Chansons rouges/La Chanson du pauvre chanteur

La bibliothèque libre.
Maurice Boukay (
Ernest Flammarion, éditeur (p. 75-81).


LA CHANSON DU PAUVRE CHANTEUR


À la mémoire de Jules Jouy.
Un chansonnier chante :

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R4.*6 \bar "||" 
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g4. \) r4\fermata g8 \( | c bes aes g f g
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aes4.\fermata g8 r d' \( | c-. bes-. aes-. g-. f-. d-. | c4.-. \) r4 r8 \bar "|."
}
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Il s’est tu le pau -- vre chan -- teur,
Ce -- lui qui cla -- mait la vic -- toi -- re 
Du peuple et l’hé -- ro -- ïque his -- toi -- re 
Du sa -- cri -- fice ex -- pi -- a -- toi -- re,
Et l’a -- ve -- nir ré -- no -- va -- teur. 
Au lit de la dé -- ses -- pé -- ran -- ce,
Un soir, vain -- cu par la souf -- fran -- ce,
Il s’est cou -- ché. Viens, dé -- li -- vran -- "ce !"
Il s’est tu, le pau -- vre chan -- teur.
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I

Il s’est tu le pauvre chanteur,
Celui qui clamait la victoire
Du peuple et l’héroïque histoire
Du sacrifice expiatoire,
Et l’avenir rénovateur.
Au lit de la désespérance,
Un soir, vaincu par la souffrance,
Il s’est couché. Viens, délivrance !
Il s’est tu, le pauvre chanteur.


II

Donnez pour le pauvre chanteur,
Vous qu’il consolait, vous, les mères,
Menant loin des douleurs amères,
Au palais d’azur des chimères,
L’enfant, votre espoir enchanteur !
Femme, sois douce et sois clémente
Au poète qui se lamente
Loin de l’amour et de l’amante !
Donnez pour le pauvre chanteur !

III

Priez pour le pauvre chanteur,
Ô vous, troupeau des rabat-joies,
Chair à canon, chair qui rougeoies,
Chair à plaisir, rançon des joies,
Vous qu’il vengea de l’insulteur !
Votre douleur, toujours nouvelle,
Faucha si longtemps sa cervelle
Qu’elle gît, stérile javelle !
Priez pour le pauvre chanteur !


IV

Chantez pour le pauvre chanteur !
Et qu’à votre voix, jeunes filles,
Du bagne affreux tombent les grilles !
Que son esprit, sous les charmilles[1],
Revienne au chant libérateur !
Suffit qu’un refrain lui sourie :
L’exilé revoit sa patrie ;
Allez, ô blonde théorie !
Chantez pour le pauvre chanteur !

V

Pitié pour le pauvre chanteur !
Seigneur qui nous dictes nos rimes,
Seigneur de bonté qui n’opprimes
Que les méchants fauteurs de crimes,
Seigneur de l’esprit créateur !
Au chansonnier dans l’indigence,
Verse tes trésors d’indulgence,
Ressuscite l’intelligence !
Pitié pour le pauvre chanteur !



  1. Cette pièce fut composée et récitée par l’auteur à l’occasion de la représentation donnée, au printemps de 1896, par les poètes-chansonniers au bénéfice du pauvre Jules Jouy, que la cruelle maladie, à laquelle il devait succomber, retenait alors captif dans une maison de santé de Picpus.