Chansons rouges/Préface

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Maurice Boukay (
Ernest Flammarion, éditeur (p. v-viii).


PRÉFACE


Ami lecteur,

« C’est ici un livre de bonne foy », comme eût dit Montaigne. Ne cherche point dans ce recueil de poésies le parti-pris politique, philosophique ou religieux ! Ce sont proprement des chansons sociales, où chacune des classes de la société moderne, où chacun des artisans de la Cité future, doit exprimer, en son langage, son idéal, sa douleur et ses vœux.

Toutes furent écrites en toute indépendance d’esprit, dans un temps où, n’étant pas encore mêlé à la vie politique, j’écoutais la grande voix du peuple et m’efforçais d’en saisir le sens et le symbole caché. Ne sois donc pas surpris d’entendre ici la parole originale, simple, familière et parfois brutale du Laboureur, du Vigneron, du Tisserand, du Rémouleur, du Résigné, du Révolté, du Riche, du Pauvre, du Noble, du Bourgeois. Ce n’est pas moi qui parle pour eux. C’est eux qui ont parlé pour moi ; je n’ai fait que noter le ton et la couleur de leur chanson.

Mon maître Verlaine disait : « La chanson d’amour est bleue. La chanson de rêve est blanche. La chanson de tristesse est grise. » La chanson sociale est rouge. Voilà pourquoi, lecteur, avant d’autres chansons bleues, blanches, grises, je te présente aujourd’hui ces chansons rouges. C’est la couleur du verre de vin que ton bon cœur offre au chemineau, pour le réconforter, sur la grand’route de la vie. C’est la couleur du soleil levant vers lequel se tournent tes regards ardents d’espérance. C’est la couleur extrême du drapeau tricolore, celle qui touche au cœur de toutes les misères, celle qui flotte au vent de toutes les libertés.

« Halte là ! me dit un esprit timoré. Ne crains-tu pas, chanteur de la Fraternité, d’aviver, d’exciter les regrets et les douleurs du peuple, sous prétexte de les décrire ? » — Eh, quoi ! bon critique, faire entendre la plainte amère de qui souffre et travaille, sera-ce donc toujours blesser l’égoïsme béat de qui digère et ne fait rien ? Veux-tu ressembler au mauvais riche, tolérer que la main se tende, silencieuse et honteuse, pour mendier, mais défendre à la bouche de s’ouvrir, douloureuse, pour gémir ? Si tu n’entends la plainte, comment pourras-tu consoler ? Si tu ne vois la plaie de la Misère toute nue, comment sauras-tu la guérir ? Si tu n’écoutes jusqu’au bout la Chanson des Droits et des Devoirs, la Chanson du Mot passé après la Chanson de Nature, comment pourras-tu juger ce livre, impartial, cette synthèse vivante de poésies solidaires ? Sois brave et sois juste, bon critique ! Ouvre tes yeux ! Ouvre ton cœur !…

Donc, ami lecteur, après la chanson d’amour, personnelle et subjective, voici la chanson d’humanité, multiple et objective, comme voulaient toute poésie Flaubert et Théophile Gautier : Chanson d’hier et d’aujourd’hui, Chanson de demain surtout !… L’amour de la femme a pour complément nécessaire l’amour de l’humanité. Est-ce ton avis ? Si oui, tu chanteras ces chansons rouges. Sinon, tu permettras que le peuple les chante. En tous cas, tu les comprendras. Et si, avec cela, tu les aimes, si elles te font, pour un soir, le cœur plus gaillard et l’esprit plus libre, ce sera la meilleure récompense du poète qui te souhaite de vivre pour agir et te serre la main fraternellement.

Maurice BOUKAY

Paris-Dampierre, janvier-novembre 1896.