Chants de l’Atlantique suivis de Le ciel des Antilles/02/01

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I

À UN STEAMER


Beau vapeur qui partez pour la mer des Antilles,
Les plus beaux des pays vont se montrer à vous ;
Et vos clairs pavillons, aux îles des vanilles,
Claqueront dans l’odeur des fruits et des vesous.

Vous verrez Trinidad, grand grenier de l’épice,
Et Tabago qui fut l’île de Robinson ;
Vous verrez Fort-de-France et son Impératrice
Et la Barbade et l’île où débarqua Nelson.

Vous verrez des couchants de lave et de topaze
Et mille arbres géants aimés des colibris.
Vous verrez des levers de lune pleins d’extase
Et des îlets sans nom broutent les cabris.


La Dominique où sont les plus beaux paysages
Vous la verrez aussi par un soir calme et clair.
Ses palmiers vous feront de beaux saluts dans l’air
Et ses oiseaux se poseront sur vos cordages.

Là vous délivrerez au facteur des Roseaux
Ces lettres où j’ai mis le meilleur de moi-même.
Puis vous repartirez sous le vol des oiseaux,
Et mes lettres rendront joyeux tous ceux que j’aime.


I

LES ANTILLES AVANT COLOMB


Alors les perroquets voyageaient d’île en île
Et des vols de ramiers se croisaient sur la mer.
L’agouti bondissant frôlait le lézard vert
Sur la plage où luisait l’œil glauque du reptile.

L’arc-en-ciel des poissons dans une onde mobile
Jetait des feux vivants au bord du récif clair.
Parfois une tortue immense, ivre d’air,
Sommeillait à fleur d’eau sur le courant docile.

Amoureux de leurs fleurs et de leurs beaux oiseaux
L’Atlantique baignait des chansons de ses eaux
Les sites merveilleux pleins de splendeur sauvage.

Le vent du Sud chantait dans les arbres rieurs,
Et parfois le couchant empourprait le sillage
De la pirogue en feu des rouges pagayeurs.


II

LE CARAÏBE


Je sais l’art de lancer les flèches meurtrières
Et mon père a vaincu les Arowacks jadis.
Des Îles je connais tous les verts paradis.
De mes longs sifflements, je charme les vipères.

Teint de rocou, bercé par les lames légères,
Pendant tout ce long jour de feu je m’étendis
Dans mon hamac hanté des moustiques maudits,
Mais voici le grand soir et l’heure des prières.

« Ô lune, permettez qu’encor je sois vainqueur,
Que je boucane enfin et les os et le cœur
Du Caraïbe noir, mon ennemi terrible.

Un soir je monterai vers le site enchanté
Et pour moi, beau guerrier d’une race invincible,
Tout sera rêve, amour, lumière et volupté. »


III

LA DÉCOUVERTE


Or Cristobal Colon, prince des Caravelles,
Ayant dit à l’Espagne un solennel adieu,
Traversait les déserts de l’Atlantique bleu
Que d’immenses oiseaux effleuraient de leurs ailes.

Les matelots songeaient aux Bermudes si belles,
Quand le Conquistador ayant invoqué Dieu,
Leur montra les profils des îles immortelles
Apparus tout à coup, sur le couchant de feu.

De la brume des mers surgissaient les Antilles !
Et les marins rêvant de leurs sauvages filles,
Chantèrent vers le ciel un hymne au Tout-Puissant ;

Tandis qu’un Caraïbe, au bord des promontoires,
Regardait sur les flots soudain couleur de sang,
Les yeux ivres d’horreur, les grandes voiles noires !


IV

L’ESCLAVAGE


Pour travailler le sol conquis, venaient d’Afrique
Parqués sur les ponts noirs des négriers affreux,
Des esclaves captés par le chef tyrannique,
Dans la brousse insondable, au bord des fleuves bleus.

À la place Bertin, en ces jours malheureux,
Se tenait un marché sombre de chair humaine ;
Et les colons venus du morne ou de la plaine,
Achetaient à vil prix le bétail douloureux.

Quelquefois un vieil air plaintif, plein de tristesse,
S’élevait du cœur lourd d’une jeune négresse,
Et les nègres pleuraient le rivage perdu.

Au soleil du pays ils revoyaient leurs terres
Et songeaient, tout à coup, qu’ils avaient entendu
Pour la dernière fois, les plaintes de leurs mères.


V

LE PÈRE LABAT


Qui veut savoir comment se mangent la grenouille,
Le ramier caraïbe et l’étoile de mer,
Doit de ce bon vivant lire l’ouvrage clair :
Mine d’or où chacun pourra faire sa fouille.

Jamais le morne oubli ne prendra dans sa rouille
Ce vaste livre écrit sous le tropique vert ;
Celui qui l’acheva d’une plume de fer,
Vit le jour à Paris, au chant de la gargouille,

Les Antilles pour lui n’eurent aucun secret.
Combattant l’ennemi, défrichant la forêt,
Il sut l’art de changer en rhum le jus des cannes.

Ce « Père Blanc » vivait en ces jours très lointains
Où l’aurore entendait les échos des savanes
Répercuter les cris joyeux des diablotins[1].


VI

AUX DIABLOTINS


Qu’êtes-vous devenus, oiseaux mystérieux,
Qui quittiez la montagne au soir, et dont les ailes
Dansaient toute la nuit sur les vagues rebelles
Jusqu’à l’heure où l’aurore empourpre les flots bleus ?

Qu’êtes-vous devenus, ô diablotins fameux ?
Les manicous[2] ont-ils dévoré vos femelles ?
Ne viendrez-vous jamais semer des étincelles
Sur la mer que la lune illumine de feux ?

Le plus haut de nos pics[3] garde votre mémoire
Et près des étangs chers à la poule d’eau noire
On voit encor aux flancs des montagnes, vos trous.
Vous avez, je le crois, découvert d’autres îles
Que l’homme ignore encor, où les soirs sont plus doux,
Où seul le chant des eaux trouble les bois tranquilles.


VII

LE VIEIL ESCLAVE


Je fus pris sur les bords houleux du Sénégal
Où la brousse a bercé ma lumineuse enfance.
Parmi cent négrillons, aux yeux pleins de souffrance,
Je me vis emporté loin du pays natal.

Quand émergea des flots, sous l’azur tropical,
La verte Martinique où règne l’opulence,
Je sentis dans mon cœur renaître l’espérance,
Mon vieux maître ne fut ni cruel ni brutal.

J’ai planté le maïs, les caféiers, les cannes
Et mené les troupeaux vers la paix des savanes ;
Le soir, je chante au pied des filaos plaintifs.

J’ai couvert d’une peau de bouc une barrique ;
Et mon tam-tam rappelle à nos frères captifs,
Les nuits, les grandes nuits ardentes de l’Afrique !


VIII

À LA STATUE
DE L’IMPÉRATRICE JOSÉPHINE


Joséphine, rêvant à l’ombre des palmiers,
Sur la savane chère aux belles promeneuses ;
Tu revois, entourés de vagues lumineuses,
Les Trois-Îlets promis au retour des ramiers.

Une vieille africaine, au mois où les pommiers
Roses dans l’air des monts déroulent leur haleine,
Te prédit que bientôt tu serais Souveraine,
Loin du pays natal aux bonheurs coutumiers.

Ô créole exilée en des palais moroses,
Malgré la Malmaison, tes oiseaux et tes roses,
Que de soupirs jetés vers la pauvre maison !

Que de regrets bercés par la chanson patoise,
Lorsque tu regardais en rêve à l’horizon
Ta douce Martinique et son ciel de turquoise !


IX

LE PLANTEUR DES « ISLES »


Le Planteur aux biceps noueux, aux jambes fines,
Dont le nez aquilin semble un long bec d’oiseau,
A connu Fort-Royal, Basse-Terre, Roseau,
Bu le punch et mangé la chair des barbadines.

C’est un bretteur ardent et fier dont les cousines
Sont plus de vingt. Il a de splendides vergers
Où mûrissent les fruits d’ambre des orangers,
Pour un séjour en France il quitta ses ravines.

Le voici. Sa démarche est celle d’Artaban.
Il cherche au Luxembourg et l’ombrage et le banc,
Un large panama sur sa tête bombée.

Il regarde de haut les bourgeois ahuris ;
Et portant son gourdin comme on porte une épée,
Il rêve d’un duel aux portes de Paris.


X

LE TAM-TAM


Je fus jadis la peau d’une chèvre au poil roux,
Dans un îlot perdu de la mer des Antilles.
Qu’ils étaient frais les soirs aux odeurs de vanilles
Où le troupeau broutait l’herbe sous les bambous !

Lorsque de blanches fleurs parfumaient les poisdoux,
On passait dans un bois de longs jours inutiles.
Ah ! la verte douceur des rivières mobiles,
À travers le feuillage inerte des mapoux.

Mais un chasseur maudit changea ma destinée
Et loin des mornes verts et bleus où je suis née,
J’ai servi de couvercle au tonneau d’un tambour.

Lorsque revient juillet, le mois des allégresses,
Les mains du Congolais me heurtent nuit et jour,
Et c’est autour de moi que dansent les négresses.


XI

LE MAUVAIS MAÎTRE

(Légende Cubaine)


Je voudrais raconter la fin du vieux Malvan
Qui fut le plus méchant des planteurs aux Antilles.
Il avait enterré plus d’un nègre, vivant,
Dans ses plantations de canne et de vanilles.

Or, le jour se levait dans le ciel de saphir
Et les cloches au loin annonçaient le dimanche,
Quand le colon malade et prêt à défaillir,
Cria qu’on fît seller Nada, sa jument blanche.

Et, comme on s’étonnait de l’ordre surhumain
Qu’il avait proféré d’un grand air de menace :
« La mort toute la nuit m’a parlé, face à face,
J’eus peur, mais mon espoir renaît, grâce au matin.


« Je veux sur ma cavale ardente et vigoureuse
Passer encor dans l’air salubre du printemps,
Je veux aller revoir l’immensité des champs
Que j’ai plantés au temps de ma jeunesse heureuse.

La mort ne m’aura point par surprise, en sommeil,
— Tel un vieux moribond qu’un vain remords attriste. —
— Si son affreux dessein à cette heure persiste,
Qu’elle vienne me prendre à cheval, au soleil ! »

Il fallut obéir et le vieillard tremblant
Ayant fait reculer ses fils d’un large geste,
Monta sur la jument et d’un bras encor preste
Cingla le chaud poitrail du bel animal blanc…



Le soleil crépitait, la narine fumante,
La cavale gravit la route des palmiers
Qui mène aux verts sommets d’où l’on voit, sous la pente,
L’Atlantique écumant et l’île des Ramiers.

Le cadet de famille aima les cieux tranquilles
Et ses beaux souvenirs prirent un large essor
Vers la Mère patrie, et vers les grandes villes
D’où l’avait rejeté l’injustice du sort.


Les bambous fleurissaient aux courbes des rivières,
Dans le bourdonnement des colibris légers ;
Et sur les mornes bleus, aux cadres des lisières,
Une neige de fleurs tombait des orangers.

À ses pieds s’étendait la mouvante prairie
Des cannes d’or berçant leurs flèches dans le vent,
Et deux grands bœufs couchés près d’une sucrerie,
Semblaient dans le lointain deux blocs de granit blanc.

De grands oiseaux de mer baignaient leurs larges ailes
Sous les cieux éblouis et vibrants de clartés,
Et mille insectes clairs semaient des étincelles
Dans l’éther ivre, autour des palmiers indomptés.

Le renouveau chantait l’hymne des matinées,
Ramenant l’espérance au cœur du moribond
Et, malgré le grand froid de quatre-vingts années,
D’ambitieux projets frémirent sous son front.

« Mon Dieu ! prenez pitié de ma grande vieillesse.
Je veux me repentir sous votre loi d’amour.
Je ne veux pas dormir dans la nuit vengeresse.
Seigneur, accordez-moi de vivre quelques jours !… »


Or, soudain, devant lui surgirent des grands chaumes,
Tous ceux qu’il enterra vivants au fond des puits.
Chaque mort en passant cria : « Je vous maudis »
Et lui reconnaissait chacun de ces fantômes.

Les esclaves étaient horribles dans la mort,
Leurs dos montraient encor des marques d’étrivières ;
Et le vieillard mourut sans fermer ses paupières
À l’affreux cauchemar dressé par le remords.

Depuis, quand dans la nuit fraîche de nos campagnes,
Les lucioles vont aux sources, par milliers,
On revoit, m’a-t-on dit, fantôme des halliers,
L’ombre du vieux Malvan planer sur les montagnes.

Et jamais ne revint à l’enclos familier
La bête de malheur, Nada, la jument blanche ;
Et l’on raconte encor aux veilles du dimanche,
Qu’elle gagna l’enfer avec son cavalier.


XII

AU PÈRE DUSS


Ô Père Duss, honneur de ce grand Séminaire,
Qui dominait jadis la Savane du Fort,
Jamais esprit humain ne fit plus bel effort
Pour concentrer en peu de mots tant de lumière.

Du haut phanérogame à l’étroite fougère,
Tu dressas des forêts le catalogue d’or ;
Pour ceux qui font de l’arbre un des dieux de la terre,
Ton livre restera le guide et le trésor.

Père Duss, on voudrait, près des cases en paille,
On voudrait près de toi marcher dans la broussaille,
Et répéter les noms des herbages amers.

Tu fais songer aux vieux savants du moyen âge,
Ô toi que berce encor de son houleux feuillage,
L’abrupte Guadeloupe, émeraude des mers !


XIII

L’ÎLE DE LA TORTUE


Au temps où le Corsaire épouvantait la mer,
À Tortola vivaient des bandes de Pirates.
Du cap aux ébéniers au golfe aux aromates,
Sous le pavillon noir battait leur cœur de fer.

À l’issu d’un combat, ivres de leur beau flair,
Ils revenaient joyeux, sous le vol des frégates,
Et cachaient leurs trésors parmi les roches plates ;
Puis reprenaient des flots le grand chemin amer.

Nul ne sait le lieu sûr où gît cette fortune ;
Mais la nuit, aux lueurs du croissant de la lune,
Un feu de canot danse au pied du cocotier.

Et pour en faire offrande à Léa, la très chère,
Fernandez, petit-fils du dernier Flibustier,
Cherche encor les doublons cachés par son grand-père.


XIV

LES PETITS PAYS CHAUDS


À Londres, à Paris, à Toulouse, à Bordeaux,
Il est de doux enfants nés aux îles sereines,
Qui regrettent, au cœur de ces villes trop pleines,
Les sentiers où les noirs portent de clairs fardeaux.

C’est en vain que juillet a réchauffé leur dos
Et qu’octobre doré leur porte les haleines
Et les parfums mêlés des nuits européennes ;
Ils songent aux flots verts hantés de blancs radeaux.

Dans la frileuse cour de l’humide lycée,
Ils ont et geste gauche et mine embarrassée ;
Un rêve intérieur consume leurs grands yeux.

On ne les aime guère ; ils ont l’âme trop triste
De regretter en vain, — mirage qui persiste,
L’île lointaine où sont les grands palmistes bleus !


XV

LA SOIF DE L’OR


Pour conquérir l’or brut des mines de Guyane,
Par milliers s’embarquaient les Antillais ardents.
Des grands steamers partaient de longs appels stridents…
Et bientôt s’éloignaient les vastes champs de canne.

Ils escomptaient déjà le retour au foyer,
Les lourdes chaînes d’or, les bagues, les pépites,
Les flots étincelaient comme des lazulites…
On voyait l’arbre à pain sous ses fruits lourds ployer…

Bien peu sont revenus porteurs du métal fauve.
Quelques-uns échappés à la griffe du fauve,
Des forêts de Guyane ont connu les tourments.

Beaucoup sont morts là-bas, pris par la fièvre noire ;
Et seul vous connaissez la lamentable histoire,
Grand fleuve Maroni, hanté des caïmans !


XVI

LA PIROGUE


Lorsque j’étais gommier dans l’air frais des pitons,
Dans le feu des flambeaux souvent brûla ma gomme ;
Mais je fus terrassé par la hache de l’homme,
Et je sers à présent à la pêche des thons.

Quand la canne au soleil lançait ses rejetons,
À l’église du bourg que mon encens embaume,
S’est déroulé cent fois mon vaporeux arome.
Que les aubes d’alors avaient de vastes tons !

Tout le jour je bondis sur les vagues amères,
Regrettant les longs soirs aux sanglantes lumières,
Où les crabiers frôlaient l’étang aux pourpres flots.

La nuit, on m’abandonne au bord d’un récif pâle ;
Et j’entends, par delà les bois de filaos,
Les voix, les mille voix de ma forêt natale !


XVII

LE PÊCHEUR DE LA GUADELOUPE


J’ai bâti mon carbet en face de la mer
Et chaque jour j’entends chanter sur le rivage
Le flot, suivant le mois, langoureux ou sauvage,
Et chaque soir je vois les grands oiseaux de l’air.

Dans ma senne je prends carangue et congre vert,
Dans ma nasse en bambou le poisson rouge nage ;
Et quand à Miquelon me secoue un tangage,
C’est que le thon va mordre à l’hameçon de fer.

Tandis que les terriens labourent à trois lieues,
Mon canot suit des mers les belles routes bleues ;
Et les vents alizés me chantent des aubades.

Qui chérit son métier est un heureux mortel ;
Ce soir j’ai vu passer un long banc de dorades
Et j’ai cru que dans l’eau dansait un arc-en-ciel.


XVIII

CONTEURS MARTINIQUAIS


Au morne Courbaril, comme au morne Pitaut,
Il est de vieux conteurs de contes dans les cases.
Quand la lune emplira la source de topazes,
Nous irons nous asseoir sous l’arbre du plateau.

Vers nous s’en reviendra l’esprit du Fabliau,
Quand un vieux noir dira, grave, hachant ses phrases,
De « compère Lapin » l’histoire aux mille phases
Et pourquoi « La plus Belle » était sous un tonneau.

Après Alibaba, c’est la Belle et la Bête.
Une femme des bois hochant sa lourde tête,
Dans son chantant récit évoquera Perrault.

Aux « Isles », on connaît Barbe-Bleue et Peau-d’Âne,
Et j’aime, sur les flancs du vieux morne Pitaut,
Cendrillon raconté par un coupeur de cannes.


XIX

LA CASE


Ne bâtis pas ta case à côté d’un torrent.
Les eaux de grands ravins ont de soudaines crues :
Au mois où vers le Sud descend le vol des grues,
J’ai vu de mes palmiers s’effondrer tout un rang.

Au sommet des plateaux où la flûte de Pan
Chante encor, où l’air pur est vierge de moustiques ;
Fais la construire, au chant des filaos mystiques,
Sur un gazon propice aux prouesses du paon.

Quand ton moulin à bœufs écrasera tes cannes,
Tu verras scintiller dans le vent des savanes,
Les vols illuminés de tes mouches à miel.

Tu pourras cultiver quelques fleurs sur les pentes.
Dans le mois pluvieux où tremble l’arc-en-ciel,
Les colibris des bois visiteront tes plantes.


XX

LES FLAMBOYANTS


Bien qu’ils soient chers aux « poux de bois » et très cassants,
Pour que leur bel éclat rehausse ta demeure
Et qu’ils soient un volcan de fleurs, quand viendra l’heure,
N’omets pas de planter, ami, les Flamboyants.

Mets-les près de ta case, au sommet de tes champs,
Non loin du filao qui dès l’aurore pleure ;
Afin qu’un vert rayon de lune les effleure,
Lorsqu’ils gardent encor la pourpre des couchants.

Quand Juillet changera leur verdure en fournaise,
Le vol des colibris traversera leur braise ;
Le sol sera jonché d’écarlates débris.

On aimera de loin leurs rouges silhouettes
Et les marins croiront voir du haut des dunettes
Les arbres merveilleux des Mille et une Nuits.


XXI

LE FROMAGER


Le Fromager royal, le chêne des tropiques
Qui dresse dans l’azur trente rameaux géants,
N’a pas le chant tremblé des arbres palpitants
Mais l’immobilité des colonnes antiques.

Il a poussé parmi les roches volcaniques
Et vibré dans l’horreur des orages grondants,
Alors dans les grands bois jetaient leurs cris stridents
Les Peaux Rouges armés de flèches et de piques.

Autour de lui dansent la nuit, sous les ciels frais,
Tous les mauvais esprits des lacs et des forêts :
Noirs obis, soucliants[4], loups garous au poil fauve.

Ses semences au loin s’envolent en flocons ;
Et seul, tout hérissé de lichens inféconds,
Il rêve, arbre géant cher à la solitude.


XXII

LA RIVIÈRE BLANCHE


Si tu veux m’accorder ton plus prochain dimanche,
Et délaisser le pit et les combats de coqs,
Loin du rivage sombre où la mer bat les rocs,
Nous irons voir les eaux de la Rivière Blanche.

Qu’il est doux de plonger sous une verte branche,
Dans un bassin d’eau vive où nagent les mulets ;
En écoutant chanter les grands bambous fluets,
Cependant que vers vous un « pommier-rose » penche.

Si pour moi tu consens à perdre un beau pari,
Nous partirons à l’aube au chant du pipiri[5]
Et nous serons là-bas avant les heures chaudes.

Le jour s’écoulera frais et délicieux
Et l’heure du retour verra les émeraudes
Des lampyres volant autour des arbres bleus.


XXIII

LA LÉZARDE


Lézarde verte, ô petit fleuve merveilleux,
Tu cours, sous les bambous, derrière le Gros-Morne ;
Ta « maman d’leau[6] » jadis a charmé mon cœur morne,
J’ai vu cette sirène en tes flots lumineux.

Ah ! qu’ils sont loin les jours sauvages et joyeux
Où j’ignorais la mort et sa terrible borne ;
Après l’heure où rentrait le jaune capricorne,
On écoutait les contes tristes des aïeux.

Des champs de riz alors poussaient près de tes rives
Et douze négrillons de leurs notes plaintives
Dispersaient les essaims affamés des oiseaux.

Reviendrai-je jamais, par une heure trop chaude,
Quand le soleil décline, illuminant tes eaux,
Plonger dans tes bassins de pourpre et d’émeraude ?


XXIV

LE PAYSAGE DU VERT-PRÉ


Au Gros-Morne la vue est belle et par un clair
Beau jour de mai, l’on voit derrière la Dénelle,
Et le morne Des Esses et l’Océan rebelle
Qui bat du Galion le rivage désert.

À la « Source » la brise est douce et doux est l’air ;
Un ortolan roucoule à midi dans l’ombelle
D’un grand arbre géant, sa complainte fidèle ;
Vers le bananier vole un oiseau-mouche vert.

Là-bas du Brin d’Amour les longs filaos tristes
Ont mêlé leur cantique à celui des palmistes.
La Trinité se mire aux eaux roses du port.

La Caravelle au loin dresse son paysage
Corse et j’imagine aux flancs de la presqu’île d’or
Les ébats furieux d’un grand troupeau sauvage.


XXV

SAINT-PIERRE


Des marchandes criaient cocos et corrosols,
À l’heure où le mabi mousse dans les bouteilles.
Des porteuses de fruits passaient sous leurs corbeilles.
Des pigeons sur la mer déployaient de beaux vols,

Des capresses, portant de rouges parasols
Mettaient, l’après-midi, le mouchoir à deux pointes.
Des carrefours montaient de dolentes complaintes.
Sur les trottoirs traînait le bruit des apamols[7].

À Saint-Pierre autrefois chantaient mille fontaines.
À la place Bertin passaient les capitaines
Des trois-mâts bigarrés qui mouillaient dans le port.

À Saint-Pierre autrefois riaient des jeunes femmes
Qui, ne se doutant pas de leur prochaine mort,
Dansaient une mazourque[8] au rythme bleu des lames.


XXVI

LES PETITES ÉCOLIÈRES


Lorsque venait le soir, près de la pension,
Nous allions voir les yeux des petites créoles.
Ils étaient bleus ou verts, sous les paupières molles ;
Ils étaient gris ou noirs, pleins de compassion.

Ô Mouillage bruyant ! Ô Consolation
Si calme où s’entendaient les plaintes des fontaines,
Qu’ils étaient fins les doigts qui sortaient des mitaines
Et qui jetaient des fleurs à la procession !

Le volcan a tué les douces Écolières.
Elles ne sont plus rien que cendres éphémères.
Elles n’ont même pas de modestes tombeaux.

Où l’on peut aujourd’hui murmurer des prières,
Leur porter quelques fleurs au pied des croix légères
Où l’on aurait gravé leurs noms, leurs noms si beaux !


XXVII

IN MEMORIAM


Professeurs d’autrefois, chers maîtres disparus,
Vous qui veniez d’Europe et parliez de la France,
Vous êtes morts au pied du Volcan en démence
Et vos lointains parents ne vous ont pas revus.

Grâce à vous, le Lycée était la belle école
Où l’idéal chantait sous les manguiers fleuris,
D’où le soir nous partions, en songe, vers Paris,
Portés par les élans de notre âme créole.

Ô vers de Lélian chantés à l’angélus
Par Rosambert, auprès de l’énorme cactus,
Oublierai-je jamais votre mélancolie ?

Et vous, vers de Musset, inoubliables vers,
Quels grands désirs d’amour, de gloire et de génie
Vous nous donniez au fond des crépuscules verts !

  1. Diablotins : oiseaux disparus.
  2. Manicou : sarigue antillaise.
  3. Le Diablotin : plus haute montagne des petites Antilles.
  4. Esprits de la forêt tropicale.
  5. Pipiri : l’oiseau le plus matinal des Antilles.
  6. « Maman d’leau » sirène d’eau douce, habite les bassins des grandes rivières
  7. Chaussure lâche et bruyante.
  8. Mazourque : danse créole.