Chantecler/Acte 4

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Eugène Fasquelle, éditeur (p. 197-244).


ACTE QUATRIÈME

LA NUIT DU ROSSIGNOL





LE DÉCOR

Au milieu lie la forêt.

L’asile vert cherché par tous les cœurs déçus.
L’ombre qui simplifie et la paix qui soulage.
Sous des chênes géants dont on ne sait plus l’âge,
Racines écartant leurs contreforts bossus.

Passages d’écureuils. Lapins entr’aperçus.
Dans des vallonnements où croit le tussilage,
Des champignons, parfois, se groupent en village.
Des glands tombent sans bruit, sur la mousse reçus.

Soir. Source. Un liseron. Comme on est loin du monde !
Des bouts d’une bruyère aux pointes d’une osmonde
L’araignée a tendu son piège ornemental ;

Et, noire, l’on dirait — car dans ses fils tombés
Une goutte de pluie est ovale et bombée —
Qu’elle a pris une bête à bon Dieu de cristal.



Scène PREMIÈRE


Au lever du rideau, on voit, dans tout le sous-bois, à perte de vue, des lapins qui hument le soir. Moment de silence et de fraîcheur.


LES LAPINS, chœur invisible des OISEAUX.


UN LAPIN.

C’est l’heure où lentement deux Fauvettes, dont l’une
Est à capuchon noir et l’autre à mante brune,
Car l’une est des jardins et l’autre est des roseaux,
Vont dire l’oraison du soir…

UNE VOIX, dans les branches.

Vont dire l’oraison du soir… Dieu des oiseaux !

UNE AUTRE.

Ou plutôt — car il sied avant tout de s’entendre
Et le vautour n’a pas le Dieu de la calandre ! —
Dieu des petits oiseaux !…

MILLE VOIX, dans les feuilles.

Dieu des petits oiseaux !… Dieu des petits oiseaux !…

LA PREMIÈRE VOIX.

Qui pour nous alléger mis de l’air dans nos os
Et pour nous embellir mis du ciel sur nos plumes,
Merci de ce beau jour, de la source où nous bûmes,
Des grains qu’ont épluchés nos becs minutieux,
De nous avoir donné d’excellents petits yeux
Qui voient les ennemis invisibles des hommes,
De nous avoir munis, jardiniers que nous sommes,
De bons petits outils de corne, blonds ou noirs,
Qui sont des sécateurs et des échenilloirs…

LA DEUXIÈME VOIX.

Demain, nous combattrons les chardons et les nielles
Pardonnez-nous, ce soir, nos fautes vénielles
Et d’avoir dégarni deux ou trois groseilliers.

LA PREMIÈRE VOIX.

Pour que nous dormions bien, il faut que vous ayez
Soufflé sur nos yeux ronds que ferment trois paupières.
Seigneur, si l’homme injuste, en nous jetant des pierres,
Nous paye de l’avoir entouré de chansons
Et d’avoir disputé son pain aux charançons,
Si dans quelque filet notre famille est prise,
Faites-nous souvenir de Saint François d’Assise
Et qu’il faut pardonner à l’homme ses réseaux
Parce qu’un homme a dit : « Mes frères les oiseaux » !

LA DEUXIÈME VOIX, sur un ton de litanie.

Et vous, François, grand Saint, bénisseur de nos ailes…

DES MILLIERS DE VOIX, dans les feuilles.

Priez pour nous !

LA VOIX.

Priez pour nous ! Prédicateur des Hirondelles,
Confesseur des Pinsons…

TOUTES LES VOIX.

Confesseur des Pinsons… Priez pour nous !

LA VOIX.

Confesseur des Pinsons… Priez pour nous ! Rêveur
Qui crûtes à notre âme avec tant de ferveur
Que notre âme, depuis, se forme et se précise…

TOUTES LES VOIX.

Priez pour nous !

LA PREMIÈRE VOIX.

Priez pour nous ! Obtenez-nous, François d’Assise,
Le grain d’orge…

LA DEUXIÈME VOIX.

Le grain d’orge… Le grain de blé…

UNE AUTRE VOIX.

Le grain d’orge… Le grain de blé… Le grain de mil !

LA PREMIÈRE VOIX.

Ainsi soit-il !

TOUTES, dans un susurrement qui court jusqu’au bout de la forêt.

Ainsi soit-il ! Ainsi soit-il !

CHANTECLER, sorti depuis un moment du creux d’un grand arbre

Ainsi soit-il ! Ainsi soit-il ! Ainsi soit-il !

L’ombre est devenue plus bleue. Un rayon de lune traverse la toile d’araignée, qui semble tamiser de la poudre d’argent. La Faisane sort à son tour de l’arbre et s’avance à petits pas derrière Chantecler.


Scène II

CHANTECLER, LA FAISANE, parfois des LAPINS,
de temps en temps LE PIVERT.
CHANTECLER.

— Maintenant, la fougère est de lune baignée ;
Maintenant…

UNE PETITE VOIX TREMBLANTE.

Maintenant… Soir, espoir !

LA FAISANE.

Maintenant… Soir, espoir ! Merci, bonne Araignée !

CHANTECLER.

Maintenant…

LA FAISANE, tout à fait derrière lui.

Maintenant… Tu pourrais m’embrasser, maintenant !

CHANTECLER.

Tous ces lapins qui nous regardent, c’est gênant !

La Faisane bat brusquement des ailes. Les lapins, effrayés, disparaissent : de tous côtés, des derrières blancs s’engouffrent dans les terriers.
LA FAISANE, revenant à Chantecler.

Voilà !

Ils se becquètent.

Voilà ! Tu l’aimes, ma forêt ?

CHANTECLER.

Voilà ! Tu l’aimes, ma forêt ? Elle m’est chère,
Puisque j’ai retrouvé mon chant dès sa lisière.
— Branchons-nous, car demain je chante très tôt.

LA FAISANE, impérieuse.

— Branchons-nous, car demain je chante très tôt. Mais
Un seul chant !

CHANTECLER.

Un seul chant ! Oui.

LA FAISANE.

Un seul chant ! Oui. Depuis un mois, je n’en permets
Qu’un seul !…

CHANTECLER, résigné.

Qu’un seul !… Oui.

LA FAISANE.

Qu’un seul !… Oui. Le Soleil monte-t-il moins ?

CHANTECLER, concédant.

Qu’un seul !… Oui. Le Soleil monte-t-il moins ? Il monte !

LA FAISANE.

Tu vois qu’on peut avoir l’Aurore à meilleur compte !
— Pour un seul chant le ciel est-il moins cramoisi ?

CHANTECLER.

Non.

LA FAISANE.

Non. Alors ?…

Tendant son bec.

Non. Alors ?… Un baiser…

Trouvant le baiser trop vague.

Non. Alors ?… Un baiser… Tu n’y es pas… Sois-y !

Et revenant à son idée.

Pourquoi te surmener ? Tu gaspillais ton cuivre !
C’est très joli, le jour mais, enfin, il faut vivre !

Ah ! les mâles ! si nous n’étions pas là, voilà
Comme ils seraient dupés !

CHANTECLER, avec conviction.

Comme ils seraient dupés ! Oui, mais vous êtes là !

LA FAISANE.

Et, d’ailleurs, quand je dors, c’est de la barbarie
Que de coqueliner cent fois.

CHANTECLER, rectifiant doucement.

Que de coqueliner cent fois. Riquer, chérie.

LA FAISANE.

On dit : « Coqueliner ».

CHANTECLER.

On dit : « Coqueliner ». « Riquer ».

LA FAISANE, levant la tête vers le haut de l’arbre, et appelant.

On dit : « Coqueliner ». « Riquer ». Monsieur Pivert !

À Chantecler.

Je consulte l’oiseau qui porte un habit vert.

Au Pivert, qui vient d’apparaître à mi-corps dans un trou rond qui est au haut de l’arbre. Il a un frac amande, un gilet tilleul et une calotte rouge.

Dit-on : « Je coqueline », ou bien : « Je coquerique » ?

LE PIVERT, abaissant un long bec doctoral.

Les deux !

CHANTECLER et LA FAISANE, se tournant l’un vers l’autre, d’un air triomphant.

Les deux ! Ah !

LE PIVERT.

Les deux ! Ah ! « Line » est tendre et « rique » est plus lyrique.

Il disparaît.
CHANTECLER.

C’est pour toi que je coque… line.

LA FAISANE.

C’est pour toi que je coque… line. Oui, mais quand vous
« Riquez », c’est pour l’Aurore !

CHANTECLER, marchant vers elle.

« Riquez », c’est pour l’Aurore ! Oh ! ça, c’est du jaloux !

LA FAISANE, reculant coquettement.

M’aimes plus qu’Elle ?

CHANTECLER, l’avertissant d’un cri.

M’aimes plus qu’Elle ? Ay ! un filet !

LA FAISANE, sautant de côté.

M’aimes plus qu’Elle ? Ay ! un filet ! Prêt à s’abattre !

En effet, il y a, contre un arbre, un filet dressé.
CHANTECLER, le considérant.

Diable !

LA FAISANE.

Diable ! Engin prohibé. Loi de Quarante-Quatre.

CHANTECLER, riant.

Comment, tu sais ça, toi ?

LA FAISANE.

Comment, tu sais ça, toi ? Vous semblez oublier
Que vous avez l’honneur d’adorer un gibier !

CHANTECLER, avec un peu de mélancolie.

Nous sommes, il est vrai, de différentes races !

LA FAISANE, revenue d’un saut contre lui.

Plus qu’Elle je voudrais que tu m’adores !

LE PIVERT, reparaissant.

Plus qu’Elle je voudrais que tu m’adores ! … Rasses !

CHANTECLER, levant la tête.

Oh ! pas dans un duo d’amour !

LA FAISANE, au Pivert

Oh ! pas dans un duo d’amour ! Dites donc, vous !
Tâchez, une autre fois, de frapper vos trois coups !

LE PIVERT, disparaissant.

Bien !

LA FAISANE, à Chantecler.

Bien ! Il met trop son bec entre l’arbre et l’écorce ;
Mais c’est un grand savant, très fort.

CHANTECLER, distrait.

Mais c’est un grand savant, très fort. Sur quoi, sa force ?

LA FAISANE.

Sur le langage des oiseaux !

CHANTECLER.

Sur le langage des oiseaux ! Ah ?

LA FAISANE.

Sur le langage des oiseaux ! Ah ? Car, tu sais,
Les oiseaux, pour prier, parlent en vers français ;
Mais ils ont, pour parler entre eux dans les cépées.
Un patois cristallin fait d’onomatopées.

CHANTECLER.

Ils parlent japonais.

Le Pivert frappe de son bec trois petits coups : Toc ! toc ! toc ! sur le bois de l’arbre.

Ils parlent japonais. Entrez !

LE PIVERT, apparaissant indigné.

Ils parlent japonais. Entrez ! Japonais ?

CHANTECLER.

Ils parlent japonais. Entrez ! Japonais ? Oui :
Les uns disent : « Tio ! tio ! » et les autres : « Tzoui ! tzoul ! »

LE PIVERT.

Les oiseaux parlent grec depuis Aristophane !

CHANTECLER, s’élançant vers la Faisane.

Ah ! pour l’amour du grec !…

Ils se becquettent.
LE PIVERT.

Ah ! pour l’amour du grec !… Sachez, jeune profane,
Que le cri du traquet rieur : « Oui-ouis-tra-tra »,
Est la corruption du mot Lysistrata !

Il disparait.
LA FAISANE, à Chantecler.

Tu n’aimeras jamais que moi ?

On entend : Toc ! toc ! toc !
CHANTECLER.

Tu n’aimeras jamais que moi ? Entrez !

LA FAISANE, à Chantecler.

Tu n’aimeras jamais que moi ? Entrez ! Parole ?…

LE PIVERT, apparait, hochant son bonnet

« Tiri-Para ! » chante aux roseaux la rousserolle.
Du grec : « Para, le long ». Sous-entendu : « De l’eau ».

Il disparaît.
CHANTECLER, à la Faisane.

Il est coiffé du grec !

LA FAISANE.

Il est coiffé du grec ! Dame ! il a pour calot
Un petit bonnet grec !

Revenant à son idée.

Un petit bonnet grec ! Suis-je tout pour toi ?

CHANTECLER.

Un petit bonnet grec ! Suis-je tout pour toi ? Certes !
Mais…

LA FAISANE.

Mais… Dans ma robe orientale à manches vertes,
Je t’apparais comment ?

CHANTECLER.

Je t’apparais comment ? Comme un ordre vivant
De toujours adorer ce qui vient du Levant !

LA FAISANE, qui commence à s’énerver.

Laisse un peu ton aurore incertaine, et préfère
Celle que dans mes yeux tu es plus sûr de faire !

CHANTECLER.

Je n’oublierai jamais, cependant, qu’un matin
Nous avons été deux à croire à mon destin,
Et qu’à l’heure héroïque où l’amour vient d’éclore
Tu me passais ton or pour l’Aurore !

LA FAISANE, impatientée.

Tu me passais ton or pour l’Aurore ! Ah ! l’Aurore !
Prends garde ! Je ferai des bêtises !…

Elle remonte.
CHANTECLER, sèchement.

Prends garde ! Je ferai des bêtises !… Fais en !

LA FAISANE

J’ai rencontré dans la clairière…

Elle s’interrompt, à dessein.
CHANTECLER, la regarde, pousse un cri.

J’ai rencontré dans la clairière…Le Faisan ?

Et avec une violence subite.

Jure-moi de ne plus aller dans la clairière !

LA FAISANE, qui sent qu’elle le tient, bondissant vers lui

Et jure-moi de m’aimer plus que la Lumière !

CHANTECLER, douloureusement.

Oh !…

LA FAISANE.

Oh !… De ne plus chanter…

CHANTECLER.

Oh !… De ne plus chanter… Qu’un chant ! Ça, c’est promis !

On entend : Toc ! toc ! toc !

Entrez !

LE PIVERT, apparaissant, et, du bec, désignant le filet.

Entrez ! Le piège ! c’est le fermier qui l’a mis !
Il a dit qu’il prendrait la Faisane.

LA FAISANE.

Il a dit qu’il prendrait la Faisane. Il se vante !

LE PIVERT, à la Faisane.

Et qu’il vous garderait à la ferme…

LA FAISANE, indignée.

Et qu’il vous garderait à la ferme… Vivante !…

À Chantecler, d’un ton de reproche.

À ta ferme !…

CHANTECLER, voyant un lapin qui a reparu sur le seuil de son terrier.

À ta ferme !… Allons, bon ! un lapin qui ressort !

LE LAPIN, criant à la Faisane, en lui montrant le filet.

Vous savez, quand on met le pied sur le ressort…

LA FAISANE, d’un ton supérieur, au Lapin.

Je connais les filets, mon petit… ça se ferme.
Et d’ailleurs, je n’ai peur que des chiens…

À Chantecler.

Et d’ailleurs, je n’ai peur que des chiens… À ta ferme…
Que tu regrettes !

CHANTECLER, du ton de l’innocence outragée

Que tu regrettes ! Moi ?

LA FAISANE, au Lapin, en lui donnant une tape de son aile
pour le faire rentrer.

Que tu regrettes ! Moi ? Que des chiens ! — Et, tenez !
Il faut que j’aille un peu, pour leur brouiller le nez,
Croiser mes pas dans l’herbe et dans les vinaigrettes !

CHANTECLER.

Oui, va brouiller le nez des chiens !

LA FAISANE, remonte pour sortir, puis revenant.

Oui, va brouiller le nez des chiens ! Tu la regrettes.
Ta ferme ?

CHANTECLER.

Ta ferme ? Moi ?… Moi ?…

Elle sort. Il répète encore, avec indignation :

Ta ferme ? Moi ?… Moi ?… Moi ?…

en la suivant des yeux. Puis, à mi-voix, au Pivert.

Ta ferme ? Moi ?… Moi ?… Moi ?… Elle ne revient pas ?

LE PIVERT, qui voit au loin du haut de son arbre.

Non !



Scène <span title="Nombre III écrit en chiffres romains" style="text-transform:uppercase;">III

CHANTECLER, LE PIVERT.
CHANTECLER, vivement.

Non ! Fais le guet ! On va me parler de là-bas !

LE PIVERT, curieux.

Qui ?

CHANTECLER.

Qui ? Le Merle !

LE PIVERT.

Qui ? Le Merle ! J’ai cru qu’il te délestait ?

CHANTECLER.

Qui ? Le Merle ! J’ai cru qu’il te délestait ? Presque.
Mais tout s’arrange avec l’esprit merlenoiresque,
Et ça l’amuse de me renseigner un peu !

LE PIVERT, stupéfait.

Il va venir, lui ?

CHANTECLER, tout différent depuis que la Faisane est sortie,
léger, presque gamin.

Il va venir, lui ? Non. Mais le liseron bleu
Qui s’ouvre dans sa cage au milieu des glycines
Correspond, par les fils souterrains des racines,
À ce liseron blanc qui tremble au bord de l’eau :

Il se dirige vers le liseron.

De sorte qu’en parlant dans le calice…

Il plonge son bec dan ? un des cornets laiteux et tremblants.

De sorte qu’en parlant dans le calice… Allô !

LE PIVERT, hochant la tête, à lui-même.

Du grec : « Allos, un autre »… On parle avec un autre !

CHANTECLER.

Allô ! le Merle ?

LE PIVERT, faisant le guet.

Allô ! le Merle ? Quelle imprudence est la vôtre !
Parmi les liserons choisir juste celui…

CHANTECLER, de plus en plus gai, revenant vers le Pivert.

Mais c’est le seul qui reste ouvert toute la nuit !
Quand le Merle répond, l’Abeille qui sommeille
Dans la fleur se réveille, et nous nous…

L’ABEILLE DU LISERON.

Dans la fleur se réveille, et nous nous… Vrrr !

CHANTECLER, courant alertement au liseron.

Dans la fleur se réveille, et nous nous… Vrrr ! L’Abeille !

Achevant, au Pivert.

… Nous nous liseronnons !

LE PIVERT, choqué du néologisme

… Nous nous liseronnons ! Vous vous liseronnez ?

CHANTECLER, qui écoute, dans le cornet.

Ah ?… ce matin ?…

LE PIVERT, curieux.

Ah ?… ce matin ?… Quoi donc ?

CHANTECLER, d’une voix soudain émue

Ah ?… ce matin ?… Quoi donc ? Trente poussins sont nés !

Il écoute de nouveau.

Briffaut malade ?…

Comme si quelque chose l’empêchait d’entendre.

Briffaut malade ?… Oh ! des libellules ! Leurs ailes
Crépitent !…

Il crie :

Crépitent !… Ne coupez donc pas, Mesdemoiselles !

Il écoute.

Et le grand Jules force à braconner Patou ?

Au Pivert.

Ah ! si tu connaissais Patou !…

Il se replonge dans le liseron.

Ah ! si tu connaissais Patou !… Ah ?… sans moi tout
Va mal ?… Oui…

Satisfait.

Va mal ?… Oui… Le gâchis !…

LE PIVERT, qui fait toujours le guet, crie soudain, à voix basse.

Va mal ?… Oui… Le gâchis !… La Faisane !

CHANTECLER, toujours dans le liseron

Va mal ?… Oui… Le gâchis !… La Faisane ! Ah ?…

LE PIVERT, s’agitant désespérément.

Va mal ?… Oui… Le gâchis !… La Faisane ! Ah ?… Arrête !

CHANTECLER.

Les Canards ont passé la nuit sous la charrette ?…

LE PIVERT.

Pst !



Scène <span title="Nombre IV écrit en chiffres romains" style="text-transform:uppercase;">IV

Les Mêmes, LA FAISANE.
LA FAISANE, qui vient d’entrer, avec un geste de menace, au Pivert.

Pst ! Rentrez !

Le Pivert rentre précipitamment. Elle écoute Chantecler.
CHANTECLER, dans le liseron, de plus en plus intéressé.

Pst Rentrez !Ah ! tiens ? Qui, tous ?… Oui ?… Non ?… Oh !… Hé !… Ah ?

LE PIVERT, qui a reparu timidement, à part

Qu’il mette une fourmi sur sa langue !

CHANTECLER, dans le liseron.

Qu’il mette une fourmi sur sa langue ! Déjà ?
Le Paon démodé ?

LE PIVERT, essayant de l’avertir par derrière la Faisane.

Le Paon démodé ? Pst !

LA FAISANE, se retournant furieuse.

Le Paon démodé ? Pst ! Vous !

Le Pivert rentre précipitamment en se cognant la tête.
CHANTECLER, dans le liseron.

Le Paon démodé ? Pst ! Vous ! Un vieux Coq ?… J’espère
Que les Poules ?…

Avec des intonations progressivement rassurées.

Que les Poules ?… Ah ! bien !… ah ! bien !… ah ! bien !

Il conclut avec un soulagement évident.

Que les Poules ?… Ah ! bien !… ah ! bien !… ah ! bien ! Un père !

Comme répondant à une question qu’on lui a posée.

Si je chante ?… Oui… mais loin d’ici, près des étangs.

LA FAISANE.

Hein ?

CHANTECLER, avec un peu d’amertume.

Hein ? Les Faisanes d’or n’admettent pas longtemps
Que d’un effort trop dur une gloire s’achète :
Je vais donc travailler à l’aurore en cachette !

LA FAISANE, s’avançant menaçante derrière lui.

Oh !

CHANTECLER, dans le liseron.

Oh ! Dès que le bel œil qui m’enivre…

LA FAISANE, s’arrête.

Oh ! Dès que le bel œil qui m’enivre… Ah !

CHANTECLER.

Oh ! Dès que le bel œil qui m’enivre… Ah ! …se clôt,
Dès qu’elle dort, délicieuse…

LA FAISANE, ravie.

Dès qu’elle dort, délicieuse… Ah !

CHANTECLER.

Dès qu’elle dort, délicieuse… Ah ! Je file !

LA FAISANE, furieuse.

Dès qu’elle dort, délicieuse… Ah ! Je file ! Oh !

CHANTECLER.

Je vais, dans la rosée, au loin, chanter le nombre
De chants qu’il faut ; et quand je sens vaciller l’ombre,
— Oui, quand il ne me reste à frapper qu’un seul chant, —
Je reviens, et sans bruit, vite, me rebranchant,
J’éveille la Faisane en le chantant près d’elle.
Trahi par la rosée ?… Oh ! non,

Il rit.

Trahi par la rosée ?… Oh ! non, car d’un coup d’aile
J’époussette mes pieds tout argentés d’aiguail…

LA FAISANE, derrière lui.

Vous époussetez ?…

CHANTECLER, se retournant.

Vous époussetez ?… Ay !…

Dans le liseron.

Vous époussetez ?… Ay !… Non… rien… je… plus tard !… Ay !

LA FAISANE, violente.

Ainsi, non seulement tu te réintéresses
À la fidélité de les vieilles maîtresses !…

CHANTECLER, évasif.

Oh !

LA FAISANE.

Oh ! Mais encor…

CHANTECLER.

Oh ! Mais encor… Je…

L’ABEILLE DU LISERON.

Oh ! Mais encor… Je… Vrrr !

CHANTECLER, mettant son aile sur le liseron.

Oh ! Mais encor… Je… Vrrr ! Je…

L’ABEILLE DU LISERON, s’obstinant sous l’aile de Chantecler.

Oh ! Mais encor… Je… Vrrr ! Je… Vrrrr !

LA FAISANE.

Oh ! Mais encor… Je… Vrrr ! Je… Vrrrr ! Vous me trompiez
Jusqu’à penser à vous épousseter les pieds !

CHANTECLER.

Mais…

LA FAISANE.

Mais… Ce rustre, tenez, qu’on a pris sur sa meule…
Et l’on ne pourrait pas dans son âme être seule !

CHANTECLER, se redressant.

Quand on habite une âme, il vaut mieux, crois-le bien,
S’y rencontrer avec l’Aurore — qu’avec rien !

LA FAISANE, révoltée.

Non ! c’est le grand amour que l’Aurore m’enlève !

CHANTECLER.

Il n’est de grand amour qu’à l’ombre d’un grand rêve !
Comment ne veux-tu pas qu’il coule plus d’amour
D’un cœur qui par métier doit s’ouvrir chaque jour ?

LA FAISANE, allant et venant rageusement.

Je veux tout balayer de ma plume alezane,
Moi !

CHANTECLER.

Moi ! Qui donc êtes-vous, vous ?

Ils sont maintenant dressés l’un contre l’autre, se bravant du regard.
LA FAISANE.

Moi ! Qui donc êtes-vous, vous ? Je suis la Faisane
Qui du mâle superbe a pris les plumes d’or !

CHANTECLER.

Vous n’en restez pas moins une femelle encor
Pour qui toujours l’idée est la grande adversaire !

LA FAISANE, criant.

Serre moi sur ton cœur, et tais-toi !

CHANTECLER, dans une étreinte brutale.

Serre moi sur ton cœur, et tais-toi ! Je te serre,
Oui, sur mon cœur de Coq !

Et avec un regret infini.

Oui, sur mon cœur de Coq ! Mais c’eût été meilleur
De te serrer contre mon âme d’Éveilleur !

LA FAISANE.

Me tromper pour l’Aurore ! — Eh bien, quoi qu’il t’en coûte,
Trompe-la pour moi !

CHANTECLER.

Trompe-la pour moi ! Moi ! Comment ?

LA FAISANE, frappant le sol du pied, et d’un ton capricieux.

Trompe-la pour moi ! Moi ! Comment ? Je veux…

CHANTECLER, épouvanté.

Trompe-la pour moi ! Moi ! Comment ? Je veux… Écoute…

LA FAISANE.

… Que tu restes un jour sans chanter !

CHANTECLER.

… Que tu restes un jour sans chanter ! Moi !

LA FAISANE.
… Que tu restes un jour sans chanter ! Moi ! Je veux

Que tu restes un jour sans chanter !

CHANTECLER.

Que tu restes un jour sans chanter ! Mais, grands dieux !
Laisser sur la vallée, au loin, l’ombre installée ?…

LA FAISANE, boudeuse.

Oh ! quel mal cela peut-il faire à la vallée ?

CHANTECLER.

Tout ce qui trop longtemps reste dans l’ombre et dort
S’habitue au Mensonge et consent à la Mort !

LA FAISANE.

Reste un jour sans chanter,

D’une voix mauvaise :

Reste un jour sans chanter, ça m’ôtera des doutes !

CHANTECLER, tressaillant.

Je vois ce que tu veux !

LA FAISANE.

Je vois ce que tu veux ! Moi, ce que tu redoutes !

CHANTECLER, vivement.

Je chanterai toujours !

LA FAISANE.

Je chanterai toujours ! Et si tu te trompas ?
Si l’aube vient sans toi ?

CHANTECLER, avec une résolution farouche.

Si l’aube vient sans toi ? Je ne le saurai pas !

LA FAISANE, larmoyant soudain.

Tu peux oublier l’heure, une fois, si je pleure ?

CHANTECLER.

Non !

LA FAISANE.

Non ! Rien ne peut jamais te faire oublier l’heure ?

CHANTECLER.

Rien ! Je sens trop sur moi peser l’obscurité !

LA FAISANE.

Tu sens peser ?… Veux-tu savoir la vérité ?
Tu veux chanter pour l’aube, et c’est pour qu’on t’admire !
Chanteur, va !…

Avec une pitié méprisante.

Chanteur, va !… Mais tes pauvres notes font sourire
La forêt qui connaît les bémols du bouvreuil !

CHANTECLER.

Oui, tu crois maintenant me prendre par l’orgueil,
Mais…

LA FAISANE

Mais… Ton chant ne doit pas réunir les suffrages
De quatre champignons et de trois saxifrages
Quand l’ardent loriot lance aux buissons épais
Son « pirpiriol »…

LE PIVERT, reparaissant.

Son « pirpiriol »… Du grec : « Pur, puros » !

CHANTECLER.

Son « pirpiriol »… Du grec : « Pur, puros » ! Vous, la paix !

Le Pivert disparaît précipitamment.
LA FAISANE, insistant.

Et l’Écho peut sur toi faire quelques réserves
Lorsqu’il entend le grand Rossignol…

CHANTECLER.

Lorsqu’il entend le grand Rossignol… Tu m’énerves !

Il remonte.
LA FAISANE, le suivant.

Tu l’entendis ?

CHANTECLER.

Tu l’entendis ? Jamais.

LA FAISANE.
Tu l’entendis ? Jamais. Ses chants sont si puissants

Que la première fois…

Elle s’arrête, frappée d’une idée.

Que la première fois… Oh !…

CHANTECLER

Que la première fois… Oh !… Quoi ?

LA FAISANE.

Que la première fois… Oh !… Quoi ? Rien.

À part.

Que la première fois… Oh !… Quoi ? Rien. Ah ! tu sens
Peser la nuit !…

CHANTECLER, redescendant.

Peser la nuit !… Quoi ?

LA FAISANE, avec une petite révérence ironique.

Peser la nuit !… Quoi ? Rien.

D’un ton détaché.

Peser la nuit !… Quoi ? Rien. Branchons-nous.

Chantecler remonte pour se brancher. Alors, elle, à part.

Peser la nuit !… Quoi ? Rien. Branchons-nous. Il ignore
Que lorsqu’un rossignol chante en un bois sonore
Et qu’on croit l’écouter cinq minutes chanter,
On a passé la nuit entière à l’écouter,
Trompé comme en un bois de légende allemande !…

CHANTECLER, ne la voyant pas revenir, redescend.

Que dis-tu ?

LA FAISANE, lui riant au bec.

Que dis-tu ? Rien…

UNE VOIX, dehors.

Que dis-tu ? Rien… L’Illustre Coq ?

CHANTECLER, regardant autour de lui.

Que dis-tu ? Rien… L’Illustre Coq ? On me demande ?

LA FAISANE, qui est allée du côté d’où vient la voix.

Là, dans l’herbe…

Et soudain elle recule.

Là, dans l’herbe… Ah ! mon Dieu ! ce sont les…

Avec un haut-le-cœur.

Là, dans l’herbe… Ah ! mon Dieu ! ce sont les… Ce sont les…

Elle se cache d’un bond dans l’arbre creux, en disant :

Reçois-les !



Scène V

CHANTECLER, LA FAISANE cachée dans le creux de l’arbre,
LES CRAPAUDS.
UN GROS CRAPAUD, surgissant de l’herbe.

Reçois-les ! Nous venons…

On aperçoit d’autres crapauds derrière lui.
CHANTECLER.

Reçois-les ! Nous venons… Ventrebleu ! qu’ils sont laids !

LE GROS CRAPAUD, obséquieusement.

… Pour saluer, au nom de la Forêt qui pense,
L’auteur de tant de chants…

Il a mis la main sur son cœur.
CHANTECLER, avec dégoût.

L’auteur de tant de chants… Oh ! sa main sur sa panse !

LE GROS CRAPAUD, faisant un petit saut vers lui.

Neufs !

UN AUTRE CRAPAUD, même jeu.

Neufs ! Clairs !

UN AUTRE CRAPAUD, même jeu.

Neufs ! Clairs ! Brefs !

UN AUTRE CRAPAUD, même jeu.

Neufs ! Clairs ! Brefs ! Vifs !

UN AUTRE CRAPAUD, même jeu.

Neufs ! Clairs ! Brefs ! Vifs ! Grands !

UN AUTRE CRAPAUD, même jeu.

Neufs ! Clairs ! Brefs ! Vifs ! Grands ! Purs !

CHANTECLER.

Neufs ! Clairs ! Brefs ! Vifs ! Grands ! Purs ! Asseyez-vous, Messieurs !

Ils s’asseyent autour d’un grand cèpe comme autour d’une table.
LE GROS CRAPAUD.

Certes, nous sommes laids…

CHANTECLER, poliment.

Certes, nous sommes laids… Vous avez de beaux yeux !

LE GROS CRAPAUD, se soulevant des deux mains sur le cèpe.

Mais, Chevaliers de ce Champignon-Table-Ronde,
Nous fêterons le Parsifal qui lance au monde
Un chant sublime !

DEUXIÈME CRAPAUD.

Un chant sublime ! Et vrai !

LE GROS.

Un chant sublime ! Et vrai ! Céleste !

TROISIÈME CRAPAUD.

Un chant sublime ! Et vrai ! Céleste ! Et terrien !

LE GROS, avec autorité.

Auprès duquel le chant du Rossignol n’est rien !

CHANTECLER, interdit.

Le chant du Rossignol ?

DEUXIÈME CRAPAUD, d’un ton sans réplique.

Le chant du Rossignol ? N’est rien auprès du vôtre !

CHANTECLER, confus.

Messieurs…

LE GROS, avec un petit saut.

Messieurs… Il était temps qu’un autre…

DEUXIÈME CRAPAUD, même jeu.

Messieurs… Il était temps qu’un autre… Un autre…

TROISIÈME CRAPAUD, même jeu.

Messieurs… Il était temps qu’un autre… Un autre… Un autre.

QUATRIÈME CRAPAUD.

Un autre chant étrange…

CINQUIÈME CRAPAUD, vivement, à son voisin.

Un autre chant étrange… Et surtout étranger !…

LE GROS.

Vînt ici tout changer !

CHANTECLER.

Vînt ici tout changer ! Ah ! je vais tout changer ?

TOUS.

Gloire au Coq !

CHANTECLER, de plus en plus surpris.

Gloire au Coq ! La forêt ne m’est pas si sévère !

LE GROS.

Fini, le Rossignol !

CHANTECLER, de plus en plus surpris.

Fini, le Rossignol ! Fini ?

DEUXIÈME CRAPAUD.

Fini, le Rossignol ! Fini ? Son chant s’avère
Insignificatif !

LE GROS.

Insignificatif ! Philomélandreux !

TROISIÈME CRAPAUD.

Insignificatif ! Philomélandreux ! Nul !

QUATRIÈME CRAPAUD, avec mépris.

Vieux brio !

CINQUIÈME CRAPAUD.

Vieux brio ! Et ce nom qu’il prit : Bulbul !

TOUS, pouffant de rire, en sautillant.

Vieux brio ! Et ce nom qu’il prit : Bulbul ! Bul-bul !

LE GROS.

Il fait comme ça :

Parodiant le chant du Rossignol :

Il fait comme ça : « Tio ! Tio ! »

DEUXIÈME CRAPAUD.

Il fait comme ça : « Tio ! Tio ! » Il n’a pour ressource
Qu’un vieux trille d’argent plagié de la source !

Il imite aussi d’une façon grotesque le chant du Rossignol.

« Tio ! »

CHANTECLER.

« Tio ! » Mais…

LE GROS, vivement.
« Tio ! » Mais… Ne défends pas, toi qui rénoves l’Art,

Ce pontife du gargarisme sensiblard !

DEUXIÈME CRAPAUD.

Ce vieux ténor fêtant par une cavatine
Son éternel été de la Saint-Lamartine !

TROISIÈME CRAPAUD.

Ce « Prends-ton-luth » qui file encor l’arioso !

CHANTECLER, indulgent.

Que voulez-vous, si ça l’amuse, cet oiseau !

LE GROS.

… Et fait sévir la vocalise virtuose !

CHANTECLER.

Il est clair qu’à présent nous voulons autre chose !

TROISIÈME CRAPAUD, d’un ton sans réplique.

Ton chant vrai démasqua l’artifice des siens !

TOUS, dans une explosion.

À bas Bulbul !

CHANTECLER, qu’ils ont peu à peu entouré.

À bas Bulbul ! Messieurs et chers Batraciens…
Ma voix lance, il est vrai, des notes naturelles…

LE GROS.

Oui, tu nous fais pousser des ailes !

CHANTECLER, modestement.

Oui, tu nous fais pousser des ailes ! Oh !

TOUS, se trémoussant comme pour s’envoler.

Oui, tu nous fais pousser des ailes ! Oh ! Des ailes !

LE GROS.

Mais en chantant la Vie !

CHANTECLER.

Mais en chantant la Vie ! En effet…

DEUXIÈME CRAPAUD.

Mais en chantant la Vie ! En effet… Oui, mon cher,
La Vie !

CHANTECLER, avec abandon.

Et c’est pourquoi, mon panache est en chair !

TOUS LES CRAPAUDS, applaudissant avec leurs petites mains.

Bravo ! — Très bien !

LE GROS.

Bravo ! — Très bien ! Cette formule est un programme !

DEUXIÈME CRAPAUD.

Puisqu’on est réunis autour d’un cryptogame,
Si l’on offrait au chef…

CHANTECLER, se défendant.

Si l’on offrait au chef… Messieurs !…

DEUXIÈME CRAPAUD.

Si l’on offrait au chef… Messieurs !… …qui nous manquait,
Un banquet ?

TOUS, frappant sur le champignon avec enthousiasme.

Un banquet ? Un banquet !

LA FAISANE, sortant sa tête du creux de l’arbre.

Un banquet ? Un banquet ! Qu’est-ce donc ?

CHANTECLER, tout de même un peu flatté.

Un banquet ? Un banquet ! Qu’est-ce donc ? Un banquet !

LA FAISANE, légèrement ironique.

Vous acceptez ?

CHANTECLER.

Vous acceptez ? Mon Dieu !… les tendances nouvelles…
L’Art… la Forêt qui pense…

Il désigne les Crapauds.

L’Art… la Forêt qui pense… Oui, j’ai donné des ailes…

D’un ton dégagé.

Fini, le Rossignol !… vieux trille… vieux brio !…
Il fait…

Aux Crapauds.

Il fait… Comment fait-il ?

TOUS LES CRAPAUDS, grotesquement.

Il fait… Comment fait-il ? « Tio ! Tio ! »

CHANTECLER, à la Faisane, avec une indulgente pitié.
Il fait… Comment fait-il ? « Tio ! Tio ! » Il fait : « Tio ! Tio ! »

Et je crois que je peux accepter sans scrupules…

UNE VOIX, dans l’arbre, au-dessus de lui, fait éclater une longue note émouvante et limpide.

Tio !

Silence.
CHANTECLER, a tressailli, et levant la tête :

Tio ! Qu’est-ce ?

LE GROS CRAPAUD, vivement et gêné.

Tio ! Qu’est-ce ? Rien ! C’est lui !

LA VOIX, lentement et merveilleusement, avec le soupir d’une âme
entre chaque note.

Tio ! Qu’est-ce ? Rien ! C’est lui ! Tio ! Tio ! Tio !… Tio !

CHANTECLER, se tournant vers les Crapauds.

Tio ! Qu’est-ce ? Rien ! C’est lui ! Tio ! Tio ! Tio !… Tio ! Crapules !

LES CRAPAUDS, reculant.

Hein ?



Scène VI

Les Mêmes, LE ROSSIGNOL, invisible, et, peu à peu,
TOUTES LES BÊTES DE LA FORÊT.
LE ROSSIGNOL, dans l’arbre, de sa voix haletante.

Hein ? Je sens, tout petit, perdu dans l’arbre noir,
Que je vais devenir l’immense cœur du soir !

CHANTECLER, marchant vers les Crapauds.

Vous osez…

LES CRAPAUDS, reculant.

Vous osez… Mais…

LE ROSSIGNOL.

Vous osez… Mais… … La lune enchante la ravine !

CHANTECLER.

… Comparer mon chant rude à cette voix divine ?
Crapules de Crapauds ! — Et je ne voyais pas
Qu’on lui faisait ici ce qu’on m’a fait là bas !

LE GROS CRAPAUD, se gonflant soudain.

Eh bien, oui !…

LE ROSSIGNOL.

Eh bien, oui !… Les vapeurs tremblent comme des tulles…

LE GROS CRAPAUD, glorieusement.

Nous sommes les Crapauds chamarrés de pustules !

Et tous, maintenant, se dressent, gonflés, entre l’arbre et Chantecler.
CHANTECLER.

Je n’ai pas vu, moi qui n’ai jamais envié,
La table vénéneuse où j’étais convié !

LE ROSSIGNOL.

Qu’importe ! Tôt ou tard, toi le fort, moi le tendre,
Nous devions, par-dessus les Crapauds, nous entendre !

CHANTECLER, religieusement.

Chante !…

UN CRAPAUD, qui s’est traîné en hâte au pied de l’arbre
où le Rossignol chante.

Chante !… Engluons l’écorce avec nos petits bras,
Et bavons sur le pied de l’arbre !

Ils rampent tous vers l’arbre.
CHANTECLER, essayant d’arrêter l’un d’eux qui lourdement se hâte.

Et bavons sur le pied de l’arbre ! N’as-tu pas
Toi-même, pour chanter, Crapaud, une voix pure ?

LE CRAPAUD, avec l’accent de la plus sincère souffrance.

Oui… mais quand j’en entends une autre, je suppure !

Et il rejoint ses frères.
LE GROS CRAPAUD, comme mâchonnant une écume.
Il nous vient sous la langue on ne sait quels savons,

Et…

À son voisin.

Et… Tu baves ?

L’AUTRE.

Et… Tu baves ? Je bave !

UN AUTRE.

Et… Tu baves ? Je bave ! Il bave…

TOUS.

Et… Tu baves ? Je bave ! Il bave… Nous bavons !

UN CRAPAUD, passant tendrement son bras autour du cou
d’un retardataire.

Viens baver !

CHANTECLER, au Rossignol.

Viens baver ! Mais ils vont gêner ton chant suave ?

LE ROSSIGNOL, fièrement.

Non ! Je prends leur refrain dans ma chanson, et…

LE GROS CRAPAUD, caressant la tête d’un petit.

Non ! Je prends leur refrain dans ma chanson, et… Bave !

LES CRAPAUDS, tous ensemble, au pied de l’arbre,
qu’ils entourent d’un cercle grouillant.

C’est nous qui sommes les Crapauds !


LE ROSSIGNOL.

… Et j’en fais une Villanelle !


LES CRAPAUDS.

Nous crevons dans nos vieilles peaux !


LE ROSSIGNOL.

Et moi, je chante sans repos,
Tout en laissant pendre mon aile !


LES CRAPAUDS.

C’est nous qui sommes les Crapauds !

Et la Villanelle continue, formée par les voix alternées, dont l’une fait la chanson, toujours plus haute et plus enivrée, et les autres le refrain, toujours plus envieux et plus bas.
LE ROSSIGNOL et LES CRAPAUDS, alternant.

Je chante ! Car les ciels trop beaux,
Le soir qui tient, dans la venelle…
— Nous crevons dans nos vieilles peaux ! —

… De trop voluptueux propos ;
L’air qui sent trop la pimprenelle…
— C’est nous qui sommes les Crapauds ! —

L’amour trop sûr de ses appeaux,
Forcent mon âme trop charnelle…
— Nous crevons dans nos vieilles peaux ! —

…À livrer les secrets dépôts
Qu’un dieu terrible a mis en elle !
— C’est nous qui sommes les Crapauds ! —

J’ai dans mon cœur tous les sanglots,
Tous les pays dans ma prunelle…
— Nous crevons dans nos vieilles peaux ! —

Je vis, je meurs à tout propos :
Je suis la Chanson Éternelle !
— C’est nous qui sommes les Crapauds ! —

CHANTECLER, entraîné dans le rythme.

Ah ! je n’ai, près de ces pipeaux,
Qu’une voix de Polichinelle !
Chante… Ils reculent !

LES CRAPAUDS, qui reculent en effet, dispersés par le chant vainqueur.

Chante… Ils reculent ! …vieilles peaux !

CHANTECLER.

Ils iront bouillir dans des pots
De sorcière criminelle,
Car ils ne sont que des…

LES CRAPAUDS, déjà sous les buissons.

Car ils ne sont que des… …crapauds !

CHANTECLER.

Mais toi ! les Bêtes, en troupeaux,
Viennent boire à ta villanelle :
Tout s’approche !… On voit…

LA VOIX DES CRAPAUDS, se perdant dans les herbes.

Tout s’approche !… On voit…eilles peaux !

CHANTECLER.

… Venir, sur le bout des sabots,
Une biche un peu solennelle
Qu’un loup suit à pas de loup…

LES CRAPAUDS, tout à fait disparus.

Qu’un loup suit à pas de loup… pauds !

CHANTECLER.

L’Écureuil descend des coupeaux !
La Forêt devient fraternelle !
L’Écho seul répète encor…

VAGUE NOTE, très loin.

L’Écho seul répète encor…peaux !

CHANTECLER.

Il n’existe plus de crapauds !

Le chant règne. Il n’est plus, depuis un moment, qu’une romance sans paroles, une suite de notes éperdues.

Les vers luisants ont allumé leur petit ventre ;
Toute la bonté sort, toute la haine rentre ;
Ceux qui seront mangés viennent s’asseoir en rond
Sur l’herbe où sont assis ceux qui les mangeront ;
L’Étoile, tout à coup, semble moins éloignée,
Et, désertant son hexagone, l’Araignée
Monte vers ta chanson en avalant son fil !

TOUT LE BOIS, dans un long gémissement d’extase.

Oh !…

Et le bois est comme enchanté, le clair de lune plus ému ; les tendres feux verts des lampyres clignotent dans la mousse ; et de tous les côtés, entre les fûts des arbres, glissent des ombres de bêtes charmées : des museaux pointent, des yeux luisent… Et le Pivert est à sa fenêtre d’écorce, balançant rêveusement le bec : et tous les lapins, les oreilles dressées, sont sur leur seuil d’argile.
CHANTECLER.

Oh !… Quand il chante ainsi sans parler, que dit-il,
Écureuil ?

L’ÉCUREUIL, d’une cime.

Écureuil ? Les élans !

CHANTECLER.

Écureuil ? Les élans ! Toi, Lièvre ?

LE LIÈVRE, dans un taillis.

Écureuil ? Les élans ! Toi, Lièvre ? Les alarmes !

CHANTECLER.

Toi, Lapin ?

UN DES LAPINS.

Toi, Lapin ? La rosée !

CHANTECLER.

Toi, Lapin ? La rosée ! Et toi, Biche ?

LA BICHE, au fond du bois.

Toi, Lapin ? La rosée ! Et toi, Biche ? Les larmes !

CHANTECLER.

Loup ?

LE LOUP, dans un doux hurlement lointain.

Loup ? La lune !

CHANTECLER.

Loup ? La lune ! Et toi, l’Arbre à la blessure d’or,
Pin chanteur ?

LE PIN, dont une branche bat vaguement la mesure.

Pin chanteur ? Il me dit que ma résine encor
Ira sur les archets chanter en colophane !

CHANTECLER.

Et toi, que te dit-il, Pivert ?

LE PIVERT, en extase.

Et toi, que te dit-il, Pivert ? Qu’Aristophane…

CHANTECLER, l’interrompant vivement.

Je sais ! — Toi, l’Araignée ?

L’ARAIGNÉE, se berçant au bout de son fil.

Je sais ! — Toi, l’Araignée ? Il dit la goutte d’eau
Oui brille sur ma toile ainsi qu’un beau cadeau !

CHANTECLER.

Et toi, la Goutte d’Eau qui brilles sur sa toile ?

UNE PETITE VOIX, venant de la toile.

Le ver luisant !

CHANTECLER.

Le ver luisant ! Et toi, le Ver Luisant ?

UNE PETITE VOIX, dans l’herbe.

Le ver luisant ! Et toi, le Ver Luisant ? L’Étoile !

CHANTECLER.

Et vous, s’il m’est permis de vous interroger,
De quoi vous parle-t-il. Étoile ?

UNE VOIX, dans le ciel.

De quoi vous parle-t-il. Étoile ? Du Berger !

CHANTECLER.

Ah ! quelle est cette source…

LA FAISANE, qui guette l’horizon, entre les arbres.

Ah ! quelle est cette source… Et la nuit est moins noire !

CHANTECLER.

…Où chacun trouve l’eau qu’il a besoin de boire ?

Écoutant avec plus d’attention.

Il me parle du jour que mon chant fait briller !

LA FAISANE, à part.

Et t’en parle si bien que tu vas l’oublier !

CHANTECLER, apercevant un oiseau qui, sorti peu à peu d’un fourré,
écoute avec béatitude.

Et comment traduis-tu son poème, Bécasse ?

LA BÉCASSE.

Je ne sais pas. Mais c’est ravissant !

LA FAISANE, qui, elle, n’oublie pas de surveiller le ciel
entre les branches, — à part.

Je ne sais pas. Mais c’est ravissant ! La nuit passe !

CHANTECLER, au Rossignol, d’une voix découragée.

Chanter !… Mais connaissant ton cristal sans défaut,
Vais-je me contenter de mon cuivre ?

LE ROSSIGNOL.

Vais-je me contenter de mon cuivre ? Il le faut !

CHANTECLER.

Vais-je pouvoir chanter ? Mon chant va me paraître,
Hélas ! trop rouge et trop brutal !

LE ROSSIGNOL.

Hélas ! trop rouge et trop brutal ! Le mien, peut être,
M’a semblé quelquefois trop facile et trop bleu !

CHANTECLER.

Oh ! comment daignes-tu me faire cet aveu ?

LE ROSSIGNOL.

Tu t’es battu pour une amie à moi, la Rose !
Sache donc cette triste et rassurante chose
Que nul, Coq du matin ou Rossignol du soir,
N’a tout à fait le chant qu’il rêverait d’avoir !

CHANTECLER, avec un désir passionné

Oh ! être un son qui berce !

LE ROSSIGNOL.

Oh ! être un son qui berce ! Être un devoir qui sonne !

CHANTECLER.

Je ne fais pas pleurer !

LE ROSSIGNOL.

Je ne fais pas pleurer ! Je n’éveille personne !

Mais après ce regret, il reprend, d’une voix toujours plus haute et plus lyrique :

Qu’importe ! Il faut chanter ! chanter même en sachant
Qu’il existe des chants qu’on préfère à son chant !
Chanter jusqu’à ce que…

Une détonation. Un éclair dans le hallier. Court silence. Puis, unpetit corps roussâtre tombe aux pieds de Chantecler.
CHANTECLER, se penche, regarde ;
Chanter jusqu’à ce que… Le Rossignol !… Les brutes !
Et sans voir le tremblement pâle qui commence à saisir l’air, il s’écrie, dans un sanglot :

Tué ! quand il n’avait chanté que cinq minutes !

Une ou deux plumes voltigent lentement.
LA FAISANE.

Là… ses plumes…

CHANTECLER, pendant que le corps a un dernier soubresaut.

Là… ses plumes… Meurs donc, petit André Chénier !

Bruit de feuilles froissées ; et, d’un buisson, émerge la grosse tête ébouriffée de Patou.



Scène VII

Les Mêmes, PATOU, qui sortira un moment.
CHANTECLER, à Patou.

Toi !…

Avec un reproche.

Toi !… Tu viens le chercher ?

PATOU, honteux.

Toi !… Tu viens le chercher ? Pardon… Ce braconnier
M’oblige…

CHANTECLER, qui s’était jeté devant le corps pour le protéger, le démasque.

M’oblige… Un rossignol !

PATOU, baissant la tête.

M’oblige… Un rossignol ! Oui. La race méchante
Aime lancer du plomb dans un arbre qui chante !

CHANTECLER.

Vois… L’insecte creuseur de tombe est arrivé…

PATOU, reculant doucement.

Je ferai comme si je n’avais rien trouvé !

LA FAISANE, guettant toujours l’aube.

Il n’a pas vu la nuit s’enfuir…

CHANTECLER, penché vers les herbes qui commencent à remuer
autour du petit corps.

Il n’a pas vu la nuit s’enfuir… Coléoptère,
Où le corps a frappé viens vite ouvrir la terre !
— Les Nécrophores noirs sont les seuls fossoyeurs
Qui savent ne jamais vous emporter ailleurs,
Pensant que la moins triste et plus pieuse tombe
C’est la terre qui s’ouvre à la place où l’on tombe !

Aux Insectes funèbres, tandis que le Rossignol commence doucement à s’enfoncer.

Creusez !

LA FAISANE, à part, regardant l’horizon.

Creusez ! Là-bas…

CHANTECLER.

Creusez ! Là-bas… En vérité, je vous le dis,
Bulbul verra ce soir l’Oiseau du Paradis !

LA FAISANE, à part.

Le fond blanchit…

Coup de si filet au loin
PATOU, à Chantecler.

Le fond blanchit… Je vais revenir. On m’appelle.

Il disparaît.
LA FAISANE, qui regarde tantôt l’horizon, tantôt le Coq,
avec inquiétude.

Ah ! comment lui cacher ?…

Elle s’avance tendrement vers Chantecler, l’aile ouverte, pour lui cacher le côté qui s’éclaire un peu, et profitant de sa douleur :

Ah ! comment lui cacher ?… Viens pleurer sous mon aile !

Il met, avec un sanglot, sa tête sous l’aile consolatrice… qui se rabat vivement sur lui. Et la Faisane le berce en murmurant

Tu vois bien que mon aile est douce… tu vois bien…

CHANTECLER, d’une voix étouffée.

Oui…

LA FAISANE, le berçant toujours et regardant de temps en temps
derrière elle, d’un rapide mouvement de tête, où en est la lumière.

Oui… …Qu’une aile est un cœur déployé…

À part.

Oui… …Qu’une aile est un cœur déployé… L’Aube vient !

À Chantecler.

Tu vois bien…

À part.

Tu vois bien… L’air pâlit.

À Chantecler.

Tu vois bien… L’air pâlit. …Qu’elle est…

À part.

Tu vois bien… L’air pâlit. …Qu’elle est… Tout l’arbre est rose !

À Chantecler.

… Un bouclier qui berce, un manteau qui repose,
Un baiser qui finit par devenir un toit…
Tu vois bien…

Elle bondit en arrière, et écartant brusquement ses ailes :

Tu vois bien… que le jour peut se lever sans toi !

CHANTECLER, avec le plus grand cri de douleur
que puisse pousser un être.

Ah !

LA FAISANE, continuant implacablement.

Ah ! …que les mousses vont bientôt être écarlates !

CHANTECLER, courant aux mousses.

Ah ! non, non ! attendez ! pas sans moi !…

Les mousses s’empourprent.

Ah ! non, non ! attendez ! pas sans moi !… Les ingrates !

LA FAISANE.

L’horizon…

CHANTECLER, suppliant, à l’horizon.

L’horizon… Non !…

LA FAISANE.

L’horizon… Non !… …Se dore !

Tout le fond se dore en effet.
CHANTECLER, chancelant.

L’horizon… Non !… …Se dore ! Ah ! quelle trahison !

LA FAISANE.

On est tout pour un cœur, rien pour un horizon !

CHANTECLER, défaillant.

Ah ! c’est vrai…

PATOU, qui rentre, joyeux et cordial.

Ah ! c’est vrai… Me voilà, c’est moi, je viens te dire
Qu’ils veulent tous ravoir, dans la ferme en délire,
Le Coq qui fait le jour du haut de son talus.

CHANTECLER.

Ils le croient maintenant que je ne le crois plus !

PATOU, s’arrêtant, saisi.

Comment ?

LA FAISANE, se serrant âprement contre Chantecler.

Comment ? Tu vois qu’un cœur qui contre vous se serre
Vaut mieux qu’un ciel auquel on n’est pas nécessaire !

CHANTECLER.

Oui !…

LA FAISANE.

Oui !… Que l’ombre, après tout, vaut bien le jour lorsqu’au
Fond de l’ombre on est deux !

CHANTECLER, égaré.

Fond de l’ombre on est deux ! Oui… oui…

Mais, tout d’un coup, il s’écarte d’elle, se redresse et d’une voix éclatante :

Fond de l’ombre on est deux ! Oui… oui… Cocorico !

LA FAISANE, interdite.

Pourquoi chantes-tu donc !

CHANTECLER.

Pourquoi chantes-tu donc ! Pour m’avertir moi-même,
Puisque j’ai par trois fois renié ce que j’aime !

LA FAISANE.

Et quoi donc ?

CHANTECLER.

Et quoi donc ? Mon métier !

À Patou.
Et quoi donc ? Mon métier ! Reprenons le sentier !

Allons-nous en !

LA FAISANE.

Allons-nous en ! Que vas-tu faire ?

CHANTECLER.

Allons-nous en ! Que vas-tu faire ? Mon métier !

LA FAISANE, avec fureur.

Quelle nuit reste-t-il à vaincre ?

CHANTECLER.

Quelle nuit reste-t-il à vaincre ? La paupière !

LA FAISANE, lui montrant la pourpre grandissante de l’Aurore.

Soit ! tu réveilleras les dormeurs…

CHANTECLER.

Soit ! tu réveilleras les dormeurs… Et Saint Pierre !

LA FAISANE.

Mais tu vois que le jour s’est levé sans ta voix !

CHANTECLER.

Mon destin est plus sûr que le jour que je vois !

LA FAISANE, désignant le corps du Rossignol, déjà à moitié disparu
dans la terre.

Pas plus que ce chanteur ta Foi ne peut renaître !

UNE VOIX, dans l’arbre, au-dessus de leurs têtes, fait tout à coup
éclater la note émouvante et limpide.

Tio ! Tio !

LA FAISANE, frappée de stupeur.

Tio ! Tio ! Un autre chante ?

PATOU, les oreilles frémissantes.

Tio ! Tio ! Un autre chante ? Et mieux encor peut-être !

LA FAISANE, regardant avec effroi dans le feuillage,
puis dans la petite tombe qui se creuse.

Un autre chante quand celui-ci disparaît ?

LA VOIX.

Il faut un rossignol, toujours, dans la forêt !

CHANTECLER, avec exaltation.

Et, dans l’âme, une foi si bien habituée
Qu’elle y revienne encore après qu’on l’a tuée !

LA FAISANE.

Mais si le soleil monte ?

CHANTECLER.

Mais si le soleil monte ? Eh bien, c’est que dans l’air
Il avait dû rester de ma chanson d’hier !

À ce moment, des vols mous et gris passent à travers les arbres
LES Hiboux, ululant de joie.

Il s’est tu !

PATOU, qui a levé la tête et les suit des yeux.

Il s’est tu ! Les Hiboux, fuyant la clarté neuve,
Sont rentrés dans le bois !

LES HIBOUX, regagnant leurs trous dans les vieux arbres.

Sont rentrés dans le bois ! Il s’est tu !

CHANTECLER, toute sa force retrouvée.

Sont rentrés dans le bois ! Il s’est tu ! Et la preuve
Que je servais à la clarté quand je chantais,
C’est que tous les Hiboux sont gais quand je me tais !

Et marchant vers la Faisane, avec une sorte de défi.

Je fais venir l’Aurore !… et je fais plus !

LA FAISANE, suffoquée.

Je fais venir l’Aurore !… et je fais plus ! Vous faites ?…

CHANTECLER.

Car, dans les matins gris où tant de pauvres bêtes,
S’éveillant sans y voir, n’osent croire au réveil,
Le cuivre de mon chant remplace le soleil !

Et il remonte en disant :

Allons chanter !

LA FAISANE.

Allons chanter ! Comment reprend-on du courage
Quand on douta de l’œuvre ?

CHANTECLER.

Quand on douta de l’œuvre ? On se met à l’ouvrage !

LA FAISANE, avec une colère obstinée.

Mais si tu ne fais pas se lever le matin ?

CHANTECLER.
C’est que je suis le Coq d’un soleil plus lointain !

Mes cris font à la Nuit qu’ils percent sous ses voiles
Ces blessures de jour qu’on prend pour des étoiles !
Moi, je ne verrai pas luire sur les clochers
Le ciel définitif fait d’astres rapprochés ;
Mais si je chante, exact, sonore, et si, sonore,
Exact, bien après moi, pendant longtemps encore,
Chaque ferme a son Coq qui chante dans sa cour,
Je crois qu’il n’y aura plus de nuit !

LA FAISANE.

Je crois qu’il n’y aura plus de nuit ! Quand ?

CHANTECLER.

Je crois qu’il n’y aura plus de nuit ! Quand ? Un Jour !

LA FAISANE.

Va-t’en donc oublier notre forêt !

CHANTECLER.

Va-t’en donc oublier notre forêt ! Non certe,
Je n’oublierai jamais la noble forêt verte
Où j’appris que celui qui voit son rêve mort
Doit mourir tout de suite ou se dresser plus fort !

LA FAISANE, d’une voix qui veut être insultante

Rentre à ton poulailler, le soir, par des échelles !

CHANTECLER.

Les oiseaux m’ont appris qu’on monte avec ses ailes !

LA FAISANE.

Va voir ta vieille Poule au fond de son panier !

CHANTECLER.

Ah ! forêt des Crapauds, forêt du Braconnier,
Forêt du Rossignol, forêt de la Faisane,
Quand elle me verra, ma vieille paysanne,
Revenir de ton ombre où l’on souffre en aimant,
Que dira-t-elle ?

PATOU, imitant la vieille voix attendrie.

Que dira-t-elle ? « Il a grandi »…

CHANTECLER, avec force.

Que dira-t-elle ? « Il a grandi »… Certainement !

Il va pour sortir.
LA FAISANE.

Il part !… Pour les garder quand ils sont infidèles,
Des bras ! des bras ! des bras ! — Nous n’avons que des ailes !

CHANTECLER, s’arrête, et la regarde, troublé.

Elle pleure ?

PATOU, vivement.

Elle pleure ? Va t’en !

CHANTECLER, à Patou.

Elle pleure ? Va t’en ! Reste un peu !

PATOU.

Elle pleure ? Va t’en ! Reste un peu ! Je veux bien !
Rien ne sait regarder pleurer comme un vieux chien !

LA FAISANE, criant, à Chantecler, avec un bond vers lui.

Emmène-moi !

CHANTECLER, se retourne, et d’une voix inflexible.

Emmène-moi ! Veux tu passer après l’Aurore ?

LA FAISANE, dans un recul sauvage.

Jamais !

CHANTECLER.

Jamais ! Alors, adieu !

LA FAISANE.

Jamais ! Alors, adieu ! Je te hais !

CHANTECLER, qui déjà s’éloigne à travers les broussailles

Jamais ! Alors, adieu ! Je te hais ! Je t’adore !
Mais je servirais mal l’œuvre qui me reprend
Près de quelqu’un pour qui quelque chose est plus grand !

Il disparait.



Scène VIII

LA FAISANE, PATOU, puis LE PIVERT, LES LAPINS,
et toutes les voix de la forêt qui s’éveille.
PATOU, à la Faisane.

Pleurez !

L’ARAIGNÉE, dans sa toile, qui tamise maintenant l’or
d’un rais de soleil.

Pleurez ! Matin, chagrin !

LA FAISANE, furieuse, et cassant la toile d’un coup d’aile.

Pleurez ! Matin, chagrin ! Tais-toi, sale Araignée !
— Ah ! puisse-t-il mourir pour m’avoir dédaignée !

LE PIVERT, qui, de sa fenêtre, suit le départ de Chantecler,
tout d’un coup, avec effroi.

Le Braconnier l’a vu !

LES HIBOUX, dans les arbres.

Le Braconnier l’a vu ! Le Coq est en danger !

UN JEUNE LAPIN, qui se dresse pour voir ce que fait le Braconnier.

Il casse son fusil en deux !

UN VIEUX LAPIN.

Il casse son fusil en deux ! Pour le charger !

PATOU, terrifié.

Va-t-il, cet assassin aux guêtres de basane,
Tirer sur un Coq ?

LA FAISANE, ouvrant ses ailes pour se lever.

Tirer sur un Coq ? Non, s’il voit une Faisane !

PATOU, se jetant devant elle.

Qu’allez-vous faire ?

LA FAISANE.

Qu’allez-vous faire ? Mon métier !

Elle s’envole vers le danger.
LE PIVERT, voyant que dans son élan elle va toucher en passant
le ressort du piège oublié.

Qu’allez-vous faire ? Mon métier ! Gare au filet !

Trop tard. Le réseau s’abat.
LA FAISANE, avec un cri de désespoir.

Ah !

PATOU.

Ah ! Elle est prise !

LA FAISANE, se débattant dans les mailles.

Ah ! Elle est prise ! Il est perdu !

PATOU, affolé.

Ah ! Elle est prise ! Il est perdu ! Elle est… Il est…

Tous les lapins ont sorti la tête pour voir ce qui se passe.
LA FAISANE, criant une ardente prière.

Aube, protège-le !

LES HIBOUX, sautant de joie sur leurs branches

Aube, protège-le ! Le canon luit ! luit !…

LA FAISANE.

Aube, protège-le ! Le canon luit ! luit !… Touche
De ton aile mouillée, Aurore, la cartouche !
Fais le pied du chasseur sur l’herbe dévier !
C’est ton Coq ! Il a chassé l’ombre et l’épervier !
Il va mourir ! — Toi, Rossignol, dis quelque chose !

LE ROSSIGNOL, dans un sanglot suppliant.

Il s’est battu pour une amie à moi, la Rose !

LA FAISANE, solennellement.

Qu’il vive ! Et je vivrai dans la cour, près du soc !
Et j’admettrai, Soleil ! abdiquant pour ce Coq
Tout ce dont mon orgueil le tourmente et l’encombre,
Que tu marquas ma place on dessinant son ombre !

Le jour grandit. Murmures de tous les côtés.
PIVERT, chantant.

L’air est bleu !

UN CORBEAU, passe en croassant.

L’air est bleu ! Le jour croît !

LA FAISANE.

L’air est bleu ! Le jour croît ! Tout s’éveille à l’entour…

TOUS LES OISEAUX, se réveillant dans la feuillée.

Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour ! Bonjour !

LA FAISANE.

Tout chante…

UN GEAI, passant comme un éclair bleu.

Tout chante… Ha ! Ha !

LE PIVERT, hochant la tête.

Tout chante… Ha ! Ha ! Ce Geai rit d’un rire homérique !

LA FAISANE, criant au milieu de toutes les rumeurs matinales

Qu’il vive !

LE GEAI, repassant.

Qu’il vive ! Ha ! Ha !

UN COUCOU, au loin.

Qu’il vive ! Ha ! Ha ! Coucou !

LA FAISANE.

Qu’il vive ! Ha ! Ha ! Coucou ! Moi, j’abdique !

PATOU, levant les yeux au ciel.

Qu’il vive ! Ha ! Ha ! Coucou ! Moi, j’abdique ! Elle abdique !

LA FAISANE.

Lumière à qui j’osai le disputer, pardon !
Éblouis l’œil cruel qui cherche le guidon !
Et que ce soit, Rayons du matin, la victoire
De votre poudre d’or…

Une détonation. Elle pousse un cri bref.

De votre poudre d’or… Ah !

Puis achève d’une voix éteinte :

De votre poudre d’or… Ah ! …sur leur poudre noire !

Silence.
LA VOIX DE CHANTECLER, très éloignée.

Cocorico !

CRI DE TOUS.

Cocorico ! Sauvé !

LES LAPINS, jaillissant gaiement de leurs terriers.

Cocorico ! Sauvé ! Culbutons sur le thym !

UNE VOIX, fraîche et grave, dans les arbres.

Dieu des oiseaux !…

LES LAPINS,
cessant leurs culbutes, et brusquement immobiles et recueillis.

Dieu des oiseaux !… C’est la prière du matin !

LE PIVERT, criant à la Faisane.

On vient pour le filet !…

LA FAISANE, ferme les jeux, et résignée :

On vient pour le filet !… Soit !

LA VOIX, dans les arbres.

On vient pour le filet !… Soit ! Dieu par qui nous sommes…

PATOU.

Chut ! Baissez le rideau, vite ! Voilà les hommes !

Il sort. Tous les animaux se cachent. La Faisane reste seule. Et, dans le filet, les ailes ouvertes, la gorge haletante, écrasée par terre, sentant le géant qui approche, elle attend.

Le rideau tombe.