votre crucifix vous avait répondu[69]. » Mais, en observateur clairvoyant, Chamfort se rendait bien compte aussi que les prêtres n’étaient devenus tolérants qu’en perdant leur foi. L’exemple du scepticisme leur était venu de loin et de haut. Combien, à ce point de vue, est significative l’anecdote que notre auteur conte sur Massillon : « Madame du Deffant étant petit fille, et au couvent, y prêchait l’irréligion à ses petites camarades. L’abbesse fit venir Massillon, à qui la petite exposa ses raisons. Massillon se retira en disant : Elle est charmante ! — L’abbesse, qui mettait de l’importance à tout cela, demanda à l’évêque quel livre il fallait faire lire à cette enfant. Il réfléchit une minute et il répondit : Un catéchisme de cinq sous. On ne put en tirer autre chose[70] ». Encore ce scepticisme, tout en étant très manifeste, garde-t-il de la discrétion et de la convenance. Mais, plus tard, beaucoup de prêtres firent moins de façons très délibérément, ils plaisantèrent tout haut des choses saintes, des pratiques du culte, et s’en jouèrent. En pleine procession, un jour qu’on promenait la châsse de sainte Geneviève pour obtenir de la sécheresse, comme il commençait à pleuvoir, l’évêque de Castres dit en riant : « La sainte se trompe ; elle croit qu’on lui demande de la pluie[71]. » Un abbé va visiter un évêque qui le prie à déjeuner. L’abbé refuse, le prélat insiste : « Monseigneur, dit l’abbé, j’ai déjeuné deux fois ; et d’ailleurs c’est aujourd’hui jeûne[72]. » On connaît le mot de Rivarol : « L’impiété est la plus grande des indiscrétions ». Assurément il ne date pas du moment dont nous parlons ; car alors l’impiété, pour un membre du clergé, est devenue presque de rigueur, s’il veut passer pour un homme de bon ton « Il semble que, d’après les idées reçues dans le monde et la décence sociale, il faut qu’un prêtre, un curé croie un peu pour n’être pas hypocrite, ne soit pas sûr de son fait pour n’être pas intolérant. Le grand vicaire peut sourire à un propos contre la religion, l’évêque rire tout à fait, le cardinal y joindre son mot[73]. » Joignez que ce clergé, qui se dispense de croire, ne se croit pas obligé non plus à observer les mœurs chrétiennes, ni même les bonnes mœurs ; c’est l’époque où les Brienne, les Montazet, les Rohan, remplissent la cour et la ville du bruit de leurs scandaleuses aventures.

Sans foi et sans mœurs, partant sans autorité pour enseigner la doctrine et pour édifier les âmes, le clergé s’est lui-même dépouillé de son prestige propre ; lui-même il a accrédité cette opinion qu’il n’est rien de plus qu’une caste qui s’est mise au service du gouvernement monarchique. Encore laisse-t-il trop voir que ce n’est point le dévouement qui l’attache à la royauté. La première et la dernière des préoccupations des assemblées du clergé, qui se tinrent dans les cinquante années qui précédérent la Révolution, fut toujours de défendre les intérêts du corps envers et contre tous ; la royauté put s’en apercevoir à maintes reprises. L’exemple de cette politique égoïste de la collectivité devait être nécessairement suivi par les individus. Et il l’était en effet, s’il faut en croire une plaisante anecdote de Chamfort. « Le curé de Bray ayant passé trois ou quatre fois de la religion catholique à la religion protestante et ses amis s’étonnant de cette indifférence : Moi, indifférent ! dit le curé, moi, inconstant rien de tout cela ; au contraire, je ne change point, je veux être curé de Bray[74]. » Certains jugèrent que cette politique était fort habile. Mercier écrivait en 1783 en parlant du clergé :

« Il est éclairé, il ne commettra point de grandes fautes, il songe à l’utile… Ce corps me paraît doué de la politique la plus fine, et jusqu’ici la plus heureuse. Moins persécuteur que jamais, ne sollicitant presque plus de lettres de cachet contre les protestants et leurs filles, parlant de tolérance, occupé de jouissances voluptueuses et paisibles, satisfait tant que l’extérieur du culte ne recevra aucune brèche, il laissera passer les opinions contraires sans leur opposer une digue imprudente[75]. »

Mais quand l’heure de la Révolution sonna, il se trouva que cette politique était la plus périlleuse de toutes ; pour avoir abdiqué, ou à peu près, sa mission spirituelle, l’Église s’était mise, aux yeux des révolutionnaires, sur le même rang que les autres puissances du vieux monde. En vain eût-elle prétendu avoir plus de titres au respect : ses titres, ne les avait-elle pas oubliés et répudiés pendant longtemps ? Pendant près de cinquante ans elle n’avait eu souci que des choses de la terre, elle n’avait plus eu foi dans son rôle céleste ; on n’y eut pas plus foi qu’elle-même. Et La Harpe a fort bien montré que par là s’explique le peu de scrupules qu’on mit à porter la main sur ce qui avait été naguère l’arche sainte.

« Ce qui a détruit le clergé, c’est avant tout l’indifférence philosophique qui apprit à ne plus le considérer que sous les rapports du gouvernement : et ces rapports le montraient évidemment comme une corporation anti-politique, comme un des arcs-boutants du despotisme, comme tellement redoutable qu’il pouvait toujours renaître de ses débris s’il n’était entièrement anéanti ; ce fut ensuite l’opportunité de faire de ses dépouilles une ressource immense pour la nation ; et la ruine entière de ce corps étant liée intimement au plan de Mirabeau pour les assignats, c’est lui qui porta ces deux grands coups à la fois[76]. »

On ne conteste guère ces abus de l’ordre social, à la fin de l’ancien régime, et l’on reconnaît en général qu’à ce moment les mœurs publiques des hautes classes étaient vraiment gâtées. Mais on croit aussi volontiers que les hommes valaient mieux que les institutions, et que les mœurs du monde atténuaient, corrigeaient ce qu’il y avait d’inique dans la constitution de la société.

Reconnaissons d’abord que la vie mondaine de l’aristocratie des derniers jours, vue à distance, paraît si brillante qu’elle exerce une sorte de prestige ; on n’entrevoit que des défauts séduisants, élégants et légers, l’amour du luxe, du plaisir, le goût d’une galanterie délicate, et il semble que l’on assiste à une fête rare donnée tout exprès pour enchanter la nation qui la regarde de loin. On remarque en outre que ces patriciens, dont la politique défendait jalousement l’accès des emplois publics, s’empressaient d’ouvrir les portes de leurs salons à tous les hommes de mérite, qu’ils étaient curieux des idées nouvelles, surtout épris du talent et de l’esprit, et que, la sensibilité étant devenue une mode, loin de rester indifférents au sort des malheureux, ils s’attendrissaient aisément sur toutes les misères. « Ceux qui n’ont pas vécu dans les années qui ont précédé la Révolution, a dit Talleyrand, ne savent pas ce que c’est que la douceur de vivre. » Sur la foi de Talleyrand, beaucoup se persuadent que le monde de ce temps fut comme enveloppé dans une atmosphère de joie et de bonté facile, et s’étonnent que le peuple de France ne se soit pas laissé pénétrer et adoucir par elle. Ainsi, entre les historiens des mœurs de notre nation, il n’en est guère qui n’aient éprouvé de la complaisance ou au moins de l’indulgence pour les représentants de la vie mondaine sous le règne de Louis XVI.

Si l’on consulte Chamfort, ce prestige se dissipe. Il faut avouer sans doute qu’il mit quelque emportement à briser les surfaces brillantes ; mais il est vrai aussi que cette société n’a été trop souvent jugée que par ses surfaces, et il est bon qu’un observateur, sévère à coup sûr, et peut-être même brutal, nous ait montré ses dessous. On a beau savoir que le tissu des affaires humaines est fait de contradictions ; en vérité, entre les iniquités de l’ancien régime et la grâce aimable qu’on prête à ses derniers salons, la contradiction paraît trop forte ; Chamfort nous montre qu’elle n’a jamais existé.

Il n’accorde même pas que les défauts de la société de son temps aient eu ces formes séduisantes dont l’imagination les a souvent parés. Selon lui, le luxe dont elle s’entoure n’est que de fort médiocre aloi, et, le plus souvent, banal et même trivial à ce point qu’il ne le trouve pas supérieur à celui qui se déploie dans les mauvais lieux. Dans les fêtes mondaines, on ne se met plus en peine d’élégance ni de bon goût ; ce que l’on veut, ce que l’on cherche, c’est la dépense. Un ambassadeur ayant donné une fête charmante, l’on vient à apprendre qu’elle ne lui a pas coûté fort cher : aussitôt on la dénigre. Lui, qui veut prendre sa revanche, annonce qu’il recevra une seconde fois. On accourt avec la pensée qu’il va éblouir ses invités par des merveilles somptueuses.

« Grande affluence. Point d’apprêt. Enfin on apporte un réchaud à l’esprit de vin… « Messieurs, dit-il, ce sont les dépenses et non l’agrément d’une fête que vous cherchez : regardez bien (et il retrousse son habit dont il montre la doublure), c’est un tableau du Dominiquin qui vaut cinq mille guinées ; mais ce n’est pas tout voyez ces dix billets, ils sont de mille guinées chacun, payables à vue sur la banque d’Amsterdam. Il en fait un rouleau et les met sur le réchaud allumé.) Je ne doute pas, Messieurs, que cette fête ne vous satisfasse et que vous ne vous retiriez tous contents de moi. Adieu, Messieurs, la fête est finie[77]. »

L’aventure se passe à Naples, mais Chamfort croyait que la leçon était bonne pour Paris. À ce moment, en effet, les bals deviennent des cohues, l’on ne donne plus des soupers priés, on tient table ouverte. « Dans cette grande capitale, dit une brochure du temps, tous les gens opulents et qui ont ce qu’on appelle une maison montée, désignent des jours fixes où ils donnent à dîner et à souper… Toutes les personnes présentées chez eux peuvent y aller quand bon leur semble ; pourvu que leur dîner ou leur souper soit mangé, ils sont très contents et leur objet est rempli[78]. » Avec cet usage, le monde ressemblait à une auberge et l’on n’avait d’autre ressource pour relever cette banale hospitalité que de la rendre très somptueuse. On en venait ainsi à assassiner les gens à force de mangeaille, et Chamfort, étonné de ces festins meurtriers, disait avec humeur : « Cela se concevrait entre parents qui héritent les uns des autres ; mais entre amis qui n’héritent pas, quel peut en être l’objet[79] ? »

Plus encore que le goût, la sincérité manque aux divertissements mondains. J’entends qu’on ne va plus à ces réunions sans arrière-pensée, sans calcul, pour le plaisir. Déjà une gêne est née du besoin de l’ostentation. Mercier l’a remarqué avec justesse « Les dépenses qu’entraînent le luxe et la manie des superfluités ont rendu tout le monde pauvre… Affaires, embarras, servitudes, projets, tout cela se lit sur les visages. Dans une société de vingt personnes, dix-huit s’occupent des moyens d’avoir de l’argent et quinze n’en trouveront point[80]. Mais le monde a surtout cessé d’être plaisant, parce qu’il n’est plus un lieu de repos, de détente, un terrain neutre, où l’on oublie ses intérêts, son ambition ; il devient alors plus que jamais une arène, un champ clos pour les intrigues ; chaque salon aristocratique sert de prolongement à l’Œil-de-Bœuf ; partout il y a du manège ; nulle part il n’y en a plus que là même où il ne se laisse pas apercevoir : « Une vérité cruelle, mais dont il faut convenir, c’est que, dans le monde, et surtout dans un monde choisi, tout est art, science, calcul, même l’apparence de la simplicité, de la facilité la plus aimable. J’ai vu des hommes dans lesquels ce qui paraissait la grâce d’un premier mouvement était une combinaison, à la vérité très prompte mais très fine et très savante. J’en ai vu associer le calcul le plus réfléchi à la naïveté apparente de l’abandon le plus étourdi[81].  »

Aussi les hautes traditions de politesse de la société française vont se perdant de jour en jour. Chamfort l’a finement senti : « En parcourant les mémoires et monuments du siècle de Louis XIV, on trouve même dans la mauvaise compagnie de ce temps-là quelque chose qui manque à la bonne d’aujourd’hui[82]. » C’est que, si la politesse n’exclut pas complètement l’égoïsme, elle suppose au moins qu’on est capable de l’oublier pour une heure, et ne va pas sans quelque désintéressement, sans un désintéressement momentané. Mais dans ce milieu où les intérêts luttent sans trêve, où les vanités se choquent sans relâche, qui donc se risquerait à s’oublier, ne fût-ce qu’un moment ? Le temps est passé où l’on pouvait dire, non sans raison, que l’esprit de société tenait lieu parfois de l’esprit de charité ; les bonnes qualités et les qualités aimables, c’est-à-dire les qualités de l’homme poli, sont devenues presque contradictoires. « Vous connaissez M. le comte de… Est-il aimable ? — Non, c’est un homme plein de noblesse, d’élévation, d’esprit, de connaissances, voilà tout[83]. » Un écrivain qu’on ne peut accuser d’avoir été hostile à l’ancien monde, le prince de Ligne, a rendu sur ce point le même témoignage que Chamfort : « On était, dit-il, devenu mal élevé et peu attentif dans la société. Il y avait encore quelques révérenciers ; mais c’était une politesse de jambes et non la véritable. On croyait en avoir en ne buvant un verre d’eau qu’à la porte et en y reconduisant avec les sots propos d’usage : c’est pour vous voir plus longtemps, c’est pour voir si vos gens sont là. Mais il faut avoir, ou une bonhomie cordiale ou un air de rendre à la personne qu’on veut distinguer ce qu’elle mérite[84]. »

Ces hommes qui avaient désappris la politesse véritable, comment eussent-ils été capables de pratiquer l’art délicat de la vraie galanterie ? À cette époque on cite comme des exceptions curieuses ceux qui ont conservé ces anciennes traditions : le duc de Bouillon, le maréchal de Soubise, le duc de Coigny, le due de Chabot et le comte de Vaudreuil. Dès longtemps, il est vrai, dès le début du xviiie siècle, on ne s’était plus mis en peine de marquer du respect aux femmes qu’on voulait conquérir ; mais au moins on témoignait le désir de leur plaire par des égards, par des prévenances et, dans l’effronterie même, on les traitait avec une sorte de tendresse sensuelle. Il semble que, sous Louis XVI, il ait été de bon ton de n’avoir plus pour elles qu’une indifférence méprisante et tranquille. Les maris ne font plus à leurs femmes l’honneur d’être jaloux, si elles ont des aventures. Lauzun, qui représente alors toutes les élégances, n’avait pas vu sa femme depuis dix ans. Comme on lui demandait ce qu’il ferait si elle lui écrivait un jour : « Je viens de découvrir que je suis grosse », il réfléchit un moment et répondit : « Je lui écrirais : Je suis charmé d’apprendre que le ciel ait enfin béni notre union. Soignez votre santé, j’irai vous faire ma cour ce soir[85] ». On pourrait citer vingt mots du même genre. D’ailleurs les femmes légitimes ne sont pas les seules à recevoir l’insulte de ce sang-froid dédaigneux ; et une maîtresse qui chasse son amant ou qui le quitte ne doit pas s’attendre à une explosion de regrets ou même à une parole de tristesse. Le cardinal de Rohan et Madame de Brionne avaient vécu ensemble. Une intrigue politique les ayant brouillés, une dispute s’émut entre eux. Madame de Brionne menaça le cardinal de le faire jeter par la fenêtre : « Je puis bien, répliqua-t-il tranquillement, descendre par où je suis monté si souvent[86]. » En somme, dans leur commerce avec les femmes, les hommes ne leur demandent plus que le plaisir, et entre les deux sexes il n’y a plus, au moins dans le monde, que des sympathies d’épiderme. Souvent même, entre les amants, pas d’autre lien que la froide et plate habitude. « M. de B… voyait Mme de M… tous les jours. Le bruit courut qu’il allait l’épouser : sur quoi il dit à l’un de ses amis : Il y a peu d’hommes qu’elle n’épousât pas plus volontiers que moi et réciproquement. Il serait bien étrange que dans quinze ans d’amitié nous n’eussions pas vu combien nous sommes antipathiques l’un à l’autre[87]. » On dirait que cette société du temps de Louis XVI porte la peine des excès et des folies amoureuses du règne de Louis XV. On sent chez elle la lassitude et le dégoût qui traîne après lui la vulgarité, parfois la grossièreté même. Les peintres des fêtes galantes, les Watteau, les Boucher, sont vraiment morts à leur heure, et pour les égaler, c’est être moins le talent qui manqua à Fragonard, leur disciple, que des modèles élégants et gracieux comme ceux qui figurent dans leurs tableaux.

Que servirait au peintre de cette société d’avoir des couleurs vives et une touche légère ? Sur elle je ne sais quoi de lourd et de terne s’est étendu comme une couche uniforme. L’éclat si vif qu’avait jeté l’esprit de conversation durant ce siècle a pâli, s’est effacé ; il y a encore des professionnels de la causerie ; mais les hommes du monde passent à travers les salons sans amuser, sans s’amuser ; ce spectacle qu’ils ont toujours sous les yeux, ils n’y prennent plus plaisir, ils ne songent plus à l’animer ; beaucoup, que rien ne peut distraire d’eux-mêmes, ne le comprennent même pas, « par la raison qui fait que les hannetons ne savent pas l’histoire naturelle ». L’ennui gagne, les ennuyeux se multiplient, si bien qu’il est plus profitable de savoir s’ennuyer que de savoir plaire. Savoir s’ennuyer devient un art nécessaire, et « le talent de faire fortune, comme celui de réussir auprès des femmes, se réduit presque à cet art-là[88] ».

Serait-ce, comme quelques-uns l’ont cru, que, le siècle finissant, le monde est enfin devenu grave, et qu’après avoir été si longtemps charmé par les jolis mots, il s’éprend pour les idées sérieuses ? — Serait-ce, lorsqu’un renouvellement est si proche, qu’on se préoccupe des réformes attendues et qu’on a souci d’écouter les réformateurs ?… Au premier examen, l’on serait tenté de le croire. — Jamais les femmes ne furent plus avides de haute culture intellectuelle : non seulement on voit alors pulluler les bureaux d’esprit, où l’on parle philosophie, théâtre, poésie, mais un nombreux auditoire féminin se presse aux leçons du Lycée et y suit ou feint d’y suivre les cours de Lavoisier et de Fourcroy. La comtesse de Voyer raffole de l’anatomie, et Mme de Coigny ne va point en voyage sans emporter, dans sa voiture, un cadavre à disséquer. Les hommes ne demeurent point en reste : les livres austères de sciences, de linguistique, d’économie sociale, se débitent alors aussi bien que les romans et les petits vers ; n’est-ce pas durant ces années que la contrefaçon livrait jusqu’à quarante éditions de l’Histoire philosophique des Indes de l’abbé Raynal ? Bien plus, les grands seigneurs ne dédaignent pas de composer ou du moins de publier des livres sur les matières de politique et d’administration ; et le prince de Ligne en a connu qui se levaient à six heures du matin « pour écrire des mémoires contre les pigeons et les lapins[89] ». Enfin point de grande, ni de bonne maison qui n’ait son groupe familier de littérateurs, de savants ou de philosophes. Comment douter qu’une pareille société ait le respect et l’amour des choses de l’esprit ? — Chamfort en doute pourtant ; parmi ces femmes qui tiennent un salon littéraire, combien peu aiment les lettres ! Combien sont disposées à juger du mérite d’un écrivain, comme cette Madame… qui disait de L… : « Je n’en fais pas grand cas, il ne vient pas chez moi ». Quelles déceptions on se ménage si on a la naïveté de faire état de leur jugement ! Parmi cette classe d’hommes nés avec une imagination vive et une sensibilité délicate, plusieurs m’ont dit combien ils avaient été frappés de voir combien peu de femmes avaient de goût pour les arts, et particulièrement pour la poésie. Un poète connu par des ouvrages très agréables me peignait un jour la surprise qu’il avait éprouvée en voyant une femme pleine d’esprit, de grâces, de sentiment, de goût dans sa parure, bonne musicienne et jouant de plusieurs instruments, qui n’avait pas l’idée de la mesure d’un vers, du mélange des rimes, qui substituait à un mot heureux ou de génie un autre mot trivial et qui même rompait la mesure du vers[90] ! » Après cela, allez donc croire que leur goût pour les sciences et les hautes spéculations soit autre chose que de l’engouement ! Rien de superficiel comme cette prétendue ferveur scientifique : on feint de vouloir tout apprendre, mais on ne consent pas à rien étudier. « De nos jours, un peintre fait votre portrait en sept minutes ; un autre vous apprend à peindre en trois jours ; un troisième vous enseigne l’anglais en quatre leçons. On veut vous apprendre huit langues, avec des gravures qui représentent les choses et leurs noms en dessous en huit langues. Enfin, si on pouvait mettre ensemble les plaisirs, les sentiments ou les idées de la vie entière et les réunir en l’espace de vingt-quatre heures, on vous ferait avaler cette pilule et on vous dirait : Allez-vous en[91]. » Les gens de lettres, il est vrai, sont recherchés par les gens du monde ; ils peuvent se flatter d’être accueillis avec empressement dans les salons ; il arrive qu’ils y plaisent et qu’ils s’y plaisent ; car ils réussissent parfois à distraire cette société ennuyée, et, eux, « ils aiment ceux qu’ils amusent, comme les voyageurs aiment ceux qu’ils étonnent[92] ». Mais s’ils prétendent à quelque chose de plus, s’ils veulent obtenir quelque avantage positif, quelque influence, ils s’apercevront sans retard qu’ils sont loin de compte. « Les gens de lettres, surtout les poètes, sont comme les paons à qui on jette mesquinement quelques graines dans leur loge, et qu’on en tire quelquefois pour les voir étaler leur queue ; tandis que les coqs, les poules, les canards, les dindons se promènent librement dans la basse-cour et remplissent leur jabot tout à leur aise[93]. » Qu’ils ne soient pas dupes des cajoleries dont on les entoure ; qu’ils n’aillent pas s’imaginer qu’ils pourront avoir une action dans ce milieu où on leur fait fête : sans considération, point d’influence, et la considération n’est pas à la portée des hommes de lettres. « Ce mot magique, considération, ne développait guère son influence que dans l’enceinte assez étroite d’un certain public, d’un public choisi, comme on disait… Il était de règle qu’elle n’appartenait de droit qu’à tel rang, telle position, telles circonstances, etc. C’était un privilège dont le brevet n’existait pas, mais était admis comme reconnu valable entre les initiés, les seuls intéressés à l’affaire[94]. » Aussi les lettrés et les philosophes qui s’imaginent que leurs idées gagnent du terrain dans le monde s’exposent à entendre un jour quelque profession de foi dans le genre de celle que fit en 1788 le baron de Breteuil : « Moi, je veux que la puissance royale ne dégénère point en despotisme, et je veux qu’elle se renferme dans les limites où elle était resserrée sous Louis XIV[95]. » Il croyait, en parlant ainsi, tenir le langage d’un hardi citoyen ; et c’était là tout le libéralisme qu’il avait pu apprendre avec Rulhierre, son familier. Bien d’autres grands seigneurs, qui écoutaient complaisamment dans leur salon des déclamations républicaines, qui, eux-mêmes, prononçaient volontiers les grands mots de justice et de liberté, n’admettaient, au fait et au prendre, d’autre politique que celle du baron de Breteuil.

Chamfort n’a pas plus de confiance dans les sentiments humanitaires qu’ils étalent. Dans les journaux du temps on trouve quelque chose comme une chronique du bien, sous la rubrique : traits de bienfaisance, et l’on y voit à chaque instant figurer de vertueux seigneurs et de charitables grandes dames. M. de Monthyon rencontre partout des émules. N’importe : Chamfort se refuse à croire que ces sentiments soient sincères et profonds et que cet élan puisse être durable : « Toutes les fois, dit-il, que je vois de l’engouement dans une femme ou même dans un homme, je commence à me défier de sa sensibilité. Cette règle ne m’a jamais trompé[96]. » Il pense qu’il faudrait être juste avant d’être généreux, « comme on a des chemises avant d’avoir des dentelles[97] ». Or « les pauvres sont les nègres de l’Europe[98] » et « à voir la manière dont on en use envers les malades dans les hôpitaux, on dirait que les hommes ont imaginé ces tristes asiles, non pour soigner les malades, mais pour les soustraire aux regards des heureux, dont ces infortunés troubleraient les jouissances[99] ». N’est-ce pas la preuve que, malgré les riches aumônes et quelques traits isolés de charité, les privilégiés n’ont pas grand souci des misérables et que l’injustice sociale n’est point pour eux un tourment ?

Après avoir distingué d’une vue si aiguë ce qu’il y avait d’inique dans l’organisation sociale, ce qu’il y avait de médiocre ou de gâté dans la vie du monde, comprenant qu’on pouvait dire de la France du xviiie siècle qu’il est parfois utile d’y montrer ses vices, toujours dangereux d’y montrer ses vertus, sentant que la politique et les mœurs conspiraient à l’exclusion du mérite, Chamfort, nous l’avons vu, jugea un moment que le meilleur parti était d’aller au-devant de cette exclusion, de sortir de cette société, de l’ignorer et d’en vivre ignoré. Quitter la partie, disait-il, c’est la gagner. Il entra résolument dans la retraite et essaya de goûter ce qu’elle apporte de sérénité à l’âme et de désintéressement à la pensée. Mais il eut beau éprouver, à une heure de sa vie, un goût sincère pour la solitude, d’autres goûts se mettaient à la traverse et allaient finir par l’emporter. Il est vrai que sa retraite lui a inspiré de belles paroles, où l’on sent une émotion forte, sinon tendre. « Dans le monde, a-t-il dit, tout tend à me faire descendre ; dans la solitude, tout tend à me faire monter[100]. » Il n’était point fait pourtant pour vivre seul avec sa pensée ; observateur par vocation, « cette scène de folies et d’iniquités qu’on appelle le monde[101] » l’attirait, quoi qu’il en eût. Il semble bien que son esprit manquait de cette élévation qui lui eût permis de suffire à la spéculation pure ; mais aussi la spéculation pure ne pouvait suffire à l’énergie de son âme, qui fut toujours impatiente d’agir. Comme il disait un jour que ce qu’il aimait par-dessus tout « c’était paix, silence, obscurité, on lui répondit : c’est la chambre d’un malade[102] ». Ce régime de valétudinaire ne pouvait lui convenir ; et ses amis ne fussent-ils point venus, après la mort de Mme Buffon, l’arracher à sa retraite de Vaudouleurs, il paraît fort vraisemblable que, tôt ou tard, il l’eût quittée de lui-même.

En fait, la solitude ne fut pour Chamfort qu’un asile momentané ; il s’y réfugia lorsque son expérience était récente encore et comme cuisante, après que le désenchantement absolu l’avait incliné vers un scepticisme radical. Et quelques-uns, pour avoir été trop frappés des pensées désespérées qu’il écrivit vers ce temps, pour leur avoir prêté, en les isolant, une portée trop générale, ont prétendu qu’à son gré l’homme ne pouvait rien attendre des autres ni de lui-même, que l’action était un leurre et le progrès une illusion. Il s’en faut bien pourtant que ce soit là son dernier mot. Si amère, son œuvre est d’une amertume tonique. Certes, dans ces notes qu’il prenait au jour le jour et qui, durant plus de dix années, traduisirent ses impressions, les contradictions ne sauraient manquer ; cependant un accent domine, celui d’une âme virile, pour qui la lutte est un besoin, l’effort un devoir, qui veut être ouvrière de sa propre destinée et avoir sa part dans l’œuvre commune de l’humanité.

En quittant sa retraite, il s’est tracé un plan de conduite ; nous voudrions tenter de le restituer pour mettre en lumière ce que fut au vrai sa sagesse pratique.

C’est en effet uniquement de sagesse pratique qu’il voulut avoir affaire. Les théories morales paraissent lui inspirer la même défiance que les systèmes métaphysiques. « La philosophie, remarque-t-il, a beaucoup de drogues, très peu de bons remèdes et presque point de spécifiques[103]. » Or c’est un spécifique qu’il cherche, c’est-à-dire un modus vivendi qui convienne à sa nature propre et au milieu déterminé dans lequel il se trouvait placé.

Homme d’esprit, il devait répugner avant tout à devenir dupe d’un monde qu’il jugeait ridicule ; aussi son premier soin fut-il de se mettre en garde contre tous les pièges de la vie sociale, et il jugea qu’il n’y avait point de meilleur moyen pour les éviter que de renoncer à tous les objets que le monde offre à nos passions, comme des appâts, pour nous attirer et nous retenir. Point d’amour ; car « l’amour est un commerce orageux, qui finit toujours par une banqueroute, et c’est la personne à qui l’on fait banqueroute qui est déshonorée[104] ». Point d’amis : car « la plupart des liaisons de société, la camaraderie, etc., tout cela est à l’amitié ce que le sigisbéisme est à l’amour », et si, par la plus rare des aventures, nous rencontrons « des amis qui nous aiment », à l’ordinaire, nous n’avons affaire qu’à des amis qui ne se soucient pas de nous ou à des amis qui nous haïssent. La fortune, presque en toute rencontre, est plus onéreuse que profitable, et semblable à ces « femmes riches et dépensières, qui ruinent les maisons où elles ont apporté une riche dot[105] ». Nulle passion plus capable de nous leurrer que l’ambition d’acquérir la considération ou d’arriver aux honneurs. Qui donc en effet en dispose souverainement, sinon les grands ? Or « les grands veulent qu’on se dégrade non pour un bienfait, mais pour une espérance ; ils prétendent vous acheter, non pour un lot, mais pour un billet de loterie[106] ». Quant à la gloire, « ce que les poètes, les orateurs, même quelques philosophes nous disent sur l’amour de la gloire, on nous le disait au collège pour nous encourager à avoir les prix. Ce que l’on dit aux enfants pour les engager à préférer à une tartelette les louanges de leurs bonnes, c’est ce qu’on répète aux hommes pour leur faire préférer à un intérêt personnel les éloges de leurs contemporains ou de la postérité[107]. »

Donc ne cédons jamais aux inclinations ou aux impulsions de notre sensibilité ; paralysons certains côtés de notre âme ; que notre cœur se bronze : ainsi nous serons sûrs de n’être point dupes, sûrs aussi de n’être pas victimes. Car rien ne pourra troubler notre repos. Et si l’on s’en tenait à certains passages de Chamfort, il n’aurait pas eu de visée plus haute, pas de désir plus cher. « Il est résulté, écrivait-il un jour, de ces expériences réitérées cent fois (l’expérience des passions), que… je suis devenu comme immobile, et que ma position actuelle me paraît toujours la meilleure, parce que sa bonté même résulte de son immobilité et s’accroît avec elle[108]. » Il aurait ainsi pratiqué pour son compte et conseillé aux autres cette apathie des épicuriens, qui est à elle-même son propre but et qui n’est qu’une forme un peu relevée de la sagesse utilitaire.

N’être point trompé par les ruses et les hypocrisies, n’être point troublé par les vaines agitations du monde, telle doit être en effet, à son gré, la première préoccupation du sage. « Je ne conçois pas, dit-il, de sagesse sans défiance. » Après l’expérience qu’il avait faite, c’est bien le premier mot qu’il devait dire ; mais ce n’est point le dernier. Il a beaucoup moins souci, tout compte fait, de la sécurité et de la tranquillité de son existence que de la dignité de son âme. Sottise, pense-t-il, que se laisser duper ; mais lâcheté, se laisser asservir. En observateur avisé et trop éclairé, il songe d’abord à se préserver des déceptions ; mais, énergique et fier, il veut surtout se soustraire à tous les jougs. Lorsqu’en se traçant son plan de conduite, il se met en garde contre l’amour, l’amitié, l’ambition et, en général, contre les inclinations sociales, il craint moins les mauvais marchés qu’elles font faire que les servitudes où elles engagent. — Être l’obligé, l’ami de quelqu’un, n’est-ce pas lui donner des droits sur notre âme ? Les tromperies de l’amour ne sont-elles pas moins cruelles que sa tyrannie n’est avilissante « Quelques hommes avaient ce qu’il faut pour s’élever au-dessus des misérables considérations qui rabaissent les hommes au-dessous de leur mérite ; mais le mariage, les liaisons de femme les ont mis au niveau de ceux qui n’approchaient pas d’eux[109]. » — Il est bon de s’interdire le désir de la fortune ; on évite ainsi de s’imposer bien des soins et bien des charges ; mais surtout on échappe aux sujétions qu’elle crée toujours. « L’homme pauvre, mais indépendant des hommes, n’est qu’aux ordres de la nécessité. L’homme riche, mais dépendant, est aux ordres d’un autre homme ou de plusieurs[110]. » Quant aux honneurs, quant à ce qu’on appelle un état dans le monde, qu’on le tienne de l’éclat de son rang ou de sa réputation, outre qu’il faut bien des peines pour y parvenir, quoi de plus propre à détruire la liberté de nos pensées et de nos actes ? Un état dans le monde ! mais c’est pour un philosophe ce qu’une ville est pour les Tartares, c’est-à-dire une prison. « C’est un cercle où les idées se resserrent, se concentrent, en ôtant à l’âme et à l’esprit leur étendue et leur développement. Un homme qui a un grand état dans le monde a une prison plus grande et plus ornée ; celui qui n’y a qu’un petit état est dans un cachot[111]. » Quoi qu’on fasse, on reste toujours prisonnier de sa place, de son art, de son métier ; toujours ils laissent le pli, le stigmate de leur servitude : « Voulez-vous savoir jusqu’à quel point chaque état de la société corrompt les hommes ? Examinez ce qu’ils sont quand ils en ont éprouvé plus longtemps l’influence, c’est-à-dire dans la vieillesse. Voyez ce qu’est un vieux courtisan, un vieux prêtre, un vieux juge, un vieux procureur, un vieux chirurgien, etc.[112] ? » Et cela est si vrai que ces marques, qui s’impriment dans les âmes, souvent aussi apparaissent même au dehors. Ne voit-on pas que « nombre de courtisans ont l’œil faux par la même raison qui fait que la plupart des tailleurs sont cagneux[113] ? »

Pour qui veut suivre le développement du plan de conduite que se traçait Chamfort, il est donc aisé de reconnaître que, s’il prise l’abstention et le détachement, ce n’est pas tant parce qu’ils lui paraissent des moyens d’assurer son repos que les conditions de son indépendance au temps où il vivait. Le but où tend constamment son effort, c’est à développer en lui-même ce qu’il appelle le caractère, c’est-à-dire cette force de volonté par laquelle nous faisons de notre conduite l’expression même de notre conscience, sans jamais permettre que rien puisse la fausser, l’affaiblir ou l’étouffer. « Ne tenir dans la main de personne, être l’homme de son cœur, de ses sentiments », rien ne lui paraît plus beau ; mais « c’est, dit-il, ce que j’ai vu de plus rare[114] ». Dans la société, telle qu’elle est faite alors, il arrive, en effet, que « l’on fausse son esprit, sa conscience, sa raison comme on gâte son estomac[115] » et « l’on anéantit son propre caractère par crainte d’attirer les regards et l’attention[116] ». Voilà surtout ce dont il faut se garder : car « quiconque n’a pas de caractère n’est pas un homme, c’est une chose[117] ». Loin d’effacer sa personnalité, on doit pour ainsi dire la poser et l’affirmer en face du monde. « On a trouvé le Moi de Médée sublime ; mais celui qui ne peut pas le dire dans tous les accidents de la vie, est bien peu de chose, ou plutôt ce n’est rien[118]. » Et, par cette raison, tandis que Chamfort tient en défiance les inclinations et les passions qui nous exposent à subir les influences sociales ou mondaines, il se montre prêt à approuver des travers et des défauts mêmes, s’il les juge capables de donner au caractère une trempe plus forte et plus résistante. « Il y a certains défauts, dit-il, qui préservent de quelques vices épidémiques, comme on voit, en temps de peste, les malades de fièvre quarte échapper à la contagion[119]. » S’il dit en parlant de l’entêtement : « L’entêtement est au caractère ce que le tempérament est à l’amour[120] », ce n’est pas, il s’en faut, qu’il le veuille condamner. Il y voit sans doute quelque chose d’inférieur, mais il veut évidemment faire entendre en même temps que l’entêtement est parfois une chance d’avoir du caractère, ou plutôt une prédisposition à en acquérir ; de même que, dans la vie ordinaire, on ne saurait guère voir naître l’amour, où le tempérament fait complètement défaut. Il ne semble pas non plus à Chamfort que la vanité soit mauvaise dans tous les cas ; car « c’est souvent le mobile de la vanité qui a engagé l’homme à montrer toute l’énergie de son âme[121] ». Et c’est pour la même raison qu’il préfère l’orgueil qui résiste à la modestie qui abdique. Tandis qu’il est « un genre d’orgueil dans lequel sont compris tous les commandements de Dieu[122] », — « Il y a une modestie d’un mauvais genre fondée sur l’ignorance, qui nuit quelquefois à certains caractères supérieurs, qui les retient dans une sorte de médiocrité[123]. » Entre les deux, le choix de Chamfort n’hésite pas, et l’on s’en aperçoit bien à la façon dont il rappelle « le mot que disait à déjeuner à des gens de la cour un homme d’un mérite reconnu : Ah ! Messieurs, que je regrette le temps que j’ai perdu à apprendre combien je valais mieux que vous[124] ».

On voit déjà que Chamfort s’est élevé fort au-dessus des préoccupations utilitaires. Mais des moralistes rigides ont remarqué qu’il entre de l’égoïsme dans le souci de la dignité comme dans le souci du repos. Chamfort, à leur sens, n’y aurait pas échappé. « L’homme du monde, l’ami de la fortune, même l’amant de la gloire, tracent tous devant eux une ligne directe qui les conduit à un terme inconnu. Le sage, l’ami de lui-même, décrit une ligne circulaire dont l’extrémité le ramène à lui. C’est le totus teres atque rotundus d’Horace[125]. » Celui qui a écrit ces lignes n’a-t-il pas donné la formule même de l’égoïsme ? Qu’il l’ait raffiné, spiritualisé, on n’y contredit point ; mais, en dernière analyse, c’est toujours l’égoïsme qui domine dans son âme, et même, au dire de Sainte-Beuve, il aurait été atteint d’une sorte d’hypertrophie du Moi. Il ne suffit pas au critique peu bienveillant de prétendre que Chamfort est égoïste, il veut en faire, pour parler notre langage néologique, un égotiste. Et Sainte-Beuve, pour le convaincre de ce travers, s’empresse de citer ce mot de forme paradoxale et comme exaspérée : « J’ai vu peu de fiertés dont j’aie été content. Ce que je connais de mieux en ce genre, c’est celle de Satan dans le Paradis Perdu[126]».

Il ne faudrait pourtant point, sur la foi de quelques paroles violentes, faire tort à la vérité. — Chamfort a beau avoir parlé quelquefois en homme qui rapporte tout à sa propre personnalité, comme lorsqu’il dit : « Je n’étudie que ce qui me plaît ; je n’occupe mon esprit que des idées qui m’intéressent. Elles seront utiles ou inutiles, soit à moi, soit aux autres ; le temps amènera ou n’amènera pas les circonstances qui me feront faire de mes acquisitions un emploi profitable. Dans tous les cas, j’aurai eu l’avantage inestimable de ne pas me contrarier, et d’avoir obéi à ma pensée et à mon caractère[127] ». N’importe on ne saurait douter qu’en s’isolant au milieu même de la société, en s’affranchissant d’elle, en assurant contre les atteintes du monde la dignité et l’indépendance de son âme, il ait eu un autre but que de se complaire à lui-même et de pouvoir, comme Épictète, se proclamer « pur en présence de sa propre pureté ».

Il ne s’en tient pas plus à l’ataraxie des stoïques qu’à l’apathie des Épicuriens. Le caractère n’est point seulement, à son sens, une faculté d’abstention passive, et il ne veut pas que la lutte qu’il engage contre le monde n’ait d’autre théâtre que son for intérieur. La résistance qu’il oppose aux influences du dehors, il estime qu’elle ne doit pas rester une résistance inerte et muette ; il faut qu’elle fasse sentir sa réaction par des paroles et des actes. Si fiers qu’ils puissent être, ses principes ne le satisferaient point, si sa conduite ne les manifestait pas à d’autres qu’à lui : « Ils tuent, ils massacrent, ils maudissent ; qu’y a-t-il là qui empêche ton âme de rester pure, sage, modérée et juste ? » Ainsi parle Marc-Aurèle, persuadé que nous devons sans peine nous résigner à l’injustice des hommes, pourvu seulement que nous trouvions en nous de quoi être contents de nous-mêmes. Voilà vraiment de l’égoïsme transcendant ; mais ce n’est pas là l’idéal de Chamfort ; et il sort de son livre une tout autre leçon. Une sagesse résignée et simplement sur la défensive, fût-elle très haute, n’est pas son fait. En vain a-t-on conquis l’autonomie intérieure ; en vain condamne-t-on dans son âme l’injustice et la servitude ; si, dans la vie, on les subit, ce n’est plus résignation et patience, mais faiblesse. « Au lieu de vouloir corriger les hommes de certains travers insupportables à la société, il aurait fallu corriger la faiblesse de ceux qui les souffrent[128]. »

Chamfort pense qu’à porter patiemment la servitude, on risque de contracter de la servilité : « Presque tous les hommes sont esclaves par la raison que les Spartiates donnaient de la servitude des Perses, faute de savoir prononcer la syllabe non[129] ». De même le plus souvent on devient complice de l’injustice, lorsqu’on la subit sans être tenté de protester : « Les gens faibles sont les troupes légères de l’armée des méchants ; ils font plus de mal que l’armée même ; ils infestent et ils ravagent[130] ». Et c’est ainsi qu’à travers le long esclavage de la France s’est façonné le type du Français du xviiie siècle : « Le caractère naturel du Français est composé des qualités du singe et du chien couchant. Drôle et gambadant, comme le singe, et dans le fond très malfaisant comme lui, il est, comme le chien de chasse, né bas, caressant, léchant son maître qui le frappe, se laissant mettre à la chaîne, puis bondissant de joie quand on le délivre pour aller à la chasse[131] ». Pour être vraiment un homme, il ne suffit donc pas de rendre son âme inaccessible ou indifférente aux atteintes du dehors. Résolument, il faut repousser l’injure, d’où qu’elle vienne. » Un homme du peuple, un mendiant peut se laisser mépriser sans donner l’idée d’un homme vil, si le mépris ne paraît s’adresser qu’à son extérieur ; mais ce même mendiant, qui laisserait insulter sa conscience, fût ce par le premier souverain de l’Europe, devient alors aussi vil par sa personne que par son état[132]. » Et si l’on ne peut attendre du monde ni dignités ni honneurs, on doit toujours exiger de lui qu’il respecte notre honneur et notre dignité : « Tout homme qui se connaît des sentiments élevés, a le droit, pour se faire traiter comme il convient, de partir de son caractère plutôt que de sa position[133] ». En dernier ressort, c’est bien la lutte et non pas l’abstention, non pas la paisible jouissance de soi-même que conseille Chamfort. La vie, lorsqu’il a réfléchi, ne lui apparaît plus comme un jeu où il faut être le plus prudent, le plus habile, et, suivant le mot de Fontenelle, avoir toujours les jetons à la main, mais comme un combat, où l’on doit être le plus courageux. La défiance, le désabusement n’ont vraiment leur prix à ses yeux qu’autant qu’ils sont en quelque sorte une première forme de la résistance : « Un homme doué d’énergie, d’élévation et de génie, écrivait, en 1874, Mlle de Lespinasse, est, dans ce pays-ci, comme un lion enchaîné dans une ménagerie, et le sentiment qu’il a de sa force le met à la torture ; c’est un Patagon condamné à marcher sur les genoux ». Chamfort, qui avait compris que l’organisation sociale de son temps lui interdisait de déployer sa force, ne consentit point pourtant à rester à genoux ; c’est debout, sans plier, qu’il voulut vivre. Et, après avoir confondu la prudence avec la défiance, après l’avoir louée parce qu’elle peut dispenser du courage, il arrive à en donner une définition qui n’est autre que celle du courage même. « Il y a, dit-il, une prudence supérieure à celle qu’on qualifie ordinairement de ce nom : l’une est la prudence de l’aigle, l’autre celle des taupes. La première consiste à suivre hardiment son caractère avec les avantages et les inconvénients qu’il peut produire[134]… »

De pareils principes ne peuvent se concilier avec une misanthropie sans restriction, non plus qu’avec un scepticisme moral, qui serait définitif. Car, l’homme étant supposé absolument mauvais pourquoi engager la lutte contre l’injustice, lorsqu’on n’a aucun espoir de rien gagner sur elle ? pourquoi donner l’exemple de la résistance, s’il ne, doit pas être suivi ? — Aussi est-il vrai qu’on a eu tort de croire que les aphorismes misanthropiques de Chamfort s’appliquaient à l’humanité tout entière. Souvent lui-même a pris soin de nous prévenir que, lorsqu’il exprime sa défiance ou son mépris des hommes, il entend parler de ceux qui composent ce qu’il appelle la société, c’est-à-dire les classes privilégiées. Si son livre de morale laisse une impression pénible, c’est qu’il a limité le champ de ses observations à cette société artificielle et gâtée. Si ses anecdotes sont attristantes, c’est qu’on n’y voit guère figurer que des patriciennes et des grands seigneurs. « Je ne serais pas étonné, disait-il un jour, qu’il y ait quelque honnête homme caché dans quelque coin et que personne ne connaisse[135]. » La forme a beau être ironique ; ce mot exprime sans doute le fond même de la pensée de Chamfort. Au delà de l’horizon du monde de la cour et des salons, il distingue la foule des humbles et des inconnus, et il croit qu’on y trouve des esprits droits, des âmes saines, que les abus, les préjugés, les conventions, n’ont pu ni fausser, ni corrompre. « J’ai vu des hommes qui n’étaient doués que d’une raison simple et droite, sans une grande étendue ni sans beaucoup d’élévation d’esprit ; et cette raison simple avait suffi pour leur faire mettre à leur place les vanités et les sottises humaines, pour leur donner le sentiment de leur dignité personnelle, leur faire apprécier ce même sentiment dans autrui[136]. » Dans les Anecdotes, entre une foule de vilenies et de noirceurs, se détachent trois ou quatre traits vraiment admirables de désintéressement quels en sont les héros ? Un vieux paysan, un pauvre portier, un modeste érudit, comme l’abbé de Molière[137]. Et non seulement Chamfort croit qu’il y a parmi les pauvres gens des réserves de générosité et de bonté, mais il le dit expressément : « Un homme d’une fortune médiocre se chargea de secourir un malheureux qui avait été inutilement recommandé à la bienfaisance d’un grand seigneur et d’un fermier général. Je lui appris ces deux circonstances chargées de détails qui aggravaient la faute de ces derniers. Il me répondit tranquillement Comment voudriez-vous que le monde subsistât, si les pauvres n’étaient pas constamment occupés à faire le bien que les riches négligent de faire, ou à réparer le mal qu’ils font[138] ? » On ne peut dire après cela que Chamfort ait désespéré de l’humanité.

Bien plutôt, ce qui donne tant d’âpreté à son accent, c’est qu’il avait compris que dans le système politique inique et mal conçu, auquel la France était soumise, les meilleures volontés demeuraient le plus souvent impuissantes à faire tout le bien dont elles étaient capables. Tout en croyant que rien n’interdisait d’attendre le progrès de l’humanité, il pensait que le progrès ne pouvait s’accomplir dans une société gouvernée et organisée comme celle qu’il avait sous les yeux. Aussi, après s’être tenu vis-à-vis d’elle sur la défensive, aussi longtemps qu’aucun effort ne semblait pouvoir l’ébranler, il se trouva prêt un des premiers à monter à l’assaut de l’ancien régime. L’observation, la réflexion morale qui l’avaient d’abord fortifié pour la résistance, l’armaient aussi pour l’attaque. Dès longtemps il avait dit : « On s’effraie des partis violents, mais ils conviennent aux âmes fortes, et les caractères vigoureux se reposent dans l’extrême »[139]. Las, en effet, de se replier sur lui-même, il devait se lancer avec enthousiasme dans les premiers mouvements d’une Révolution qui voulait faire cesser l’exclusion du mérite et libérer, pour ainsi dire, des énergies trop longtemps comprimées.

  1. Ed. Auguis, II, 30.
  2. Ed. Auguis, V. 418.
  3. Ed. Auguis, I, 334.
  4. Ed. Auguis, I, 431.
  5. Ed. Auguis, V. 270.
  6. Ed. Auguis, I, 362.
  7. Ed. Auguis, I, 344.
  8. Ed. Auguis, I, 357.
  9. Ed. Auguis, I. 364.
  10. Ed. Auguis, I, 341.
  11. Causeries du lundi, IV, 556.
  12. Ed. Auguis, I, 373.
  13. Ed. Auguis, I, 377.
  14. Ed. Auguis, I, 410.
  15. Ed. Auguis, II, 34.
  16. Ed. Auguis, I, 345.
  17. Ed. Auguis, II, 11.
  18. Ed. Auguis, II, 115.
  19. Ed. Auguis, I, 394.
  20. Ed. Auguis, I, 375.
  21. Ed. Auguis, I, 331.
  22. Ed. Auguis, I, 354.
  23. Ed. Auguis, I, 348.
  24. Ed. Auguis. I, 449.
  25. Ed. Auguis. I, 449.
  26. Ed. Auguis. I, 339.
  27. Ed. Auguis. I, 354.
  28. Ed. Auguis. I, 358.
  29. Ed. Auguis. I, 406.
  30. Ed. Auguis. I, 388.
  31. Ed. Auguis. I, 443.
  32. Ed. Auguis. I. 373.
  33. Ed. Auguis. I, 438.
  34. Ed. Auguis. I, 437.
  35. Ed. Auguis. II, 99.
  36. Ed. Auguis, I, 2.
  37. Ed. Auguis, II, 89.
  38. Ed. Auguis, II, 21.
  39. Ed. Auguis, I, 329.
  40. Ed. Auguis, II, 22.
  41. Ed. Auguis, II, 52.
  42. Ed. Auguis, II, 33.
  43. Ed. Auguis, II, 19.
  44. Ed. Auguis, II, 110.
  45. Ed. Auguis, II, 128.
  46. Ed. Auguis, I, 436.
  47. Ed. Auguis, II, 6.
  48. Considérations sur l’Ordre de Cincinnatus, p. 20 (Londres, 1783). Cfr. Ed. Auguis, I, 436.
  49. Considérations sur l’Ordre de Cincinnatus, p. 21.
  50. Considérations sur l’Ordre de Cincinnatus, p. 74.
  51. Ed. Auguis, I, 346.
  52. Ed. Auguis, II, 67.
  53. Ed. Auguis, I, 383.
  54. Ed. Auguis, I, 380.
  55. Ed. Auguis, III, 284.
  56. Ed. Auguis, I, 437.
  57. Ed. Auguis, I, 437.
  58. Ed. Auguis, III, 116.
  59. Tilly, Mémoires, p. 368 (Paris, Firmin-Didot, in‑18).
  60. Ed. Auguis, III, 263.
  61. Ed. Auguis, II, 23.
  62. Ed. Auguis, II, 139.
  63. Ed. Auguis, I, 377
  64. Ed. Auguis, II, 15.
  65. Ed. Auguis, II, 46.
  66. Rivarol, Œuvres, tome II, p. 121 (Paris, Léopold Collin, 1808).
  67. Cité par Taine dans l’Ancien Régime.
  68. L’article auquel ce passage est emprunté a été attribué à tort à Chamfort par Auguis qui le fait figurer au tome III de son édition, p. 398 sqq.
  69. Ed. Auguis, II, 2.
  70. Ed. Auguis, II, 35.
  71. Ed. Auguis, II, 19.
  72. Ed. Auguis, II, 156.
  73. Ed. Auguis, I, 344.
  74. Ed. Auguis, II, 50.
  75. Tableau de Paris. Édition de 1783, à Nyon, tome III.
  76. Dans l’article attribué à Chamfort par Auguis, p. 433.
  77. Ed. Auguis, II, 76.
  78. Les Numéros, 3e édition. — À Amsterdam — et se trouve à Paris, rue et hôtel Serpente — 1784.
  79. Ed. Auguis, II, 122.
  80. Tableau de Paris. Tome 1, p. 53. Ed. de 1783, à Nyon.
  81. Ed. Auguis, I, 379.
  82. Ed. Auguis, I, 373.
  83. Ed. Auguis, I, 323.
  84. Mémoires et mélanges historiques et littéraires, tome IV, p. 71 (Paris, 1827, chez Ambroise Dupont, 5 vol.  in-8o).
  85. Ed. Auguis, I, 29.
  86. Ed. Auguis, II, 10.
  87. Ed. Auguis, II, 118.
  88. Ed. Auguis, I, 361.
  89. Mélanges, etc., tom
  90. Ed. Auguis, II, 54.
  91. Ed. Auguis, I, 393.
  92. Ed. Auguis, I, 426.
  93. Ed. Auguis, I, 429.
  94. Ed. Auguis, III, 85.
  95. Ed. Auguis, II, 75.
  96. Ed. Auguis, I, 411.
  97. Ed. Auguis, I, 369.
  98. Ed. Auguis, I, 446.
  99. Ed. Auguis, I, 355.
  100. Ed. Auguis, II, 59.
  101. Ed. Auguis, V, 275.
  102. Œuvres choisies de Chamfort publiées par de Lescure, I, 31.
  103. Ed. Auguis, I, 342.
  104. Ed. Auguis, I, 421.
  105. Ed. Auguis, I, 369.
  106. Ed. Auguis, I, 380.
  107. Ed. Auguis, I, 356.
  108. Ed. Auguis, II, 56.
  109. Ed. Auguis, I, 421.
  110. Ed. Auguis, I, 358.
  111. Ed. Auguis, I, 395.
  112. Ed. Auguis, I, 364.
  113. Ed. Auguis, I, 384.
  114. Ed. Auguis, I, 352.
  115. Ed. Auguis, I, 355.
  116. Ed. Auguis, I, 353.
  117. Ed. Auguis, I, 399.
  118. Ed. Auguis, I, 399.
  119. Ed. Auguis, I, 363.
  120. Ed. Auguis, I, 369.
  121. Ed. Auguis, I, 365.
  122. Ed. Auguis, I, 362.
  123. Ed. Lescure, I, 57, 58.
  124. Ed. Lescure, I, 57, 58.
  125. Ed. Auguis, I, 399.
  126. Ed. Auguis, II, 123.
  127. Ed. Auguis, I, 107.
  128. Ed. Auguis, I, 352.
  129. Ed. Auguis, I, 400.
  130. Ed. Auguis, I, 365.
  131. Ed. Auguis, I, 436.
  132. Ed. Auguis, I, 340.
  133. Ed. Auguis, I, 491.
  134. Ed. Auguis, I, 348.
  135. Ed. Auguis, II, 94.
  136. Ed. Auguis, I, 343.
  137. Ed. Auguis, II, 20-51-113.
  138. Ed. Auguis, II, 145.
  139. Ed. Auguis, I,