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Chamfort/Révolutionnaire/I

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(p. 201-228).


CHAMFORT RÉVOLUTIONNAIRE




CHAPITRE PREMIER

SON ROLE AU DÉBUT DE LA RÉVOLUTION.


La Révolution venue, ses adversaires furent aussitôt les ennemis personnels de Chamfort. À en juger par ses écrits, il ne fit point de polémique contre les hommes et pourtant les pamphlétaires de la réaction l’ont pris à partie, sans tarder, et l’ont poursuivi constamment de leurs attaques. Il ne leur coûta rien de lancer contre lui les imputations les plus graves ; et, comme certains écrivains de sens plus rassis l’ont aussi apprécié avec quelque défaveur, son caractère et son rôle ont pu paraître plus tard au moins équivoques, même à des juges sans prévention. Sainte-Beuve, qui, presque toujours, est pénétrant, modéré le plus souvent, et volontiers équitable, laisse voir cependant qu’il donnerait aisément raison aux méchants propos que la presse royaliste a tenus sur Chamfort. C’est une impression qu’il faut dissiper ; et, sans avoir le goût de plaider, l’on peut bien montrer que la physionomie morale de Chamfort a été altérée par des accusations que dicta seul l’esprit de parti.

Comme il avait eu des pensions sur le Trésor royal, comme il avait vécu dans la familiarité de quelques grands seigneurs, les partisans de l’ancien régime, lorsqu’il se fut attaché au nouveau, ne manquèrent pas de le représenter comme un monstre d’ingratitude. Le journal Les Actes des Apôtres lui prête une lettre où il conte lui-même comment il a tour à tour trahi tous ses bienfaiteurs. « Enfin, lui fait-on dire, la nation voulut se représenter elle-même, et je dis adieu à tous nos anciens amis avec une fermeté vraiment philosophique et que des aristocrates forcenés ont la lâcheté de me reprocher[1]. » Mais si l’on admet (et comment ne pas l’admettre ?) qu’en acceptant, comme tant d’autres, des pensions et des grâces, Chamfort avait pu croire qu’il n’aliénait pas à tout jamais sa liberté de penser et d’agir, en quoi ceux qui l’avaient protégé eurent-ils le droit de se plaindre de lui ? Il ne les trompa jamais sur ses sentiments et ses idées politiques ; devant Vaudreuil, nous l’avons vu, il professait très haut ses opinions, et, quand il était secrétaire de Mme Elisabeth, on lui connaissait, c’est lui qui le dit, « des maximes républicaines[2]. » Si les patrons de Chamfort ont prévu la Révolution, ils ont pu prévoir en même temps qu’il soutiendrait sa cause. Sachant bien qu’il n’avait jamais été de leur parti, comment eussent-ils songé à lui reprocher de l’avoir abandonné ? Il est certain aussi qu’ils n’ont pas eu à élever contre lui de griefs personnels. Chamfort ne les défendit point ; mais c’est qu’il n’eut pas l’occasion de les défendre ; d’Artois, Condé, Vaudreuil, ne furent-ils pas entre les premiers qui prirent le chemin de l’émigration ? Et, dans aucun des nombreux articles qu’il écrivit aux heures de lutte passionnée, on ne peut lire une ligne qui contienne une calomnie, une injure, ou même une raillerie contre les grands seigneurs qu’il avait jadis fréquentés. « Dans l’énoncé le plus libre de mes opinions, j’ai constamment, dit-il, respecté les personnes, déféré à tous les souvenirs[3]. » Il pouvait véritablement se rendre ce témoignage. En 1795, si près des événements et des hommes, Rœderer écrivait sans crainte d’être démenti :

« On lui a reproché d’avoir été ingrat envers des amis qui l’avaient obligé pendant leur puissance ; et l’on s’est fondé sur son ardeur à poursuivre les abus dont ils vivaient. La belle raison ! La preuve que Chamfort ne fut point ingrat, c’est qu’il resta attaché à ses amis dépouillés d’abus, comme il l’avait été quand ils en étaient revêtus[4]. »

Pour rendre plus odieuse la prétendue ingratitude de Chamfort, ses ennemis soutinrent qu’il y fut poussé par la cupidité. Parasite de la royauté et de l’aristocratie, il les aurait abandonnées, d’après eux, pour devenir avec plus d’avantages le parasite des nouveaux maîtres. Ecoutez Rivarol :

« Des gens inexorables en fait de probité l’ont accusé d’avoir abandonné la tyrannie après avoir vécu de ses infâmes aumônes ; mais l’honnête Chamfort a répondu à la calomnie par des arguments sans réplique. D’abord il a objecté qu’il ne devait à la cour que son existence, ensuite il a prouvé qu’il ne s’est jamais vendu qu’au souverain ; qu’aujourd’hui la nation est souveraine, que, par conséquent, il doit se vendre à la nation. Il s’est donc livré sans remords à tous les calculs de son patriotisme[5]. »

Ecoutez aussi Marmontel :

« Lorsqu’il crut voir ces fortunes et ces grandeurs au moment d’être renversées, aucun ne lui étant plus bon à rien, il fit divorce avec eux tous et se rangea du côté du peuple[6]. »

Cette accusation semble peu vraisemblable lorsqu’on sait avec quelle insouciance Chamfort a traversé les heures besogneuses de sa jeunesse. Mais la cupidité, comme sa première pension qu’il n’obtint qu’en 1784, aurait pu lui venir sur le tard, et c’est ce qu’il faut examiner.

Il ne lui eût pas été fort malaisé, semble-t-il, avec les relations qu’on lui connaît, de se faire largement renter par l’ancien régime. Faisons donc le compte de ses pensions. Après Mustapha et Zéangir, le roi lui accorda, sur les Menus, à titre de gratification annuelle, une somme de 1200 livres (6 novembre 1776) ; il cessa de la toucher à partir de 1779. Comme secrétaire de Mme Elisabeth, il obtient sa première pension (2000 livres) le 12 septembre 1784. Le 21 août 1786, Calonne lui fait donner par le roi une pension de 3200 livres, dans le compte de laquelle il faut faire entrer les 1200 livres de la gratification de 1776, qui a été consolidée[7]. Et c’est tout ; car s’il a 1500 livres sur le Mercure, c’est de l’amitié de Chabanon qu’il les tient ; quant aux cent louis que lui avait alloués le prince de Condé pour être secrétaire de ses commandements, il demanda lui-même, au bout d’un temps très court, à ne plus en jouir. N’oublions pas toutefois que Chamfort était de l’Académie, et que, de cette part, il eût pu, avec de l’assiduité, toucher encore 1200 livres environ. Mais il n’était pas assidu. Causant un jour de l’Académie avec l’abbé Roman : « Je me divertirai des intrigues, lui écrit-il ; ce sont mes seuls jetons, je n’en ai point d’autres ; j’y vais si peu, que je n’ai pas fait la moitié d’une bourse à jetons qu’on m’avait demandée[8] ». En somme, à l’âge de quarante-cinq ans, Chamfort a un revenu d’à peu près 7000 livres, dont 5200 lui viennent de pensions de la cour. Ce chiffre ne paraît pas fort élevé si on le compare à la fortune de certains hommes de lettres, comme Rulhierre ou Marmontel, dont sans doute le mérite ne dépassait guère celui de Chamfort. Il ne permet pas de supposer des sollicitations bien ardentes, et nous savons d’ailleurs que Chamfort fut nommé secrétaire de Mme Elisabeth, sans avoir demandé cette place ; alors, dit-il, « j’étais cloué dans mon lit depuis six semaines[9] ».

On peut, il est vrai, citer tel passage de ses lettres qui engagerait à croire que l’argent ne lui fut pas chose indifférente :

« Je ne suis pas de ceux, écrit-il en 1784, qui peuvent se proposer de la poussière et du bruit pour objet et pour fruit de leurs travaux. Apollon ne promet qu’un nom et des lauriers : voilà ce que disait Boileau avec quinze mille livres de rente des bienfaits du roi, qui en valaient plus de trente d’à présent ; voilà ce que disait Racine en rapportant plus d’une fois de Versailles des bourses de mille louis. Cela ne laisse pas que de consoler de la haine des Pradon et des Boyer[10]. »

Il est vrai aussi que Chamfort, au témoignage de Marmontel, aurait dit un jour à Florian : « Ces gens-là doivent me procurer 20,000 livres de rente, je ne vaux pas moins que cela[11] ! » — Mais faut-il voir là les propos d’un avare ? Ne sont-ce pas plutôt des boutades d’un homme de lettres qui se dépite de rester pauvre, non parce qu’il souhaite la richesse, mais parce qu’il s’irrite en pensant que le mérite en est frustré ? Dans un passage du chapitre des Jugements, La Bruyère tient à peu près le même langage que Chamfort. Qui donc a songé à lui reprocher d’avoir eu l’âme vénale ?

Lorsque Chamfort vit que le Comité des Pensions de l’Assemblée nationale pouvait lui enlever sa modeste aisance, il n’en parut point troublé.

« Le lendemain du jour où l’Assemblée Constituante supprima les pensions, conte Rœderer, nous fûmes, lui et moi, voir Marmontel à la campagne. Nous le trouvâmes, et sa femme surtout, gémissant de la perte que le décret leur faisait éprouver, et c’était pour leurs enfants qu’ils gémissaient. Chamfort en prit un sur ses genoux : Viens, dit-il, mon petit ami, tu vaudras mieux que nous ; quelque jour tu pleureras, en apprenant qu’il eut la faiblesse de pleurer sur toi, dans l’idée que tu serais moins riche que lui[12]. »

Et ce n’est pas là une attitude héroïque prise parce qu’elle a des témoins. Dans une lettre tout intime, Chamfort tient le même langage : « J’entends crier à mes oreilles tandis que je vous écris : Suppression de toutes les pensions de France ; et je dis : Supprime tout ce que tu voudras ; je ne changerai ni de maximes, ni de sentiments[13]. » Loin de regretter ce que la Révolution lui ôtait, il lui offrit de lui-même ce qu’elle ne demandait pas. Garat a conté que, pour le triomphe de la cause révolutionnaire, Chamfort « ouvrit sa bourse de cuir et en tira 1000 écus, c’est-à-dire les économies de vingt ans de privations et de travaux[14] ». Dira-t-on que cette générosité était calculée ; qu’il songeait à placer son argent à gros intérêts, qu’il aurait réclamés quand la cause aurait été gagnée ? Outre que l’opération doit paraître bien aléatoire, il faut noter que Chamfort, malgré ses relations avec les chefs du parti populaire, Talleyrand, Sieyes, Mirabeau, n’obtint ni places, ni honneurs : c’est sans doute qu’il n’en demanda point, car il était en passe de ne se voir rien refuser. Quand plus tard, en 1792, Roland le nomma avec Carra à la Bibliothèque Nationale, « il n’avait pas vu plus l’un que l’autre », affirme Mme Roland. Pour transformer en parasite cupide un solliciteur si peu diligent, il faudrait donc se refuser à tenir compte des témoignages les plus autorisés et des faits eux-mêmes. Et, sur ce point encore, Rœderer a rendu à la mémoire de son ami l’hommage véridique qui lui était dû. « Son intérêt, dit-il, n’a été pour rien dans sa conduite. Toujours Chamfort s’y montra supérieur ; disons plus il en fut toujours l’ennemi[15]. » Au reste, après sa mort, les objets mobiliers trouvés chez lui furent évalués au total à la somme de 189 livres 15 sols. Il y avait en outre dans son appartement 3655 livres en assignats et 3 livres 16 sols en gros sols[16]. La vente de ses livres ne suffit pas à payer ses dettes. On reconnaîtra que ce n’est pas là la fin d’un thésauriseur.

Sainte-Beuve, qui, peut-être, n’ignorait pas ces détails, semble assez disposé à acquitter Chamfort du chef de cupidité ; mais, pour expliquer son ardeur révolutionnaire, il lui prête une passion moins basse sans doute, mais peu honorable encore.

« Autrefois, dit-il, quand il (Chamfort) allait dans le monde, il avait souffert de n’avoir pas de voiture à lui. « J’ai une santé délicate et la vue basse, écrivait-il à un ami vers 1782, je n’ai gagné jusqu’à présent que des boues, des rhumes, des fluxions et des indigestions, sans compter le risque d’être écrasé vingt fois par hiver. Il est temps que cela finisse. » En effet, il répétait souvent en 1791 et en 1792 : « Je ne croirai pas à la Révolution française tant que je verrai ces carrosses et ces cabriolets écraser les passants ». Il y a bien de ces ressentiments personnels sous les grandes théories politiques. On voudrait un cabriolet en 1782, et, ne l’ayant pas eu, on ne veut de cabriolet pour personne en 1792[17]. »

Donc, au compte de Sainte-Beuve, si Chamfort n’a point souhaité la richesse pour lui-même, au moins a-t-il envié les riches, et ses doctrines démocratiques n’auraient servi qu’à masquer sa jalousie de niveleur. Mais ne semble-t-il pas excessif de conclure, sur une boutade, contre le caractère d’un homme ? Et d’ailleurs, si l’on a lu les journaux du temps, on s’aperçoit que le mot de Chamfort ne fut point dit pour donner le signal d’une Jacquerie. C’était alors une mode parmi les gens qui avaient voiture que de parcourir à fond de train les rues de Paris. Déjà, Mercier, dans son Tableau de Paris[18], s’était plaint de cette manie ; et les gazettes, dans leurs faits divers, rapportaient chaque jour des accidents causés par des cochers imprudents. L’écrasement des piétons était alors, comme nous dirions, une actualité. « Le docteur Retz, dit la Chronique scandaleuse (1791, tome III, page 150), a annoncé dans le Journal de Paris qu’il veut récompenser un cocher pour ne l’avoir point écrasé[19]. » Pourquoi donc prendre le mot de Chamfort pour le cri de guerre d’un égalitaire farouche ? C’est simplement le propos d’un bourgeois de Paris qui veut qu’un gouvernement populaire ne néglige pas d’assurer la sécurité dans la rue aux modestes piétons.

Rien, en somme, n’autorise à croire qu’en embrassant la cause de la Révolution, Chamfort a cédé à des mobiles intéressés, ou obéi à des passions mesquines et haineuses. Que ses ennemis politiques, que ses contemporains l’aient accusé de cupidité, d’ambition ou d’envie, passe encore ; ils ne connaissaient pas le recueil intime publié par Ginguené. Mais, par ce recueil, nous savons, nous, avec quelle ardeur il aspirait vers la justice sociale ; nous devons comprendre l’enthousiasme avec lequel il accueillit un changement de régime qui pouvait rendre sa place au mérite et sa dignité au caractère. Il ne nous est plus permis de calomnier son âme.

Sans réserve, sans prudence, sans se garder la possibilité de retourner en arrière, Chamfort, dès les premiers jours, s’engagea dans les voies de la Révolution. Il n’exerça point de fonctions publiques, et l’on ne voit pas qu’il en ait brigué aucune. Mais il a beau ne s’être pas mis au premier plan, il n’en est pas moins un des plus ardents ouvriers de la première heure. Dès le début de 1789, il n’a plus qu’une pensée, qu’un désir : le parti populaire, le triomphe du parti populaire. « C’était là, nous dit Sélis, le principe et le but de ses courses dans la ville, aux clubs, chez les chefs, chez les subalternes, de ses épigrammes, de ses rixes, de ses rêveries, et des sollicitudes qui le saisissaient même au jeu »[20]. Il logeait alors au no  18 des Arcades du Palais-Royal, c’est-à-dire en plein foyer révolutionnaire ; et, bien qu’il fût quinquagénaire et maladif, il ne restait pas dans sa chambre. Il ne craint pas de descendre dans la rue et de se mêler à la foule. Nous le trouvons aussi avec ceux qui suscitèrent les mouvements populaires et essayèrent de les diriger. Il fait partie de cette réunion des 36 patriotes qui donnèrent le signal de la Révolution ; on le compte parmi les organisateurs de ce club de 1789, où figurèrent Bailly, La Fayette, Sieyès, Chapelier. Rœderer, Talleyrand, Mirabeau, et, quand cette réunion ne fut plus qu’un centre d’intrigues ministérielles, il est de ceux qu’on nomma les émigrés de 1789. Avec Mirabeau il fréquenta le club des Jacobins, et, lorsqu’après le 14 juillet 1791, la réaction bourgeoise menaça le fameux club, il accepta d’y remplir les fonctions de secrétaire.

« Sans suivre assidûment les travaux de l’Assemblée, il venait assez fréquemment à Versailles, où l’appelaient ses relations avec quelques députés dont il traduisait les pensées, ou par l’organe desquels il publiait les siennes. » C’est Arnault qui parle ainsi dans ses Souvenirs d’un sexagénaire[21]. Et il n’est pas douteux en effet que, pour être resté dans la coulisse, Chamfort n’en exerça pas moins son influence dans les délibérations de l’Assemblée constituante. Étroitement lié avec quelques-uns des députés les plus éminents, on savait, dès cette époque, qu’il fut, en plus d’une occasion, leur inspirateur, ou tout au moins, pour employer le mot de Baudin des Ardennes, leur coloriste[22]. Quand les adversaires de Mirabeau lui reprochaient d’avoir des faiseurs parmi eux, ils n’omettaient jamais de désigner Chamfort.

« Mirabeau, lit-on dans un pamphlet anonyme de 1791. a fait toute sa vie le métier de plagiaire et de larron des productions d’autrui. Ceux dont il a si bien déclamé les discours ou les opinions dans la tribune de l’Assemblée Nationale ne me démentiront pas sur ce point. MM. de P** (?), Cl** (avière), de C** (hamfort), M** (éjan), P** (anchaud), Ca** (banis, répondez[23] ! »

Brissot témoigne aussi, dans ses Mémoires, que Mirabeau emprunta souvent la plume de Chamfort, et, s’il est vrai que le grand tribun s’est peint lui-même sous le nom d’Iramba dans la Galerie des États-Généraux, il n’aurait pas fait difficulté d’avouer dans quelle étroite intimité intellectuelle il vécut avec le moraliste, son ami. Il désigne, sans les nommer, quatre hommes auxquels son génie a des obligations ; puis il ajoute :

« Le dernier a étudié les hommes dans le monde, dans les livres et dans les événements ; l’habitude de la méditation lui a montré les caractères sous toutes les faces, et assez heureux dans sa manière de peindre, ses portraits ont une expression fidèle et piquante. Iramba s’est identifié avec ces quatre hommes ; et s’appropriant leurs facultés qu’il a renforcées de la sienne, il a paru un colosse[24]. » L’allusion à Chamfort est assez claire ; et ce n’est pas un mince honneur pour lui que d’avoir contribué au rayonnement du talent de Mirabeau.

Ce fut aussi une opinion courante que Talleyrand, très nonchalant quand il s’agissait de composer et d’écrire, s’en remettait à Chamfort du soin de rédiger ses rapports et ses discours. Il se peut qu’on ait exagéré la paresse de l’évêque d’Autun et qu’il n’ait pas contracté envers Chamfort une dette aussi forte qu’on l’a prétendu. Mais il est au moins une occasion où très vraisemblablement il le prit pour secrétaire. Au mois de février 1790, il donna lecture à l’Assemblée nationale, au nom du Comité de Constitution, « d’une adresse destinée à faire connaître au peuple l’esprit des décrets, à le prémunir contre les libelles dont les provinces sont inondées, et à l’engager au calme et à la confiance ». Ce morceau eut un vif succès, et valut à Talleyrand l’honneur d’être porté, peu après, à la présidence de l’Assemblée. Mais on ne crut guère qu’il en était l’auteur. On reconnut dans ces pages la main de Chamfort, et les pamphlétaires du temps le désignèrent comme le rédacteur de l’adresse. « Alors fut décrétée cette adresse du 11 février. L’évêque d’Autun la rédigea : lisez, et vous verrez avec quel talent Chamfort la composa[25]. » On lit encore dans un autre pamphlet où l’auteur prend directement Talleyrand à partie : « Des esprits mal faits vous ont reproché d’avoir fait faire cette adresse par un des Quarante et d’avoir reçu beaucoup d’argent des Juifs ; mais si vous êtes obligé de payer des collaborateurs pour écrire vos motions, n’est-il pas juste que vous en revendiez quelques-unes[26] ? » À l’Assemblée même il se trouva un député pour faire entendre qu’on savait bien quel était l’auteur véritable de l’adresse : « Elle est bien en principes et élégante en style, dit M. de Mortemart ; son succès serait assuré dans une séance académique. » Et il est clair que ces derniers mots, prononcés par un Mortemart, ne sauraient être qu’une épigramme contre Talleyrand et en même temps une allusion à Chamfort. Il n’est au reste que de lire ce morceau : d’un bout à l’autre on y sent l’âpre satisfaction de la défaite du despotisme, la joie hautaine de la liberté et de la dignité reconquise ; le langage, toujours correct, est parfois un peu brillanté et tendu. Rien de tout cela ne convient à Talleyrand ; au contraire, il ne faut pas avoir beaucoup pratiqué Chamfort pour reconnaître sa marque dans ces pages.

Ainsi, sans avoir été jamais député, sans être jamais monté à la tribune, il se trouva mêlé aux débats de la Constituante et eut, en fait, une part d’action sur cette Assemblée. Mais c’est surtout à l’opinion publique qu’il voulait s’adresser. La presse politique, qui naissait à peine, prit en quelques mois, après 1789, un extraordinaire développement, et le journal devint très vite aussi puissant que la parole. C’est ce que Chamfort saisit d’une vue nette ; et lui, qui, durant de longues années, s’était astreint à ne rien publier, fut alors un des journalistes les plus actifs et les plus féconds. Les bibliographes de la presse, Eugène Hatin, Maurice Tourneux, pensent qu’il collabora au Journal de 1789, au Courrier de Provence, à la Feuille villageoise, et, après 1791, à la Gazette nationale. Il a dit lui-même qu’à cette heure il n’épargnait pas son encre. « Ce même Chamfort n’a cessé d’envoyer à divers journaux patriotes, sans se nommer, sans chercher d’éclat, tout ce qu’il a cru utile à la chose publique[27]. » Mais comment reconnaître, dans la collection des feuilles révolutionnaires, ces articles qui n’étaient que des improvisations sur les événements du jour ? Nous pouvons pourtant juger du mérite de Chamfort comme journaliste en lisant la série d’extraits qu’il donna au Mercure avec sa signature[28]. À dater du 12 décembre 1789 jusqu’au 1er décembre 1791, il fut attaché à la rédaction littéraire de ce recueil avec Marmontel et La Harpe ; et, quoique la politique fût un domaine réservé à Mallet du Pan, quoique le Mercure eût l’allure et le ton d’une revue plus que d’un journal, nous pouvons nous rendre compte, par les articles qu’y inséra Chamfort, de l’ardeur de ses convictions, de la curiosité passionnée avec laquelle il suivait les questions du jour, de la vivacité de son esprit toujours prompt à les comprendre, de l’agilité de sa plume toujours habile à les dilucider. Il ne se résignait pas en effet à faire simplement œuvre de critique littéraire et de moraliste ; aux ouvrages d’histoire et de littérature pure, il préfère, pour en faire la matière de ses comptes rendus, des traités sur les questions financières, administratives ou diplomatiques. Dans le choix qu’a fait Auguis de ces articles, et qui forme le tome III de son édition, on peut en effet relever, à côté des pages si ingénieusement et si fortement agressives, que Chamfort écrivait contre l’ancien régime, à propos des Mémoires de Richelieu ou des Mémoires secrets de Duclos, des études rapides, mais justes et pleines, sur la réforme de l’organisation des hôpitaux, d’après l’ouvrage de Cabanis, sur la question de la mendicité, d’après un mémoire de M. de Montlinot, sur les théories financières de Law. Et Auguis, qui craignait sans doute que ses souscripteurs ne fussent pas séduits par des sujets trop spéciaux, a écarté de son recueil des extraits, à propos de Mémoires sur l’administration de la marine et des colonies, un compte rendu d’un Essai sur les aides et leur remplacement, d’un Essai sur les réformes à faire dans la procédure criminelle, et même un article vraiment éloquent sur le duel politique, à propos d’une brochure de Grouvelle. Ces pages pourtant ont leur prix ; nettes, rapides et spirituelles, elles attestent que leur auteur a étudié ce dont il parle et qu’il y sait mettre de la lumière ; ces comptes rendus sommaires, parfois écrits d’une plume qui se hâte, n’en font pas moins sentir qu’ils partent de la main d’un homme bien informé et qui pense. Parmi les journalistes de la Révolution, il convient de réserver une place à Chamfort entre Loustalot et Camille Desmoulins.

Pourtant ces articles, publiés dans un journal de lettrés, s’adressaient à un public restreint et n’allaient pas jusqu’aux masses populaires. Mais bien que Chamfort, dès longtemps maladif et sans doute gêné aussi par cette timidité particulière que les délicats éprouvent devant la foule, ne se soit pas mêlé aux débats orageux des clubs, bien qu’il n’ait pas pris directement contact avec le peuple, il n’en eut pas moins une action sur lui. À sa façon, il fut un des hommes éloquents de cette époque. Rœderer, qui joua toujours un rôle des plus actifs, a saisi et marqué à merveille la singulière portée de cette éloquence particulière à Chamfort.

« Il est, dit-il, des vérités imposantes, qui ne servent à rien, parce qu’elles sont noyées dans de volumineux écrits ou errantes et confuses dans l’entendement ; elles sont comme un métal précieux en dissolution ; en cet état, il n’est d’aucun usage, on ne peut même apprécier sa valeur. Pour le rendre utile, il faut que l’artiste le mette en lingot, l’affine, l’essaie et lui imprime sous le balancier des caractères auxquels tous les yeux puissent le reconnaître. Il en est de même de la pensée. Il faut, pour entrer dans la circulation, qu’elle passe sous le balancier de l’homme éloquent, qu’elle y soit marquée d’une empreinte ineffaçable, frappante pour tous les yeux et garante de son aloi. Chamfort n’a cessé de frapper ce genre de monnaie, et souvent il a frappé de la monnaie d’or ; il ne la distribuait pas lui-même au public, mais ses amis se chargeaient de ce soin ; et certes, il est resté plus de choses de lui qui n’a rien écrit, que de tant d’écrits publiés depuis cinq ans et chargés de tant de mots[29]. »

Des harangues d’une verbosité un peu diffuse, des articles violents et lents des orateurs ou des polémistes, ses contemporains, Chamfort, plus d’une fois en effet, sut dégager des formules brèves et ailées qui entraient dans les esprits comme des flèches, et les aiguillonnaient vers le but. Rœderer cite sa réponse

« à des aristocrates qui, après le 14 juillet 1789, se demandaient douloureusement ce que devenait la Bastille : Messieurs, elle ne fait que décroître et embellir ; ces autres paroles sur la manière de faire la guerre à la Belgique : Guerre aux châteaux ! Paix aux chaumières ! paroles qui, pour être devenues l’adage du vandalisme et de la tyrannie en France, n’en étaient pas moins justes et politiques relativement à des ennemis étrangers et à des agresseurs cruels ; cette prédiction, malheureusement démentie par M. Pitt, mais qui devait lui servir de leçon et fournira à l’Angleterre un éternel reproche contre lui : L’Angleterre ne fera point la guerre à la France, elle aimera mieux sucer notre sang que de le répandre [30]. »

Mais il faut surtout se souvenir que c’est à Chamfort que Sieyès dut le titre de sa fameuse brochure : Qu’est-ce que le Tiers-État ? Cette brochure, combien d’hommes du peuple, combien de bourgeois purent la lire ? Et, parmi ceux qui la lurent, combien purent comprendre l’aride dialectique de l’abbé philosophe ? Mais ce titre que Chamfort avait fourni à son ami : Qu’est-ce que le Tiers-État ? Rien et tout, tous furent capables de l’entendre et de le retenir. Dès ce moment on peut dire que la séance du 17 juin était prévue, attendue, réclamée. Dans les nuages de la métaphysique politique de Sieyès, Chamfort avait déposé l’étincelle.

Son action, aux premières heures de la Révolution, fut ainsi tellement marquée, que quelques-uns ne crurent pas pouvoir l’attribuer uniquement à ses paroles et à ses écrits. Marmontel, dans un passage fameux de ses Mémoires, nous l’a représenté comme un conspirateur ; à l’en croire, Chamfort aurait fait partie de je ne sais quel groupe de conjurés qui soudoyaient les hommes de désordre et les poussaient à l’assaut de l’ancienne société. Le passage est curieux et il faut le citer. — Comme Marmontel objectait aux projets de réforme de Chamfort que « la meilleure partie de la nation ne laisserait porter aucune atteinte aux lois de son pays et aux principes fondamentaux de la monarchie, il (Chamfort) convint que, dans ses foyers, à ses comptoirs, à ses ateliers d’industrie, une bonne partie de ces citadins casaniers trouveraient peut-être hardis des projets qui pourraient troubler leur repos et leurs jouissances. Mais, s’ils les désapprouvent, ce ne sera, dit-il, que timidement et sans bruit, et l’on a, pour leur en imposer, cette classe déterminée qui ne voit rien pour elle à perdre au changement et croit y voir tout à gagner. Pour l’ameuter, on a les plus puissants mobiles, la disette, la faim, l’argent, des bruits d’alarme et d’épouvante, et le délire de frayeur et de rage dont on frappera ses esprits. Vous n’avez entendu parmi la bourgeoisie que d’élégants parleurs. Sachez que tous nos orateurs de tribune ne sont rien en comparaison des Démosthènes à un écu par tête qui, dans les cabarets, dans les places publiques et sur les quais, annoncent des ravages, des incendies, des villages saccagés, inondés de sang, des complots d’affamer Paris. C’est là ce que j’appelle des hommes éloquents. L’argent surtout et l’espoir du pillage sont tout-puissants parmi ce peuple. Nous venons d’en faire l’essai au faubourg Saint-Antoine ; et vous ne sauriez croire combien peu il en a coûté au duc d’Orléans pour faire saccager la manufacture de cet honnête Réveillon qui, dans ce même peuple, faisait subsister cent familles. Mirabeau soutient plaisamment qu’avec un millier de louis on peut faire une jolie sédition[31]. »

Faut-il prendre au sérieux ce témoignage de Marmontel ? et devons-nous croire, sur sa foi, que Chamfort, à un moment, aurait joué le rôle d’un Catilina en sous-ordre ?

On peut remarquer que les Mémoires de Marmontel n’ont paru qu’en 1800 ; que, vraisemblablement, ils furent écrits peu de temps avant cette date, c’est-à-dire longtemps après l’époque où fut tenue la conversation qu’il rapporte. On note aussi dans ce morceau quelques traces d’arrangement littéraire ; on y relève des assertions qui ne semblent guère admissibles. Comment croire, par exemple, que Chamfort ait attribué au parti révolutionnaire, fût-ce même au duc d’Orléans, le sac de la maison Réveillon ? Ce sont bien là des raisons qui peuvent rendre ce récit suspect. — Mais d’autre part certains mots, le ton général de tout le morceau passent la portée ordinaire de Marmontel. Dans cet entretien, il se trouve des paroles aiguës et vibrantes qu’il n’eût pas inventées, que Chamfort seul a pu et dû dire, et où l’on croit entendre son accent. D’ailleurs Marmontel était de bonne foi ; certes, il n’aimait pas Chamfort ; mais il n’était pas homme pourtant à le charger d’une accusation gratuite longtemps après qu’il fut mort. Tout compte fait, il se pourrait qu’il y eût là tout simplement une fanfaronnade ou plutôt une malice de Chamfort, qui se fit un jeu de troubler dans sa quiétude de gras sinécuriste son placide confrère à l’Académie, et qui prit plaisir à effrayer, en se posant devant lui en conspirateur, ce satisfait d’esprit un peu court et de caractère un peu mou.

Qu’il ait ou non tenu les propos qu’on lit dans les Mémoires de Marmontel, Chamfort, en fait, n’a guère la mine d’un conjuré. Sans doute il a vidé « sa bourse de cuir » pour favoriser la propagande des journaux et brochures révolutionnaires. Mais quel rôle eut-il pu jouer dans une conspiration ? Il manquait de la fortune avec laquelle on se fait des âmes damnées ; et s’il savait parler pour le peuple, il ne savait pas parler au peuple ; en d’autres termes, il n’avait rien de ce qu’il faut pour entraîner et enrôler les simples dans l’entreprise d’un complot. Il comprit d’ailleurs assez bien le grand mouvement auquel il était mêlé, pour voir nettement qu’entrer alors dans une conspiration c’était jouer un rôle inutile et suranné. Conspirer ! cela était bon dans les petites cités antiques ou dans l’Italie du moyen âge !

« On cite en preuve de l’illusion qu’on peut faire à la multitude plusieurs exemples pris dans l’histoire grecque ou romaine, ou même quelques exemples plus modernes ; mais on oublie la prodigieuse différence des temps, des lieux, des meurs, etc., etc. On oublie surtout ce moyen puissant qui manquait aux anciens, l’imprimerie, qui, en peu de jours et à de grandes distances, rallie les esprits à la raison, à la cause publique, dissipe les illusions, détruit les erreurs, les mensonges, les calomnies qu’elle-même avait d’abord propagées[32]. »

La multitude d’ouvrages qui sortirent presque en même temps de tous les portefeuilles dans les premiers mois de 1789 prouvaient « à quel point la Révolution était préparée et presque faite d’avance dans tous les esprits ». — « Les abus, … les vices moraux et politiques, … en conduisant la nation au dernier terme du malheur et de l’avilissement, l’avaient placée dans l’alternative de périr ou de changer entièrement les bases de l’édifice social[33]. Pourquoi donc se mêler de conspirer contre l’ancien régime, alors que, contre lui, conspirait la nécessité même ? Quelle vaine entreprise que de prétendre faire la Révolution, alors que, d’elle-même, elle se faisait ! « La Révolution, disait Chamfort, n’est l’ouvrage d’aucun homme, d’aucune classe d’hommes ; elle est l’œuvre de la nation entière[34]. » Et l’on doit penser de lui ce qu’il pensait de ceux qui jouèrent les premiers rôles dans cette grande crise : " « Il est également vrai, disait-il, pour l’Amérique et pour la France, que les chefs apparents de la Révolution ont pu en être les fanaux, mais n’en ont point été les boute-feux[35] ».

Il ne paraît donc pas, s’il y eut alors des complots et des menées ténébreuses, que Chamfort s’y soit jamais mêlé. En revanche, tout porte à croire qu’il fut résolument partisan de la lutte à main armée et au grand jour. Conspirateur ? sans doute, non. Insurgé ? il y a toute apparence. Hetzel, sur je ne sais quelle autorité, affirme qu’il « entra un des premiers à la Bastille[36] ». Il est certain que, dans ses Tableaux de la Révolution, son récit a souvent l’accent, non pas seulement d’un témoin, mais d’un acteur. Nul doute qu’il prit tout à fait au sérieux l’axiome révolutionnaire proféré par La Fayette : « L’insurrection est le plus saint des devoirs[37] ». Parce qu’il juge la Révolution nécessaire, il trouve légitime la rébellion qui rend sa marche plus prompte et ses progrès plus décisifs.

Dans l’article que Rœderer écrivit sur Chamfort en 1795, et qu’il présente sous forme de conversation, il fait dire par l’interlocuteur avec lequel il est censé discuter : « Je ne le (Chamfort) mettrai pas au nombre des esprits sages qui ont prévu les conséquences des déclamations incendiaires, ni des âmes courageuses qui ont travaillé à empêcher les fureurs populaires, ni même des âmes sensibles qui en ont constamment gémi[38] ». Et Rœderer ne proteste point contre ce jugement. Il savait bien, en effet, que Chamfort avait professé des théories insurrectionnelles de la façon la moins réservée. Les désordres qui accompagnèrent les premières journées de la Révolution, ne lui inspirèrent ni répugnance, ni inquiétude : « Dans l’instant, disait-il, où Dieu créa le monde, le mouvement du chaos dut faire trouver le chaos plus désordonné que lorsqu’il reposait dans un désordre paisible. C’est ainsi que, chez nous, l’embarras d’une société qui se réorganise doit paraître l’excès du désordre[39] ». Ce serait assurément le trahir que de prétendre qu’il approuvât les violences populaires ; mais, s’il ne les approuve point, il ne les réprouve point non plus ; et il en parle sans indignation, sans sévérité même, parce qu’elles lui paraissent moins des crimes que des représailles. Après avoir rappelé certaines insolences aristocratiques du duc de Richelieu : « Il faut convenir, ajoute-t-il, que tous ces traits et tant d’autres effets immédiats d’une féroce arrogance, trop commune en différentes classes autrefois privilégiées, ont dû provoquer d’autres punitions que celle du ridicule. C’est du souvenir de tant d’outrages que sont nés les plus grands événements d’une révolution qui foule aux pieds ce stupide orgueil et qui absout un peu les Français de leur longue patience[40]. » Lors du massacre de Foulon et Berthier, il ne pensa pas un seul instant que ce sang versé pût à jamais souiller et déshonorer la cause du peuple. C’est ce jour-là même qu’il prononça son mot fameux : « La Révolution fera le tour du globe ». Et pourtant il était au Palais-Royal, quand on y apporta la tête de Foulon, et il avait été témoin de l’horrible scène :

« Tout à coup un bruit nouveau se fait entendre, c’est celui du tambour : il commande le silence. Deux torches s’élèvent et attirent les yeux. Quel spectacle ! une tête livide et sanglante éclairée d’une horrible lueur ! Un homme qui précède et crie d’une voix lugubre : Laissez passer la justice du peuple ! Et les assistants muets qui regardent[41] ! »

Sans doute, ces hideuses dépouilles lui font horreur ; il juge pourtant que le peuple n’a point fait œuvre de bourreau, mais de justicier ; car il termine son récit par cette réflexion :

« Ce mot d’un sens si profond : Laissez passer la justice du peuple frappa vivement les esprits. Il les eût frappés davantage, si on l’eût considéré comme une allusion à un mot plus ancien : Laissez passer la justice du roi. C’était le cri d’un des satellites royaux qui, sous Charles VI, traîna, par ordre du monarque, dans les rues de Paris, le cadavre sanglant d’un des amants de sa femme, Isabeau de Bavière. De ces deux justices, celle du peuple et celle du roi, laquelle était la plus odieuse et la plus révoltante[42] ? »

Serait-ce donc qu’il faut confondre Chamfort avec les énergumènes et les hommes de sang ? Fut-il, comme le font entendre Morellet, Marmontel, d’autres encore, un factieux fanatique, qui se complut au milieu des violences de l’anarchie ? C’est l’opinion de Sainte-Beuve. Il cite une lettre que Chamfort écrivait à un ami après le 10 août :

« Vous voyez que, sans être gai, je ne suis pas précisément triste. Ce n’est pas que le calme soit rétabli et que le peuple n’ait encore, cette nuit, pourchassé les aristocrates, entre autres les journalistes de leur bord. Mais il faut savoir prendre son parti sur les contre-temps de cette espèce. C’est ce qui doit arriver chez un peuple neuf, qui, pendant trois années, a parlé sans cesse de sa sublime Constitution, mais qui va la détruire, et dans le vrai, n’a su organiser encore que l’insurrection. C’est peu de chose, il est vrai, mais cela vaut mieux que rien. »

Après avoir cité ces lignes et souligné ces deux passages que nous mettons ici en italiques, Sainte-Beuve ajoute « De tels passages montrent à quel point Chamfort, malgré quelques parties perçantes et profondes, n’était qu’un homme d’esprit sans vraies lumières et fanatisé[43]. »

Fanatisé ? ce mot n’est-il pas excessif ? Une fois de plus Sainte-Beuve n’a-t-il pas été un juge sans bienveillance ? Il faut bien reconnaître que Chamfort ne fut ni timoré, ni timide, ni même prudent. « Le Français, avait-il remarqué un jour, respecte l’autorité et méprise la loi. Il faut lui enseigner à faire le contraire[44]. » L’action insurrectionnelle, pour laquelle il n’eut guère que de la complaisance, pouvait être une bonne école de mépris de l’autorité ; mais quelle illusion de croire qu’elle n’enseignait pas en même temps à violer la loi ! Quelle erreur de penser que la violence populaire, après avoir triomphé d’un pouvoir vivant et armé, se laisserait arrêter et dompter par la puissance d’une idée abstraite ! Mais personne alors ne pouvait savoir ce qu’est la foule ni prévoir qu’il y avait sans doute de futurs septembriseurs parmi les vainqueurs de la Bastille. Que Chamfort ait eu une confiance téméraire dans la sagesse du peuple, c’est assez dire ; l’accuser de fanatisme, c’est trop.

Et d’ailleurs, à cette heure de crise unique, y avait-il place pour les moyens modérés et prudents ? Ainsi que le remarque Quinet, la Révolution civile entra, comme la nécessité même, dans nos codes ; le droit civil des Français fut changé de fond en comble en « trois quarts d’heure, suivant le mot de Cazalès[45] ». Mais ce n’était là qu’un côté de la Révolution ; ce n’était pas la Révolution même. Dès que se posait la question essentielle, la question de droit politique, fatalement la force seule la pouvait trancher. Entre l’ancien régime et le nouveau, s’engageait un duel à mort, où les adversaires, comme dans l’épopée antique, devaient se jeter le défi sans rémission : « Enlève-moi ou je t’enlève[46] ! » Or, dès que la lutte fut commencée, Chamfort paraît en avoir nettement compris le caractère. À propos de l’empressement que mit le peuple à enlever les canons de divers châteaux pour les amener à Paris :

« Nous remarquerons à ce sujet, dit-il, que l’instinct du peuple l’a mieux conduit que ne l’eût fait la raison plus ou moins éclairée de la plupart de ses chefs, même les mieux intentionnés. Que fût-il devenu en effet, si, tandis qu’il était forcé à laisser entre les mains d’un pouvoir exécutif, son mortel ennemi, la disposition d’une autre force armée, il n’eût créé en quelque sorte dans son propre sein un second pouvoir exécutif vraiment à ses ordres, une autre force armée vraiment la sienne, capable de repousser la portion de force nationale encore placée sous la main de ses adversaires ? Mais c’est là, disait-on, une doctrine d’anarchie. Qui en doutait ? Et qui doutait aussi qu’il ne fallut opter entre l’anarchie et la servitude ? Qui ne voyait que les fautes du roi constitutionnel, en perpétuant les désordres, forceraient la nation à marcher vers une liberté complète, tandis que le retour prématuré de l’ordre ramènerait infailliblement le despotisme, incorrigible par son essence, par sa nature[47] ? »

Après cela, peut-être peut-on croire que Chamfort fut plus éclairé que ne le pense Sainte-Beuve, et que, lorsqu’il disait qu’on ne nettoie pas les étables d’Augias avec un plumeau, ou que ce n’était pas le temps de faire une révolution à l’eau rose, il avait plus de clairvoyance politique que d’enthousiasme et de fanatisme irréfléchi.

  1. Actes des Apôtres, tome XX, p. 112 sq.
  2. Ed. Auguis, I, 409.
  3. Ed. Auguis, V, 312.
  4. Ed. Auguis, V, 344.
  5. Petit dictionnaire des grands hommes de la Révolution : cité par Lescure dans Rivarol et la Société française. p. 237-238, chez Plon.
  6. Marmontel, Mémoires, Livre XIV.
  7. Voir le texte des brevets, à l’appendice.
  8. Ed. Auguis, V, 278.
  9. Ed. Auguis, V, 281.
  10. Ed. Auguis, V, 273.
  11. Marmontel, Mémoires. Livre XIV.
  12. Ed. Auguis, V, 343.
  13. Ed. Auguis, V, 310.
  14. Mémoires de Morellet, tome II. (Sur Chamfort, voir les chapitres ii et iv.)
  15. Ed. Auguis, V, 342.
  16. Archives nationales.
  17. Causeries du Lundi, Causeries du Lundi, IV, 563.
  18. Tome I. p. 56.
  19. La Chronique scandaleuse, M DCCXCI, tome III, p. 150.
  20. Dans le tome VII de la Décade philosophique, déjà cité.
  21. Vincent Arnault. Souvenirs d’un sexagénaire, tome I, p. 266 sqq. (Paris, 1833, in-8o.)
  22. Œuvres du Comte Rœderer, IV, 135 sqq.
  23. Que fut Mirabeau ? — (À la Bibliothèque Nationale sous la cote Lb39 4795.)
  24. Galerie des États-Généraux, tome I. (Lb39 1784.)
  25. Les chefs des Jacobites aux Français au petit club. Rue Basse du Rempart, Paris, 1790 ; in-8o.
  26. Lettre à l’Évêque d’Autun et Cie (Lb39 2946). Les Actes des Apôtres firent à ce sujet l’épigramme suivante :

    L’un brilDans ses écrits chacun a sa manière :
    L’un brille en un discours, l’autre dans un rapport.
    L’unQuant au prélat que la France révère,
    L’un brilOn sait que l’adresse est son fort.
    Du brûlot qu’en ce jour on prône avec transport,
    L’un brilAmi, veux-tu savoir le père ?
    L’un brilTout le moelleux est à Chamfort :
    L’un brilÀ Sieyes tout l’incendiaire,
    L’un brilTout ce qui cloche à Perigord.

    (Actes des Apôtres, t. III, 1790.)
  27. Ed. Auguis, V, 325.
  28. Chamfort collabora aussi à la Gazette de France. — Dans le No du 18 juin 1792 du Moniteur on lit cette lettre : « Au Rédacteur, le 17 juin. — La réunion de circonstances et de personnes qui devait mettre les nouveaux rédacteurs de la Gazette de France en état de satisfaire aux engagements annoncés dans le dernier prospectus n’ayant pu s’effectuer depuis six semaines, et ne pouvant avoir lieu avant le 1er juillet, époque du renouvellement de plusieurs souscriptions, je me crois en droit ou plutôt en devoir de ne plus concourir à la rédaction de ce journal. Voulez-vous bien, Monsieur, en admettant ce peu de lignes dans le vôtre, m’aider à me justifier auprès des souscripteurs et du public ? — Champfort (sic). »
  29. Ed. Auguis, V, 346.
  30. Ed. Auguis, V, 345. — Le baron Thiébault dans ses Mémoires (tome 1. p. 312, Paris, Plon, 1893) conte qu’il assista chez Bitaubé à un dîner où se trouvaient Chamfort et Mlle Williams. « Je me rappelle, dit-il, qu’à propos d’un mot dit par Mlle Williams sur les sentiments qui devaient animer nos bataillons de garde nationale, déjà prêts à rejoindre nos armées, il (Chamfort) fit à l’instant un couplet de cette pensée et termina ce couplet par :

    Troupes guerrières,
    Sur vos drapeaux
    Placez ces mots :
    Paix aux chaumières,
    Guerre aux châteaux.


    Si l’anecdote contée par Thiébault est vraie, elle donne à penser que les mots de Chamfort ne gagnaient pas à être mis en couplets, même par lui.

  31. Marmontel. Mémoires. Livre Xiv.
  32. Ed. Auguis, III, 322.
  33. Ed. Auguis, III, 229.
  34. Ed. Auguis, II, 361.
  35. Ed. Auguis, III, 323.
  36. Chamfort, par P.J. Stahl. (Paris, Hetzel, in-18, p. 37.)
  37. Ed. Auguis, II, 381.
  38. Ed. Auguis, V, 340.
  39. Ed. Auguis, I, 447.
  40. Ed. Auguis, III, 246.
  41. Ed. Auguis, II, 348.
  42. Ed. Auguis, II, 348,
  43. Causeries du Lundi, IV, 563.
  44. Ed. Auguis, I, 445.
  45. Quinet, La Révolution, I, 125. (Paris, Lacroix, Verbeckhœven et Cie, 1868, in-18.)
  46. Voir Tableaux de la Révolution. Ed. Auguis, II, 367.
  47. Ed. Auguis, II, 373.