Chansons du Chat noir/Un Bal à l’hôtel de ville
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No 3
UN BAL À L’HÔTEL DE VILLE
UN BAL À L’HÔTEL DE VILLE
Un soir j’ dis à ma femm’ : « Faudrait
Qu’ j’aille à l’hôtel de ville :
Y’a z’un bal épatant, paraît
Qu’on n’ s’y fait pas trop d’ bile ! »
« Mais, mon homm’, qu’ell’ dit,
Tu n’as pas d’habit ! »
« Bah ! c’est pas ça qui m’ gêne :
Pass’ moi mon complet
Qu’ t’ as rafistolé
Pour la noce à Ugène ! »
J’arrive à la porte du bal,
J’ vois des gens qu’on salue,
C’est tout l’ conseil municipal
Debout en grand’ tenue :
Des complets marrons
Et des chapeaux ronds,
Dam’, c’est pas d’ la p’tit’ bière ;
Tous ces gaillards-là,
Ils ont pigé ça
À la Bell’ Jardinière !
J’entre et j’ tomb’ dans un restaurant
Où d’un coup d’œil rapide
J’avise un’ espèc’ de croquant
Qui versait du liquide.
J’avale un d’mi-s’tier
Et j’ tends pour payer
Quarant’ sous au bonhomme.
Il me dit : « Monsieurr,
Vous faites erreur,
C’est à l’œil qu’on consomme ! »
Quand j’ai vu ça, j’ m’en suis flanqué
Par-dessus les oreilles ;
Jamais j’avais tant tortillé
Ni tant sifflé d’bouteilles.
Comme on peut pas tout
Manger d’un seul coup,
J’en ai mis plein mes poches.
Quand on a bon cœur,
On pense à sa sœur,
À sa femme, à ses mioches !
Après ça j’arrive en m’ prom’nant
Dans l’ fumoir où qu’ l’on fume.
Je m’assois et j’ tir’ tranquill’ment
Mon brûl’gueul’ que j’allume.
Mais v’là qu’un larbin,
Pour fair’ le malin,
M’ tend un’ boît’ de cigares ;
J’ la mets sous mon bras.
Des panatellas !
Quel coup pour la fanfare !
Soudain j’ me dis : « C’est pas tout ça,
T’ es au bal, faut qu’ tu danses
Et qu’ tu montr’ à tous ces muff’-là
Qu’ tu connais les conv’nances ! »
J’ fais l’ tour du salon
Comme un papillon,
Et j’ dégote un’ bell’ brune :
« Madam’, que j’y dis,
V’là mon abatis,
Nous allons en suer une ! »
« Pardon, fait un vilain gommeux,
C’est moi qui l’a r’tenue. »
Alors on s’attrap’ tous les deux,
J’arrach’ sa queue d’ morue.
Y m’ pouss’ dans un coin
Et m’ colle un coup d’poing
Sans mêm’ que j’y réponde.
Et voilà comme on
R’çoit des coups d’ tampon
Quand on va dans l’ grand monde !
J’ai l’œil poché, mais c’est égal,
J’ai rigolé tout d’ même,
Car, voyez-vous, un pareil bal,
Faut avouer qu’ c’est la crème.
Le nec plus ultra,
C’est qu’à c’t endroit-là
Ça coût’ pas un centime.
Aussi, nom d’un chien,
Je r’piqu’ l’an prochain
Avec ma légitime !