Chants populaires/02

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CHANTS DANOIS.



Le pays connu sous le nom de Scandinavie se composait autrefois des trois royaumes de Danemarck, de Suède et de Norvège, auxquels il faut joindre plus tard l’Islande, découverte au IXe siècle, et peuplée par une colonie de Norvégiens. Les habitans de ces trois royaumes provenaient d’une même souche, parlaient une même langue, adoraient un même dieu. C’était là cette terre des hyperboréens, sur laquelle les anciens avaient de merveilleuses idées. C’était cette romantique Thulé que le moyen-âge a entourée de ses fictions, et que Goethe a chantée dans une de ses plus belles ballades[1]. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte, pour comprendre tout ce que l’imagination des voyageurs a pu rêver d’étrange à l’aspect de cette contrée. Voyez comme elle est là, isolée des autres, resserrée par la mer Baltique, entourée par la mer du Nord, et touchant à la mer Glaciale. De grandes chaînes de montagne la traversent ; des landes sauvages et des marais occupent la moitié de son sol, et les frimas la voilent pendant la plus grande partie de l’année. Rétrogradez avec moi de quelques siècles ; figurez-vous que nous sommes encore au temps où toute cette terre était livrée au paganisme, et que nous venons de France ou d’Italie ; écoutez quelles traditions étranges, quelle mythologie mêlée de vagues souvenirs d’Orient et de conceptions barbares. Les deux premiers êtres de la création sont le géant Ymer et la vache Authumbla. Ymer, dans son sommeil, enfante sous son bras gauche un homme, sous ses pieds une femme, qui forment la race des géans. La vache Authumbla lèche les rochers couverts de givre. Le premier jour, des cheveux poussent sur ces rochers, le second jour il en sort une tête, le troisième un homme tout entier. C’est Buri, l’aïeul d’Odin ; Odin a deux frères : Vili et Ve. Tous trois se réunissent pour combattre Ymer. Ils le tuent, et les torrens de sang qui s’échappent de son corps inondent la terre et noient les hommes de sa race, à l’exception de Bergelmer, qui se sauva avec sa famille dans un bateau.

Les petits-fils de Buri s’emparent du corps d’Ymer. Avec son cadavre, ils forment le monde ; avec son sang la mer, avec ses os les rochers, avec ses dents les pierres, avec son cerveau la voûte du ciel, qui repose sur quatre piliers ; avec sa cervelle les nuages ; avec ses sourcils la forteresse Midgard, qui environne l’univers et protège les hommes contre les attaques des géans. La terre est ronde comme une bague, et tout entourée d’eau. La Nuit parcourt le ciel avec un char, et l’écume de son cheval produit la rosée du matin ; le Jour vient ensuite, et le mors de son coursier éclaire le monde. L’homme et la femme sont nés de deux arbres : le frêne et l’aulne. Les dieux leur donnèrent le mouvement, l’esprit, la beauté. L’homme s’appelle Aske, la femme Embla.

L’arc-en-ciel est un pont bâti par les dieux pour rejoindre la terre au ciel. Il est de trois couleurs, mais la couleur rouge qu’on aperçoit au milieu est un sentier de feu qui empêche les géans de monter. La demeure favorite des dieux est près du frêne Ygdrasill. C’est l’arbre le plus beau, le plus vigoureux qui existe. Il a trois racines qui s’étendent à une immense distance l’une de l’autre. La première touche à la demeure des Ases, et se baigne dans la source du passé ; le seconde repose dans la source de la sagesse. Le maître de cette source est Mimir ; il est le sage par excellence, parce que chaque matin il vient boire à cette source. Odin a voulu y boire une fois, mais il n’a pu obtenir cette faveur qu’en y laissant un œil. La troisième racine tombe dans la source des serpens. Le frêne Ygdrasill est l’arbre du monde, l’arbre immense dont les rameaux s’étendent sur la terre et montent jusqu’au ciel. Là les dieux tiennent leur assemblée ; là les trois Nornes[2] président au destin des hommes ; là est l’aigle qui sait tout, mais là aussi sont les mauvais génies : l’écureuil qui court de branche en branche pour animer l’un contre l’autre le serpent et l’aigle ; le serpent qui ronge les racines de l’arbre, et les quatre cerfs qui viennent en manger les feuilles et les bourgeons.

Un jour, la haine qui existe entre les dieux et les mauvais génies éclatera, et le monde sera abîmé dans cette lutte des deux puissances. Il y a pour ce temps de calamité des pronostics annoncés par les poètes : trois longues années d’un continuel hiver, puis trois années de combats sanglans. L’égoïsme et l’avarice s’emparent de l’esprit des hommes ; les amis se trompent ; les frères égorgent les frères ; il n’y a plus de lien de famille, plus de dévouement, plus de vérité. La terre est livrée aux passions les plus effrénées, à la haine, à l’anarchie. Alors arrivent les ennemis des dieux : Loki, l’esprit du mal ; et le serpent né de Loki, qui de son corps monstrueux entoure la terre comme un anneau ; et Surtur, l’irréconciliable antagoniste des Ases ; et le loup Fenris, dont les mâchoires en s’ouvrant touchent à la terre et au ciel. Le Naglfar flotte sur les eaux[3]. La terre tremble, les rochers se fendent, les arbres tombent, les hommes meurent, la mer rompt ses digues, se répand à travers l’espace, et le ciel se déchire. Les dieux s’avancent contre les ennemis. Chacun choisit son adversaire ; chacun emploie dans ce combat effroyable tout ce qu’il a de force, de prévoyance et de fermeté. Thor écrase de son marteau la tête de la vipère ; mais il s’abîme dans le venin qu’elle a répandu. Tyr s’attaque au chien Garnir, et tous deux succombent après une lutte acharnée. Le loup Fenris engloutit Odin dans ses entrailles. Vithus tue le loup ; mais Surtur embrase le monde. Le soleil devient noir ; la terre s’abîme dans la mer, la flamme, la fumée de l’incendie s’élèvent jusqu’au ciel ; les étoiles se détachent de leur place, et le ciel tombe[4].

Le monde est détruit : le monde renaît. Du milieu des flots surgit une création toute jeune, une terre couverte de fleurs et de verdure. Les jours sont beaux comme à l’âge d’or. L’homme n’a plus besoin d’arroser le sol de ses sueurs ; la terre se couvre elle-même de fruits. Les vices d’autrefois ont disparu, les douleurs d’un autre temps sont oubliées. Le bon Balder[5] revient. Les Ases trouvent les tables d’or d’Odin, et se souviennent de ses prédictions. Tout se ranime, tout prend une nouvelle vie, et un palais d’or s’élève, un palais plus brillant que le soleil, où les justes iront jouir d’une félicité éternelle.

Si des hauteurs fabuleuses où nous transporte cette mythologie, nous redescendons aux réalités de la vie, quel tableau présentent ces hommes du Nord ! Ce ne sont pas des pâtres à la houlette paisible qui habitent sur la lisière de ces forêts ; ce ne sont pas des marchands laborieux et habiles qui campent le long des côtes de la mer Baltique. Ce sont des hommes d’armes, intrépides et farouches, qui ne respirent que la guerre, qui courent après les aventures périlleuses, et se font gloire de ne pas dormir sous un toit, de ne pas vider une coupe d’hydromel auprès du foyer. Pour vêtement, ils ont un lambeau de laine ; pour demeure, le pont d’un navire, ou une chaumière dans les bois. Ils se fabriquent des armes avec du fer et des cailloux aiguisés, et boivent dans des cornes de bœuf. Dans le cours de leurs expéditions, ils mangent la chair crue des troupeaux ; sur le champ de bataille, ils se désaltèrent avec du sang. Quand ils font un sacrifice à leurs idoles, ils prennent le sang des victimes et en colorent la statue de la divinité et les murailles du temple. Leur dieu suprême, Odin, est un dieu de guerre et de sang. Il fit toutes ses conquêtes l’épée à la main, et lorsqu’il se sentit affaibli par l’âge, il assembla ses amis, se creusa neuf blessures en cercle avec le fer de sa lance, et mourut en annonçant qu’il allait en Scythie prendre place auprès des dieux, à ces festins éternels où sont appelés tous ceux qui se distinguent par leur valeur dans les combats[6].

Ainsi il avait divinisé l’héroïsme guerrier, et les Scandinaves n’avaient garde de repousser un tel dogme. Aussi s’élancent-ils avec joie au combat. Les Walkyries[7] planent sur eux et les guident dans la mêlée. S’ils reviennent victorieux, ils racontent avec orgueil combien d’ennemis ils ont tués, combien de sang ils ont répandu ! S’ils succombent, la mort leur sourit comme une fiancée, et on les enterre avec leurs armes, leurs chevaux ; car dans le Valhalla, leur bonheur sera de combattre éternellement sans se faire de blessures, de puiser l’hydromel à une tonne inépuisable, et de partager la chair d’un sanglier que chaque jour on distribue aux convives, et qui chaque jour reparaît intact.

Ce qui contribuait encore à entretenir parmi eux ce culte des combats, cette soif des aventures, c’est que dans chaque famille, le fils aîné héritait seul du patrimoine de ses pères. Il ne restait à ses frères qu’une voile de pêcheur, ou une lance. Ainsi les uns se faisaient soldats pour gagner l’épée à la main un coin de terre, ou une part de pillage. Les autres s’en allaient sur leur frêle embarcation attaquer les navires marchands, ravager les habitations situées sur la côte. Ces pirates se nommaient les rois de la mer. Ils montaient sur leurs bâtimens, qu’ils appelaient leurs chevaux à voiles, et les faisaient bondir sur les flots. Ni la distance ni la saison ne les arrêtaient. Quelquefois ils se mettaient en route, sous le poids d’un orage, sans savoir où ils iraient aborder. La mer les entraînait sur ses hautes vagues, et le vent de la tempête les poussait comme des vautours vers leur proie. Ils s’en allaient ainsi jusque sur les côtes de la Finlande, jusque sur les côtes d’Angleterre et de Normandie, ici rançonnant une peuplade, là pillant une ville, ailleurs moissonnant la campagne. Les princes leur payaient tribut ; les ducs de Normandie leur cédaient leur duché ; les rois d’Angleterre leur couronne, et Charlemagne baissa la tête et pleura en les voyant.

Pour eux la force physique est la force par excellence, et toute leur imagination est employée à grossir les proportions ordinaires de l’homme. Ils ont des géans qui feraient honte au Gargantua de Rabelais et de Fischart, ou à l’Ougra des Indiens. Il y en a qui ont six bras, d’autres six têtes[8]. La Wilkina-Saga en dépeint un ainsi : « Il était effroyablement large ; ses jambes étaient d’une longueur et d’une force démesurée. Son corps était épais, robuste, puissant. Il y avait une distance d’une aune entre ses deux yeux, et tous ses membres étaient construits dans cette proportion. » L’Edda raconte que le dieu Thor passa la nuit dans le petit doigt du gant d’un géant. Le dieu se leva quand il crut le monstre bien endormi, et lui asséna de toutes ses forces un coup de marteau sur la tête. Le géant se réveille, passe la main sur son front, et dit : Je crois qu’il m’est tombé une feuille d’arbre dans les cheveux. Les femmes de géans ont la même force, la même structure colossale. C’est avec l’une d’elles que Loki enfante cet horrible serpent qui fait le tour du monde. Une petite-fille de géant élève une montagne en laissant tomber la terre qu’elle a mise dans son tablier ; une autre s’en va se promener dans la campagne, elle aperçoit un laboureur avec ses deux chevaux et sa charrue, prend l’homme et l’attelage dans le creux de la main et rapporte cela à sa mère comme un jouet d’enfant.

Au milieu de leur vie errante, les hommes du Nord trouvent cependant une place pour la poésie. Ils l’aiment et la cultivent. L’hiver, quand ils reviennent de leurs expéditions lointaines, ils se plaisent à raconter leurs périls, leurs succès. Il y a des actes de courage dont ils s’enorgueillissent, des hommes d’action dont ils célèbrent les hauts faits, et leurs récits se traduisent en vers, en ballades. Si comme l’a dit un critique anglais, la ballade naïve et conteuse est la première poésie des peuples, c’est surtout aux hommes d’armes de la Scandinavie qu’il faudrait appliquer cet axiome, à ces hommes qui ne songeaient certes guère ni à réfléchir un sentiment intérieur, ni à formuler des principes d’art, mais qui se hâtaient de chanter le héros qui leur inspirait le plus d’enthousiasme, le fait qui les avait le plus émus.

Il y avait pourtant parmi eux une classe de poètes, les scaldes, que les chefs d’armée conduisaient avec eux sur le champ de bataille, que les rois, les princes, les jarls de chaque contrée accueillaient avec distinction. Ces scaldes étaient les historiens de leur tribu, les pontifes poétiques chargés de consacrer par leurs vers l’éclat d’une victoire, la renommée d’un héros ; mais la poésie n’était point exclusivement confiée à leur génie. Elle appartenait au peuple, elle voguait avec le pirate sur le bateau, elle s’arrêtait avec le chasseur au milieu de la forêt, elle animait chaque tente de soldats, elle avait sa place réservée à chaque veillée d’hiver. Tout homme qui avait un récit intéressant à faire appelait cette poésie à son secours, et elle venait simple et confiante, lui prêter sa voix un peu rude, mais mâle et énergique. La Saga d’Eigil raconte que lorsqu’il eut perdu son fils, il résolut de se laisser mourir de faim. Mais sa fille vint l’arracher à sa douleur, et le pria de chanter, et le père, attendri par ses larmes, fit un effort, recueillit ses idées, les revêtit d’images, les exprima en vers, et à mesure qu’il chantait, ses regrets s’adoucissaient, et à la fin, il se trouva l’ame si calme, qu’il fut encore heureux de vivre. Le roi Éric le condamne à mort, et il chante pour obtenir sa grace. Le thing ou assemblée populaire condamne à mort Rollon, et sa mère se présente devant le roi et improvise des vers pour l’attendrir.

Ainsi par le peuple même, et par les scaldes, il se forma une suite de chants nationaux qui embrassaient à la fois le cycle des dieux, des héros fabuleux et des hommes. Ainsi se forma le recueil célèbre connu sous le nom de Kampe-Viser. Les chants du Kampe-Viser ont été rassemblés en Danemark et écrits en danois, mais ils appartiennent à toute la Scandinavie. W. Grimm, qui nous semble avoir bien approfondi cette question, pense qu’ils furent primitivement composés vers le ve ou le vie siècle, c’est-à-dire à une époque où dans les trois royaumes de Suède, de Danemark, de Norvège, la langue était encore à peu près la même. Le fait est que l’on retrouve souvent dans ces chants des noms norvégiens et suédois, des traditions suédoises, des ballades dont l’idée primitive est attribuée à l’Allemagne ou à l’Irlande, des récits des Niebelungen ou de l’Edda. Les critiques anglais ont fait aussi divers rapprochemens entre leurs chants populaires et ceux du Danemark. Ces rapprochemens ne sont pas difficiles à justifier. Les Danois ont été pendant assez longtemps en relation immédiate avec l’Angleterre pour y répandre, ou y puiser des faits héroïques, des légendes d’amour et de religion. Il est une époque où les peuples, encore enfans, avides de merveilleux et privés des grandes ressources de la science, recherchent avec ardeur tout ce qui peut entretenir leurs rêves favoris, tout ce qui peut donner un aliment à leur imagination crédule. Alors l’épopée chevaleresque, le conte superstitieux, la tradition sainte, ne peuvent être contenus dans les limites du pays où l’imagination du poète, la foi du religieux les a fait apparaître. Les autres peuples les réclament. Tout ce qui entre dans le domaine de la pensée appartient à tous. Il n’y a plus ici de barrières territoriales. Les peuples se battront à outrance pour un coin de royaume, pour un privilége, mais ils iront tous boire comme des frères à cette source vivifiante de poésie qui désaltère leur ame. Ainsi l’idée poétique s’en va de contrée en contrée par les récits du marchand, par la chanson du soldat, par la complainte du pélerin. Chacun l’accueille, l’adopte, la pare et la modifie, selon ses habitudes et son caractère. Elle ne change pas de nature, mais elle prend une autre forme, et devient tour à tour française, anglaise, allemande, sans perdre sa saveur primitive. C’est une fleur exotique dont les couleurs varient légèrement quand on la transporte hors de son sol natal. C’est un hôte étranger que l’on appelle à prendre place au foyer de famille après lui avoir donné d’autres vêtemens. C’est ainsi qu’au moyen-âge les poèmes du cycle carlovingien, du cycle d’Arthus et du Saint-Graal, ont fait le tour de l’Europe. C’est ainsi que telle ballade célèbre a été tant de fois recopiée par tant de pays, qu’à peine distingue-t-on son origine première[9].

Les chants danois tels que nous les possédons aujourd’hui ont été soumis à une nouvelle rédaction que Grimm fait remonter au XIVe siècle. Ces questions de date pour des monumens littéraires dont l’histoire n’a pas pris soin de constater l’existence sont souvent assez douteuses, car l’examen le plus minutieux du caractère de la langue dans lequel ils sont écrits, ne conduit pas toujours à une solution précise. Mais dans le cas dont il s’agit, si la date est encore problématique, on peut s’assurer du moins en les lisant que ces chants n’ont été composés qu’après que le christianisme eut pris racine dans le nord, c’est-à-dire après le XIe siècle. Vers la fin du XVIe siècle, Sofrenson Wedel, l’ami de Tycho-Brahe, le traducteur de Saxo Grammaticus, les avait rassemblés pour servir à son histoire de Danemark. La reine Sophie entendit parler de son recueil et l’engagea à le publier. Après plusieurs instances, il s’y décida enfin, et en 1591, il fit paraître cent chants danois. En 1695, Pierre Syv en réunit encore cent autres par la tradition orale, par des manuscrits, et les publia avec ceux de Wedel, sous le titre de Kampe-Viser[10]. Un autre recueil avait paru en 1657, renfermant trente chants d’amour et d’aventures tragiques. Il a pour titre Elskovs Viser. W. Grimm, que nous avons déjà cité plusieurs fois, a publié en allemand un choix fort étendu des diverses pièces contenues dans ces trois recueils[11], et M. Jamieson en a traduit plusieurs en anglais[12].

Comme on peut se le figurer d’avance, il ne faut pas chercher beaucoup d’art dans ces chants populaires du Nord. C’est une poésie âpre et sauvage comme les mœurs qu’elle représente et les hommes auxquels elle s’adresse. Un rhythme monotone et facile ; des strophes de deux longs vers qui tombent l’une après l’autre comme deux coups de marteau ; point de recherche dans les détails ; point de nuance dans les couleurs ; une poésie enfin qui s’ignore elle-même et raconte naïvement, grossièrement, les choses qu’elle a apprises. Le caractère sombre du Nord la domine du reste complètement ; les images riantes y sont rares ; les images de deuil y reviennent sans cesse.

On ferait un singulier contraste en mettant à côté de ces chants danois quelque suave poème de l’Orient, un chant d’amour comme Gul et Bubul, un drame comme Sacountala. Ici, le ciel étoilé, les rayons de soleil, la terre chargée de fleurs, les jours livrés aux molles rêveries, les nuits pleines de parfum et de douces clartés ; là, le sol aride, le vent qui gronde sous un ciel nébuleux, la mer qui frappe avec des gémissemens de douleur son lit de roc, ses flancs de sable ; ici, le monde des génies gracieux et les enchantemens de la vie ; là, les créations bizarres et la lutte pénible de l’homme avec le sort ou avec les élémens.

Mais ce qu’il y a de beau dans ces chants du Danemark, si grossiers qu’ils puissent être, c’est leur langue naïve et leur mâle énergie ; c’est la peinture si rude et si vraie des peuples du Nord. Il y a là des tableaux de mœurs et des tableaux de guerre, où vous chercheriez en vain la touche délicate de l’art ; mais toutes les personnes qui y ont pris place sont comme des figures monumentales taillées à grands coups de ciseau, dans un rocher de granit. Leurs récits de combats ressemblent à des épopées, et leurs guerriers sont hauts de dix coudées.

Quand le valeureux Hagen est attaqué à l’improviste, et qu’il glisse sur les peaux humides que Grimild a posées là exprès pour le faire tomber. — Souviens-toi, lui dit-elle, de ta promesse ; tu as juré que si jamais tu tombais devant un ennemi, tu ne te relèverais pas pour le combattre. — C’est vrai, s’écrie-t-il, et il combat à genoux et tue encore trois de ses adversaires.

Quand Dietrich[13] attaque Ogier-le-Danois, le sang coule dans la plaine par torrens. Dietrich est parti avec huit mille hommes ; il n’en ramène que cinquante.

Quand Sivard se met en route, il monte un cheval qui galope sans s’arrêter pendant quinze jours et quinze nuits. Arrivé au pied d’une forteresse fermée, il ne se donne pas la peine d’attendre qu’on lui en ouvre les portes, il fait sauter son cheval à quinze pieds au-dessus des murailles.

Un combat mémorable est celui d’Orm, le jeune chevalier, et du géant de Berne. Orm s’en va frapper à la porte du tombeau de son père, qui est enterré dans une montagne. Il frappe si fort, qu’il brise le rocher, et le père se réveille.

— Quel est le téméraire qui vient ainsi me troubler dans mon repos ?

— C’est moi, Orm ton fils.

— Que veux-tu ? Je t’ai donné l’année dernière des monceaux d’or et d’argent.

— C’est vrai, tu m’as donné, l’année dernière, des monceaux d’or et d’argent, mais aujourd’hui je veux ton épée.

— Tu n’auras pas Birting, ma redoutable épée, avant que tu sois allé en Irlande venger ma mort.

— Si tu me la refuses, je brise la montagne qui te sert de tombe, en cinq mille morceaux.

Le vieux guerrieur lui donne son épée. Orm tue le géant, et s’en va ensuite en Irlande tuer les meurtriers de son père.

Un autre combat plus merveilleux encore est celui de Dietrich avec le dragon. Dietrich, en courant les aventures, rencontre un lion et un dragon qui se battent avec fureur. Le lion est vaincu et prie le héros de venir à son secours. Dietrich marche contre le dragon, mais sa lance se brise sur ses rudes écailles, et le monstre l’emporte dans sa caverne, auprès de ses onze petits, puis il s’endort. Pendant la nuit, Dietrich cherche à sortir de la caverne et trouve l’épée du roi Siegfried. Alors il s’élance bravement contre les petits du dragon, et les massacre l’un après l’autre. Au bruit de leurs gémissemens, le serpent s’éveille, et en apercevant entre les mains de son ennemi le glaive enchanté, il a peur, et le conjure de lui laisser la vie. Mais Dietrich, après lui avoir fait avouer où sont ses trésors, lui plonge son épée dans le flanc, puis il sort et monte en triomphe sur le dos du lion qui l’attendait à la porte[14].

Ce qui reparaît à tout instant dans ces traditions du Nord, c’est un esprit de vengeance farouche, impitoyable, qui tourmente éternellement le cœur et ne s’apaise qu’avec du sang. Une jeune fille vient poignarder au milieu de la nuit l’amant qui l’a trompée ; une reine empoisonne la femme qui la rend jalouse ; deux sœurs empruntent des vêtemens de chevalier, une armure, et s’en vont venger la mort de leur père. Elles tuent l’homme qui l’a tué et le coupent en morceaux. La ballade ajoute qu’elles pleurèrent beaucoup lorsqu’il fallut ensuite aller se confesser. L’exemple le plus terrible de cette colère implacable se trouve dans la ballade de Vonved. C’est là un autre Hamlet, mais un Hamlet cent fois plus irrité, plus mécontent de lui, plus malheureux que celui que nous connaissons. Sa mère l’engage à s’en aller venger la mort de son père. Il part, et tue tout ce qu’il rencontre, les pères avec leurs fils, les chevaliers avec leurs compagnons d’élite. Quand il ne voit plus personne à tuer, il donne un anneau d’or à un berger, afin de lui indiquer la forteresse, où il trouverait des hommes d’armes dignes de lui. Il entre de vive force dans le château, et tue ceux qui voudraient l’arrêter. Puis il revient chez lui, et dans la rage qui le possède, il tue sa propre mère et brise son luth, afin de n’avoir plus rien qui puisse adoucir ses accès de fureur.

Toutes les pièces du recueil ne présentent cependant pas ce triste dénouement. Il y en a de tendres et de gracieuses comme celle-ci.


« La mère de la petite Christel est occupée à coudre, mais des larmes coulent sur le visage de sa fille.

— Ma petite Christel, mon enfant chéri, dis-moi, pourquoi ton visage est-il défait ? pourquoi ta joue est-elle pâle ?

— Il n’est pas étonnant que je sois pâle et défaite, j’ai tant à couper et à coudre.

— Il y a pourtant dans la ville, de jeunes filles plus belles que toi, et qui travaillent mieux que toi.

— Eh bien ! à quoi sert de te le cacher plus long-temps ? Notre jeune roi m’a séduite.

— Si notre jeune roi t’a séduite, que t’a-t-il donné ?

— Il m’a donné une jolie petite chemise en soie, que j’ai portée avec douleur.

Il m’a donné des souliers à boucles d’argent, que j’ai portés avec angoisse.

Il m’a donné une harpe d’or, pour m’en servir quand je serais trop triste.

La petite Christel touche la première corde, le roi l’écoute résonner dans son lit.

Elle touche une seconde corde, le roi ne repose pas plus longtemps.

Il appelle deux de ses serviteurs : — Faites venir, dit-il, la petite Christel devant moi.

Elle arrive et se tient debout devant la table. — Ô roi, dit-elle, vous m’avez envoyé chercher, que voulez-vous ?

Le jeune roi montre les coussins bleus. — Viens t’asseoir, ma petite Christel, et repose-toi.

— Je ne suis pas lasse, je peux rester debout. Dites-moi ce que vous voulez, et laissez-moi partir.

Le jeune roi attire la petite Christel à lui, il lui donne la couronne d’or et le nom de reine. »


D’autres ballades, comme celle d’Axel et Waldborg, ont tout le caractère galant des poèmes de chevalerie du moyen-âge. Axel le preux guerrier, et Waldborg la jolie jeune fille, s’aiment dès leur enfance. Ils se rendent ensemble à la chapelle, ils vont se fiancer ; mais Hagen, le fils du roi, est amoureux de Waldborg ; il empêche le mariage, car il veut lui-même épouser la jeune fille. C’est un horrible moment pour les deux pauvres fiancés qui ne cessent pas de s’aimer, et qui n’entrevoient aucun remède à leur douleur. Tout à coup la guerre éclate. Hagen se met à la tête de ses troupes, et le valeureux Axel, oubliant son ressentiment, marche sous sa bannière. Sur le champ de bataille, Hagen reçoit une blessure mortelle ; il appelle son rival, lui tend une main de frère, et lui dit : Venge ma mort, tu épouseras Waldborg, et je te donne mon royaume. Axel s’élance au milieu des ennemis, combat comme un lion, et meurt couvert de blessures. À cette nouvelle, la malheureuse Waldborg distribue son bien aux pauvres et se retire dans un couvent[15].

Quelques pièces toutes pleines de merveilleux semblent renfermer un sens symbolique.

Une jeune fille pleure d’être séparée de son amant, un corbeau s’approche d’elle, et s’offre à la conduire auprès de lui, à condition qu’il s’emparera du premier enfant auquel elle donnera le jour. La jeune fille accepte. Elle devient mère, le corbeau accourt et réclame sa proie. En vain la malheureuse se jette à genoux, pleure, prie, se désole, et offre, pour rompre son affreux contrat, toutes ses terres et tout l’or qu’elle possède. Le corbeau est inflexible. Il s’empare du nouveau-né, lui crève les yeux, boit son sang, et à l’instant, de corbeau qu’il était, il devient un beau jeune homme, et l’enfant ressuscite.

Un paysan va bâtir une maison auprès de la demeure d’un nain des montagnes. Celui-ci s’irrite, assemble ses compagnons, et tourmente le paysan jusqu’à ce que le pauvre homme, réduit à la dernière extrémité, lui cède sa femme. Le nain l’embrasse, et soudain sa taille s’élève, son visage devient beau. C’est un chevalier que l’amour anoblit. C’est un fils de roi disgracié, auquel un baiser de femme rend une nouvelle vie.

Quelquefois aussi on trouve dans le Kampe-Viser certaines pièces, comme celle du Moine, qui ressemblent singulièrement à une satire religieuse.

Douze hommes à cheval s’en viennent attaquer le couvent ; le moine marche à leur rencontre avec sa massue et les écrase l’un après l’autre. Il s’égare dans la campagne, rencontre un magicien, le force à lui montrer ses trésors, et le tue. Puis il revient au couvent et massacre quinze pauvres moines, parce que la soupe n’était pas prête, et quinze autres parce que le poisson n’était pas frit. Après cela, il crève un œil à l’abbé parce qu’il retient trop long-temps la communauté à l’église. L’intrépide moine ne veut plus entendre parler de prières, de lecture ni de chants au lutrin, et les religieux, ravis d’une telle vertu, le choisissent d’une voix unanime pour leur supérieur. Il se met à la tête de l’abbaye et la gouverne pendant trente ans.

Quelques pièces ressemblent, comme nous l’avons dit, aux chants de l’Edda ; nous en citerons une, entre autres, qui se rapproche beaucoup de ce chant original de Sœmund, connu sous le nom de Marteau de Thor[16].

Tord de Meeresburg court à cheval à travers la plaine. Il perd son marteau d’or et ne le retrouve pas de long-temps. Tord appelle son frère : « Il faut que tu t’en ailles, dit-il, dans les montagnes du Nord, chercher mon marteau. » Locke son frère prend un vêtement de plumes, et vole par-dessus les larges flots de la mer du côté des montagnes du Nord. Il arrive dans une forteresse, entre dans la grande salle et se présente devant le hideux Tolpel.


« — Sois le bien-venu, Locke, sois le bien-venu ! Comment va-t-on à Meeresburg ? Comment va-t-on dans le pays là-bas ?

— Bien, répond Locke. Tord a perdu son marteau, voilà pourquoi je suis venu.

— Dis-lui qu’il est enfoui à cinquante-cinq brasses sous terre. Il ne le reverra jamais, qu’il ne me donne pour épouse la jeune Feidlefsborg et tout ce que vous possédez.

« Locke reprend son vêtement ailé et traverse les flots salés de la mer : Tu ne recouvreras pas ton marteau, dit-il à son frère, à moins que tu ne sacrifies la jeune Feidlefsborg et tout ce que tu possèdes.

« Mais sur le banc où elle était assise, la fière jeune fille s’écrie : J’aime mieux un chrétien que ce monstre hideux. Prenons notre vieux père, arrangeons-lui les cheveux, et conduisez-le comme fiancée, à ma place, dans les montagnes du nord.

« Ils donnent au vieillard des vêtemens de jeune fiancée, sur ces vêtemens ils n’épargnent pas l’or, puis ils se mettent en route. Ils arrivent et s’asseoient sur le banc des fiançailles. Le comte Tolpel entre pour présenter la coupe nuptiale à la jeune fille. Mais avant de boire, le vieillard mange quinze bœufs, trente cochons, sept pains. Puis, pour apaiser sa soif, il boit douze mesures de bière dans un grand seau à anses et manque d’avaler le seau. Tolpel se promène dans la salle, joint les mains et s’écrie : D’où vient donc cette fiancée qui dévore autant de choses ? Puis il dit au sommelier : Prends garde aux tonneaux, nous avons à traiter une femme qui aime terriblement à boire. Pendant ce temps Locke rit sous ses vêtemens, et dit : Elle n’a pas mangé depuis huit jours, tant elle était occupée de l’idée de venir ici.

« Tolpel appelle ses écuyers : Apportez-moi, s’écrie-t-il, le marteau d’or ; je l’abandonne volontiers, pourvu que je sois séparé d’une telle fiancée, à ma honte, ou à mon honneur. Huit guerriers apportent sur un arbre le marteau, et le posent en travers sur les genoux du vieillard. Celui-ci le prend, le manie comme une verge, et frappe le monstrueux Tolpel, puis ses compagnons. Tous les hôtes réunis, tous les hommes du Nord en pâlissent d’effroi, et reçoivent des coups de marteau et de mortelles blessures.

Retournons maintenant, dit Locke au vieillard, retournons dans notre pays, car vous voilà devenus veuve. »


Un grand nombre de pièces du recueil que nous analysons sont consacrées aux croyances superstitieuses et aux idées de sorcellerie des hommes du Nord. Ici, des rossignols annoncent à un amant la mort de sa maîtresse ; là, une jeune fille tombe au pouvoir de l’homme de mer, qui l’emmène au fond des eaux, dans sa grotte de cristal. Tantôt c’est l’histoire d’un jeune homme qui s’égare pendant la nuit, et arrive sur une montagne où dansent les elfes : un de ces êtres fantastiques l’invite à danser, il s’y refuse, et tombe mort en arrivant chez lui ; tantôt celle d’une femme dont l’amant a été égorgé et coupé en morceaux : elle recueille avec soin toutes les parcelles de son corps, les trempe la nuit dans la source de Mariboe, et son amant revient à la vie ; tantôt celle de douze magiciens qui tous ont de merveilleux secrets. L’un peut conduire l’orage avec sa main ; un autre dompte les dragons ; un troisième sait tout ce qui se passe en pays étranger ; un quatrième se promène sous l’eau ; un cinquième possède une harpe que personne ne peut entendre sans se mettre aussitôt à danser.

À travers ces idées superstitieuses, pour la plupart assez bizarres ou copiées d’après de vieilles traditions, il en est une vraiment fort belle ; c’est celle qui attribue aux morts la faculté de se réveiller dans leur cercueil, et de revenir sur terre pour consoler un parent, ou répondre aux vœux d’un ami. Cette idée me semble exprimée d’une manière touchante dans cette pièce, qui a pour titre : La mère dans le tombeau :


« Dyring s’en va dans une île lointaine, et épouse une jolie jeune fille. Ils vécurent sept ans ensemble, et sa femme lui donna sept enfans. Alors la mort entre dans la contrée et enlève la femme, si belle et si rose. Dyring s’en va dans une île lointaine, épouse une autre jeune fille, et la ramène chez lui. Mais celle-ci était dure et méchante. Quand elle entra dans la maison de son mari, les sept petits enfans pleuraient ; ils pleuraient, ils étaient inquiets, elle les repoussa du pied. Elle ne leur donna ni bière, ni pain, et leur dit : Vous aurez faim et vous aurez soif. Elle leur retira les coussins bleus, et leur dit : Vous coucherez sur la paille toute nue. Elle éteignit les grands flambeaux, et leur dit : Vous resterez dans l’obscurité. Les enfans pleuraient le soir très tard, leur mère les entendit sous la terre, sous la terre où elle était couchée. « Oh ! que ne puis-je, s’écria-t-elle, m’en aller voir mes petits enfans ! » Elle se présenta devant Dieu, et lui demanda la permission d’aller voir ses petits enfans. Elle pria tant que Dieu se rendit à sa demande. « Mais quand le coq chantera, lui dit-il, tu ne resteras pas plus long-temps. »

Alors la pauvre mère se lève sur ses jambes fatiguées et franchit le mur de pierre. Elle traverse le village, et les chiens hurlent en l’entendant passer. Elle arrive à la porte de sa demeure ; sa fille aînée était là debout. « Que fais-tu là, mon enfant ? dit-elle. Comment vont tes frères et sœurs ?

— Vous êtes une belle grande dame, mais vous n’êtes pas ma mère chérie. Ma mère avait les joues blanches et roses, et vous êtes pâle comme la mort.

— Et comment pourrais-je être blanche et rose ? J’ai reposé dans le cercueil si long-temps !

« Elle entre dans la chambre ; ses petits enfans étaient là avec des larmes sur les joues. Elle en prend un et le peigne, puis tresse les cheveux à un autre, et en caresse un troisième et un quatrième ; le cinquième, elle le met sur ses bras, et lui ouvre son sein. Puis, appelant sa fille aînée : « Va t’en prier Dyring, dit-elle, de venir ici. » Et quand Dyring parut, elle lui cria avec colère : « Je t’ai laissé de la bière et du pain, et mes enfans ont faim et soif. Je t’ai laissé des coussins bleus, et mes enfans couchent sur la paille nue. Je t’ai laissé de grands flambeaux, et mes enfans sont dans l’obscurité. S’il faut que je revienne ainsi souvent le soir, il t’en arrivera malheur. » Alors la belle-mère s’écria : « Je veux désormais être bonne pour tes enfans. » Et depuis ce jour, dès que le mari et la femme entendaient gronder le chien, ils donnaient de la bière et du pain aux enfans, et dès qu’ils l’entendaient aboyer, ils se sauvaient, de peur de voir apparaître la morte. »


Qu’on me permette, avant de finir, de m’arrêter un instant sur cette tradition qui a laissé des traces nombreuses, non-seulement dans les poésies populaires de Danemark, mais dans celles d’Allemagne, d’Angleterre, d’Écosse, et de plusieurs autres contrées.

Nous avons déjà vu qu’au moment d’entrer en lutte avec le géant, Orm s’en va frapper à la porte du tombeau de son père, et lui demande son épée. Dans un autre chant danois, un jeune homme réveille sa mère dans son sépulcre, pour obtenir d’elle un conseil. Dans un autre encore, c’est un amant que les regrets de sa bien-aimée troublent dans la fosse où il est enseveli. Il se lève avec son cercueil et vient, au milieu de la nuit, frapper à la porte de la jeune fille. « Chaque fois, lui dit-il, que ton front s’éclaircit, que ton cœur est gai, mon cercueil est rempli de feuilles de roses ; chaque fois que tu as l’ame lourde et inquiète, mon cercueil est inondé de sang. »

La même croyance se trouve dans plusieurs sagas irlandaises, et dans l’Edda de Saemund. La prophétesse à laquelle Odin va demander une prédiction, s’écrie : « Qui donc trouble le repos de mon ame ? J’étais couverte de neige, mouillée par la rosée, trempée par la pluie. J’ai été long-temps morte. »

Une ballade écossaise raconte l’histoire d’un pauvre jeune homme mort de par-delà les mers, et qui s’en vient, pendant une nuit d’hiver, prier sa maîtresse de l’affranchir des sermens qu’il lui a faits[17] ; car, selon cette pieuse croyance, l’amour est plus puissant que la mort. L’ame de celui qu’une promesse d’amour enchaîne dans ce monde est inquiète et mal à l’aise dans le tombeau, jusqu’à ce que sa maîtresse le dégage de ses sermens ou le rejoigne dans le cimetière.

Dans une ballade magyare, une jeune fiancée, que son amour tourmente jusque dans le cercueil, vient enlever à son amant l’anneau qu’elle lui a donné[18]. Dans le Décaméron de Boccace, Lisabetta attend son amant, mais ses frères l’ont égorgé ; elle l’attend chaque jour, et le pleure chaque nuit. À la fin il apparaît lui-même le visage pâle et décomposé, lui annonce qu’il est mort, et lui montre l’endroit où il a été enterré[19]. Dans une ballade allemande, un amant vient lui-même annoncer sa mort à sa maîtresse. Il lui demande sa main ; mais au moment où elle la touche, elle meurt, et monte avec une couronne éternelle au ciel. Une autre ballade allemande, d’un caractère plus naïf encore et plus touchant, représente un pauvre petit enfant que sa mère pleure sans cesse, et qui se lève et vient lui dire : « Oh ! ma mère, ne pleure pas tant, car ma petite chemise est toute mouillée des larmes que tu verses, et je ne peux pas dormir dans mon tombeau. » Il faut citer encore cette tradition grecque de Protésilas, qui mourut au commencement de la guerre de Troie. Il soupirait tellement après sa femme Laodamia, que Pluton lui permit d’aller la revoir, et quand il la quitta, elle mourut. Sur le tombeau de Protésilas, on montrait encore, du temps de Pline, des peupliers qui, lorsqu’ils s’élevaient à la hauteur de Troie, dépérissaient tout à coup, et puis après commençaient à reverdir[20].

À la même tradition se rattache celle du chasseur qui revient toutes les nuits poursuivre le sanglier dans les bois, celle du tambour qui, à l’approche de l’ennemi, se réveille du sommeil de la mort pour battre encore la générale, et la chanson populaire d’après laquelle Bürger a fait sa Lénore.

À la même tradition, il faut joindre aussi celle d’Arthur, de Charlemagne, de Frédéric Barberousse, de Guillaume Tell, qui veillent encore dans les flancs des montagnes, laissant pousser leur barbe blanche, et attendant le jour où ils doivent reparaître pour secourir leur pays[21]. Le peuple est comme les individus attachés au souvenir de l’être qu’ils ont aimé : il ne veut pas laisser mourir entièrement ses bienfaiteurs et ses héros. Il les endort non loin de lui, il les berce au bruit de leurs louanges. Il espère qu’un jour, quand il les appellera, ils reviendront. Quel que soit le mérite littéraire des œuvres produites par ces traditions populaires, nous croyons que le sentiment religieux qui les a inspirées, le sentiment d’amour et de confiance sur lequel elles reposent, les rend dignes d’être recherchées et étudiées.


X. Marmier
  1. Es war ein Kœnig in Thule.
  2. Edda de Saemund, Volu-Spa.
  3. Le Naglfar est un vaisseau construit tout entier avec les ongles des morts. La mythologie allemande voulait sans doute exprimer par là la longue durée du monde. Que de siècles il fallait pour construire un tel vaisseau !
  4. Edda de Saemund, Volu-Spa.

    La même image se trouve dans un poème de Gonzalo de Bercea (XIIIe siècle) :

    Non sera el docena quien lo ose catar
    Ca veran por el cielo grandes flamas volar ;
    Veras a las estrellas caer de su logar
    Como caen las fojas quant caen del figar.

    (Viardot, Études sur l’Espagne, p. 121).

  5. Balder est le Dieu de l’éloquence, le plus doux et le meilleur des dieux ; il est fils d’Odin et de Frigga. Depuis long-temps, des rêves sinistres lui annonçaient qu’il devait mourir bientôt. Il communiqua ses craintes aux Ases, qui, pour prévenir un tel malheur, firent jurer à toutes les choses existantes, aux élémens, aux métaux, aux arbres, aux pierres, aux maladies, de ne point attenter à la vie de Balder. Mais par malheur les Ases oublièrent une plante, et Loki, l’esprit du mal, alla cueillir cette plante et la remit entre les mains de l’aveugle Hoder qui vint en frapper le corps de Balder, et le dieu mourut. Son frère alla le chercher dans l’empire des morts, la déesse Héla promit de laisser revenir Balder sur terre, si tous les êtres morts ou inanimés, le pleuraient. Les Ases convoquèrent tous les objets de la création, et chacun d’eux versa des larmes sur la mort du dieu bien-aimé. Mais une vieille femme resta l’œil sec, et nulle prière, nulle plainte, ne purent l’émouvoir. Elle refusa de pleurer, et Balder fut condamné à rester dans son ténébreux séjour. On présume que cette vieille femme était Loki. Pour le punir de ses méfaits, les dieux l’enchaînèrent sur un rocher, avec les boyaux de son fils. Ils placèrent sur sa tête un serpent destiné à lui jeter son venin sur le visage ; mais sa femme est là qui tient entre lui et le serpent une coupe pour recevoir le venin ; quand la coupe est pleine et qu’il faut la verser, le poison tombe sur la figure de Loki et lui cause de telles souffrances qu’en s’agitant il produit un tremblement de terre.

    Dans son livre intitulé : Littérature et Voyages, M. J.-J. Ampère a donné une analyse intéressante du mythe de Balder et du poème d’Ohlenschlager, écrit sur ce sujet.

  6. Mallet. Histoire de Danemark, t. 1.
  7. Leur nom vient de küren (choisir). Elles planaient au-dessus des champs de bataille, et choisissaient ceux qui devaient vaincre et ceux qui devaient périr. C’était aussi les Walkyries qui versaient, dans le Valhalla, l’hydromel aux héros. Les Walkyries n’étaient pas toutes des vierges célestes ; il y en avait qui habitaient la terre. Brinnhild, l’une des héroïnes des Niebelungen, était une Walkyrie, et les trois jeunes filles que Wieland-le-forgeron rencontra avec ses deux frères, étaient aussi des Walkyries. V. la Wilkina-Saga.
  8. Il y a encore de l’analogie entre cette croyance fabuleuse et la mythologie indienne. Brama a quatre têtes ; Siva en a cinq ; Soubramahnya a six têtes et douze bras. (Symbolique de Creuzer, traduite par M. Guigniaut.)
  9. Je citerai, entre autres, la ballade mystique de la Fille du Sultan, qui se retrouve en Danemark, en Suède, en Allemagne, en Hollande et en Irlande.
  10. Voici la traduction du titre entier : Recueil de cent chants danois, sur les guerres et autres singulières aventures arrivées dans le royaume aux vieux champions et aux rois illustres, depuis le temps d’Arild jusqu’à présent, auxquels ont été ajoutés cent autres chants sur les rois, les guerriers danois et autres, avec des notes amusantes et instructives. Copenhague, 1695.
  11. Altdanische Helden lieder, Balladen und Marchen. Heidelberg, 1811.
  12. Popular, heroic and romantic Ballads. Illustrations of northern antiquities, by H. Weber. Édimbourg, 1814.
  13. Il y a ici un de ces anachronismes qui se présentent plus d’une fois dans les épopées du moyen-âge. Dietrich, que les critiques s’accordent à regarder comme Theodoric, est mort en 527. Ogier-le-Danois vivait trois cents ans après, car il était contemporain de Charlemagne.
  14. Il y a dans le poème de Ferdussi, dans le Sha-nameh, un combat de Rustan avec un dragon, qui a beaucoup d’analogie avec celui-ci.
  15. Oehlenschlager a fait sur cette tradition d’Axel et Waldborg une tragédie fort estimée.
  16. Dans l’Edda le récit est plus développé et présente des détails plus piquans encore. Là, c’est le dieu lui-même qui est mis en scène ; c’est le dieu Thor qui revêt les habits de fiancée. Dans le chant danois, tout a été réduit à des proportions plus humbles. La fable mythologique est devenue une fable humaine.
  17. Percy. T. iii, p. 126.
  18. Wackernagel. Altdeutsche Blatter.
  19. Il Decamerone. Giorn. 4, Novel. 4.
  20. Wackernagel. Altdeutsche Blatter.

    On pourrait multiplier à l’infini les exemples poétiques de cette croyance superstitieuse. Elle est répandue en Orient. Dans un conte arabe, une jeune fille quitte chaque nuit son cimetière et vient voir son amant. Les Études de M. Émile Souvestre sur la Bretagne nous ont appris qu’elle existe aussi dans cette province. On a pu lire dans ces Études une ballade d’un pauvre homme qui revient, après sa mort, travailler sur terre, pour acquitter une dette qu’il a contractée.

  21. Frédéric Barberousse est enfermé dans une montagne du pays de Salzbourg ; avant qu’il reparaisse, sa barbe blanche doit faire trois fois le tour de la table devant laquelle il est assis. Un jour un berger s’égara autour de cette montagne, et fut conduit par un nain dans la grotte habitée par le vieil empereur.

    — Les corbeaux volent-ils encore au-dessus de la montagne ? lui dit Frédéric.

    — Oui, répondit le berger.

    — C’est bien ; j’ai encore cent ans à dormir.

    Quand Frédéric reparaîtra, il suspendra son bouclier à un arbre desséché. On verra l’arbre reverdir, et ce sera le signe d’une nouvelle ère, d’une époque de vertus et de félicité.

    Charlemagne est dans le Wunderberg, la couronne d’or sur la tête, le sceptre à la main ; sa longue barbe lui couvre toute la poitrine ; autour de lui sont rangés ses principaux seigneurs. Ce qu’il attend là, on ne sait ; la tradition dit que c’est le secret de Dieu.

    Cette tradition n’existe pas seulement pour Charlemagne, Arthur et les autres héros populaires du moyen-âge, elle remonte beaucoup plus haut. Saint Augustin dit qu’à Éphèse où saint Jean était enterré, on ne croyait pas que ce saint fût mort ; on le regardait comme endormi dans le tombeau qu’il s’était lui-même préparé, et attendant la seconde apparition du Seigneur. La preuve qu’il n’était pas mort, c’est que l’on voyait la terre qui couvrait sa tombe remuer de temps à autre, et suivre le mouvement de sa respiration.