Chants populaires/03

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POÉSIE POPULAIRE
DE
LA HOLLANDE.

Il est un pays, resserré dans des limites étroites, qui a rivalisé de puissance avec l’Espagne de Philippe II et la France de Louis XIV, un pays de deux millions d’habitans qui a envoyé ses navires de par le monde entier ; un pays d’art qui a fait école ; un pays de science qui a eu des universités célèbres, des noms illustrés par de grands travaux. Aujourd’hui, ce pays est à demi oublié. La république des stathouders, en se pliant au régime constitutionnel, semble avoir perdu sa mâle énergie. L’uniforme mesure des temps modernes a passé sur elle ; comme un autre Samson, elle a courbé la tête et s’est laissé couper ses longs cheveux. Sa marine a cédé le sceptre à l’Angleterre, ses universités de Leyde et d’Utrecht ont pâli devant celles d’Allemagne, et sa littérature n’occupe parmi nous qu’une place secondaire. Qui l’aurait dit ? Cette nation jadis si fière et si opiniâtre dans ses résolutions, cette patrie des réformateurs, des hommes d’état, des Guillaume d’Orange et des Barnewelt, cette riche Hollande que la main de fer du duc d’Albe ne put dompter, et que la volonté du grand roi ne put assouplir, cette Hollande est devenue la victime du contre-coup de la révolution parisienne. Elle a été mutilée par les trois jours d’orage de Bruxelles, affichée dans les protocoles, et traînée à la barre des cours d’Europe.

Et cependant, qu’on ne se hâte pas de la juger d’après les échecs qu’elle a reçus et les plaies toutes saignantes qu’elle porte sur les bras. Le vieux lion s’est retiré du champ de bataille, mais il s’appuie encore sur la poignée du glaive, et regarde sans s’effrayer les faisceaux de lances de ses ennemis. Je ne crois pas qu’aucun voyageur visite sérieusement la Hollande sans rendre justice à l’énergie opiniâtre et à l’esprit de persévérance qui la distinguent entre tous les autres peuples. C’est qu’elle n’a pas eu seulement à exercer cette énergie dans ses guerres avec les autres nations, ou dans des époques de désastres accidentels. La nature l’a traitée avec rigueur, la nature est entrée ici en lutte avec l’homme, et n’a cédé qu’à la force. L’élément qui est la principale source de richesse des Hollandais, est en même temps pour eux une cause continuelle de calamités. L’eau qui se répand dans leurs canaux, le fleuve qui baigne leurs prairies, la mer qui attend leurs navires, sont autant d’ennemis implacables contre lesquels on élève des remparts, comme on en élève ailleurs contre les invasions d’une armée. Dans la plus grande partie de la Hollande, le sol est au-dessous de l’eau ; les canaux dominent la surface de la plaine, et le peuple se retranche derrière ses digues pour échapper à l’inondation. Sans cesse il faut veiller sur ces digues, car sans cesse le fleuve les mine, sans cesse la mer tente de rompre ses entraves, ou couvre d’un banc de sable le champ du pêcheur. C’est un combat continuel où l’homme et l’élément avide se disputent le terrain pied à pied ; c’est à qui en cédera le moins, à qui en obtiendra le plus. Malheureusement, l’homme est souvent le plus faible. L’eau sape les fondemens de sa demeure, l’eau convertit en lac son jardin, l’eau pénètre toujours plus avant. C’est un affreux spectacle que celui d’une de ces inondations comme il en arrive presque chaque année, quand par un accident imprévu une digne vient à se rompre. Soudain l’alarme se répand à travers les campagnes, le tocsin sonne, le peuple s’assemble à la hâte. Hommes, femmes, enfans, tout le monde accourt avec des pelles, des haches, des faisceaux de pieux. On amasse des matériaux, on se met à l’œuvre, on travaille le jour à l’ardeur du soleil, la nuit à la lueur des flambeaux, jusqu’à ce que le fleuve pressé par tant d’efforts, dompté par tant de bras, se retire dans son lit, et de ses vagues mugissantes semble menacer encore ceux qui l’ont vaincu.

Or, partout où l’homme se trouve ainsi en lutte continuelle avec les élémens, ce qui se développe particulièrement en lui, c’est la patience et l’opiniâtreté de caractère. C’est ainsi que les peuples du nord sont plus ingénieux et plus défians que ceux du midi, car la nature les met sans cesse à l’épreuve et les trompe si souvent. Le caractère distinctif des Hollandais, c’est l’amour du travail, la persévérance ; leur devise est bien cette ancienne devise des stathouders : Je maintiendrai ! et l’esprit calme, tenace, peu éclatant, mais inflexible de Guillaume le taciturne, représente, on ne peut mieux, l’esprit général de toute la nation.

La même remarque doit s’appliquer à leurs œuvres d’art et de littérature. Il ne faut y chercher ni la hardiesse de la pensée, ni l’originalité. Ce sont des œuvres étudiées et laborieuses. La poésie de la Hollande accuse toujours le travail et l’érudition, et ses plus grands peintres sont avant tout des hommes de patience, mais d’une patience qui, parfois, produit de merveilleux effets. Plusieurs causes contribuent d’ailleurs à enlever à la Hollande le caractère de nationalité qu’elle pourrait avoir en poésie, et à lui inculquer l’esprit d’imitation. Par l’étroit espace qu’elle occupe, elle ne peut guère aspirer à se maintenir dans une sphère indépendante, à posséder l’ascendant qu’obtient naturellement un grand état. Par sa langue, elle tient à la vieille Germanie et à l’Angleterre. Par sa position géographique, elle touche d’un côté à la France, de l’autre à l’Allemagne, et subit tour à tour l’influence des deux pays. Quelquefois même tous deux agissent sur elle simultanément, et sa littérature devient une sorte de transaction entre le romantisme allemand et l’esprit français.

Cette littérature commence par des œuvres d’imitation et des traductions. Le premier poète de la Hollande, Jacques de Maerlant, savait sept langues. Il traduisit l’Historia scolastica de P. Commestor, le Speculum historiale de Vincent de Beauvais, et différens autres livres. C’était au xiiie siècle. La poésie, qui s’était tenue long-temps l’aile penchée, la tête assoupie, soupirant quelques hymnes à l’ombre des vieux cloîtres, se réveille tout à coup avec des chants de guerre et des chants d’amour. Jeune, belle, pleine de foi et de candeur, elle tient à la main une lyre d’or que nul vent impur n’a encore profanée. Les graves pensées du cœur, le sentiment de l’héroïsme, ébranlent seuls ses cordes vierges, et quand elles résonnent, leur chant harmonieux passe du midi au nord ; les orangers de la Provence l’écoutent sous leurs verts ombrages, et les chênes de la Germanie le murmurent au pays de Souabe. C’est une merveilleuse époque celle où la science des temps modernes apparaît ainsi avec son auréole, où sous le ciel du midi on voit éclore cette fleur de poésie dont une brise bienfaisante transporte au loin les étamines. Alors viennent toutes ces riantes fictions qui nous charment encore aujourd’hui. Alors l’air, les bois, les fleuves, les sinuosités de la prairie, les grottes des montagnes, les tours des châteaux se peuplent d’une foule de génies gracieux, qui par mille anneaux magiques, par mille chaînes de fleurs, rejoignent le nord à l’orient. Le monde est jeune : il s’abreuve à une source continuelle d’illusions. Il rêve, il croit, il chante. Les sylphes étendent sur lui leurs ailes diaprées, et les fées le guident dans ses premiers pas. Bientôt chaque abbaye a sa légende, chaque château sa chronique, et à quelques intervalles de temps, chaque pays son héros et son poète pour le chanter. Ainsi tandis que l’Espagne célèbre la gloire de Cid, la Bretagne chante son roi Arthur, et la France son Charlemagne. Tandis que vers le nord, Walther de Vogelweide idéalise les graces de la femme et les joies de l’amour, voici venir Pétrarque, qui près des rochers de Vaucluse, achève, comme l’a dit un autre poète, ses crystallins sonnets. Les traditions anciennes revivent, et de nouveaux cycles se forment avec de nouveaux poèmes. Un homme dont on ignore encore le nom, dote l’Allemagne des Niebelungen. Un autre écrit l’histoire mystique de Parcival ; un autre celle de Tristan, et au-dessus de tout plane le génie de Dante avec sa Divina Commedia.

La Hollande s’associa à ce grand mouvement poétique ; elle eut sa part de tous ces poèmes de chevalerie, de toutes ces fictions. Elle eut son roman de Lancelot, de Titurel, de Flor et Blanchefor, des Quatre Fils Aymond et son poème du Renard Si elle ne produisit elle-même aucune œuvre originale, elle n’en doit pas moins citer, avec un sentiment de reconnaissance, les hommes qui l’illustraient par leurs écrits à cette époque. Tandis que Jacques de Maerlant traduisait en style correct les ouvrages latins, Melis Stocke écrivait ses Chroniques rimées ; Claës Verbrechten reproduisait en néerlandais les poèmes étrangers, et Jean de Nélu célébrait les exploits de Jean Ier, duc de Brabant, qui lui-même a laissé une œuvre de poésie. C’est de cette époque que datent, à proprement parler, pour la Hollande, les premières règles de la versification, les premiers progrès de la langue. Une fois entrée dans cette voie, tout semblait lui présager une suite continue d’œuvres de mérite. Mais le xive siècle vint démentir ces espérances. Ce fut un temps de discordes civiles et de calamités. La longue lutte des Hoekschen et des Kabbeljauwschen[1] divisa le pays et le remplit de troubles et d’agitations. Le commerce, qui, dans le siècle dernier, avait commencé à prendre un essor imposant, tomba dans un état de décadence. Les lois et les institutions restèrent stationnaires ou prirent une marche rétrograde, et la poésie fut comme paralysée par ce bouleversement de l’ordre social. Quelques chroniques d’abbayes, quelques biographies de princes et d’évêques, voilà tout ce que la Hollande peut citer pendant un long espace de temps. Le xve siècle se passa à peu près de même. La science, il est vrai, fit un pas, l’érudition jeta quelques racines dans le pays, la philologie s’ouvrit de nouveaux points de vue, et l’université de Louvain se distingua par plusieurs travaux ; mais la littérature resta dans les mêmes voies obscures. Au commencement de ce siècle, il se forma cependant plusieurs sociétés qui semblaient devoir aider au développement de la langue et de la poésie hollandaise, mais qui, en réalité, lui nuisirent. Nous voulons parler de ces chambres de rhétoriciens (Kamers der Rederijkers), qui présentent une grande analogie avec les associations des maîtres chanteurs et les sociétés qui se formèrent plus tard en Allemagne. Chacune de ces chambres de rhétorique prenait un nom de fleur et une devise, et tous ses membres étaient classés par ordre hiérarchique. Le premier d’entre eux portait le titre d’empereur, les autres celui de prince, de doyen ; puis venaient les facteurs, les trouveurs (Vinder), les hommes chargés de faire telle ou telle pièce de vers, et ceux à qui on confiait le soin de préparer les cérémonies. Ces sociétés se proposaient des questions, distribuaient des prix et quelquefois concouraient ensemble. Il y en avait plusieurs dans chaque ville. Peu à peu on en compta jusqu’à deux cents dans la Hollande, et le nombre de leurs membres était assez considérable ; car, en 1561, dans une réunion qui eut lieu à Anvers, les sociétés de onze villes furent représentées par quatorze cent soixante-treize personnes.. Bientôt leur influence s’accrut, les grands seigneurs eux-mêmes les soutinrent de leur crédit, et Philippe-le-Bel, duc de Bourgogne, devint un de leurs membres. Dans les momens de trouble politique, elles exerçaient leur influence en se rangeant du côté de tel ou tel parti. Leurs armes, à elles, c’était l’épigramme, la chanson, la comédie grossière. Elles continuaient ainsi, avec le sarcasme et l’injure, la guerre que le peuple soutenait avec le glaive et l’arquebuse, et plus d’une fois ces escarmouches poétiques ne servirent que trop bien les rivalités de cités et les haines populaires. Dans le temps où la guerre des Hoekschen et des Kabbeljauwschen était le plus enflammée, le duc de Bourgogne fut obligé de rendre un édit pour interdire aux chambres de rhétorique les attaques trop injurieuses contre l’un ou l’autre des deux partis. Au xvie siècle, elles soutinrent la cause de la réformation mieux que n’auraient pu le faire bien des prédicateurs. Le dogme du protestantisme se plaida sur leurs théâtres, et le peuple assista à des spectacles où on lui représentait les cruautés du duc d’Albe, les massacres de Bruxelles, et la tête du duc d’Egmont tombant sous la hache du bourreau.

Sous le rapport littéraire, ces sociétés n’atteignirent nullement leur but. Elles étaient composées, pour la plupart, d’hommes peu lettrés, qui ne comprenaient pas le mouvement réel de la poésie. Au lieu de seconder l’esprit des écrivains en lui faisant prendre un essor hardi, elles fractionnèrent, en quelque sorte, les efforts de l’intelligence, et les réduisirent aux mesquines proportions du conte en vers, de la chanson. Puis ces sociétés s’établirent à une époque où la langue et la littérature hollandaise n’étaient pas encore assez formées pour vivre de leur propre vie, et conserver un caractère à elles. À défaut d’œuvres nationales propres à leur servir d’autorité et de modèles, les chambres de rhétorique eurent recours aux œuvres des autres peuples. Elles introduisirent dans la poésie de leur pays des expressions, des règles d’emprunt, et élevèrent l’édifice littéraire de la Hollande sur une base étrangère.

Mais le xvie siècle arrivait précédé de la découverte de l’imprimerie, et apportant avec lui la réforme religieuse, le principe de liberté des temps modernes. Tout le monde connaît l’histoire de cette lutte sanglante que les Pays-Bas soutinrent contre l’Espagne. Tout le monde sait avec quelle fermeté les protestans des Provinces-Unies résistèrent au despotisme de Philippe II et à la dictature du duc d’Albe ; comment ils subirent, sans changer de résolution, l’incendie et le pillage, la misère et la proscription, et comment leur héroïsme les affranchit enfin du joug qui pesait sur eux, et fit d’une province espagnole une république indépendante présidée par l’homme qui avait été le principal moteur et le chef de cette révolution, par Guillaume d’Orange le Taciturne.

Au milieu de ces évènemens politiques, la science et la littérature hollandaise s’enhardissent et prennent leur essor. Érasme développe cette finesse d’esprit, ces trésors d’érudition qui ont rendu son nom si populaire. Le fougueux Coornhert se délasse de ses guerres de protestant en traduisant quelques-uns des plus beaux livres de l’antiquité. Marnix écrit ses satires religieuses ; Visscher et Spieghel travaillent tous deux, par leurs préceptes, par leur exemple, à polir la langue hollandaise et à donner à la poésie une élégance de forme qu’elle n’avait pas encore eue. Bor publie son Histoire des Pays-Bas, Plantin son Trésor de la langue teutonique (Thesaurus teutonicæ linguæ), et la ville de Leyde préfère, à une exemption d’impôts, l’établissement d’une université. Puis, voici venir l’époque classique de la Hollande ; voici venir Hooft, formé à l’école des auteurs anciens et des écrivains italiens ; Hooft, poète et prosateur, qui créa la tragédie hollandaise et écrivit avec un rare talent une histoire de son pays ; Vondel, que les Hollandais appellent leur Shakspeare ; Jacob Cats, poète moral et didactique dont les œuvres se trouvent encore aujourd’hui à côté de la Bible dans toutes les familles ; Huygens, qui publia un recueil de satires et de poèmes descriptifs vraiment remarquable ; Kamphuizen, le poète tendre et mélancolique de cette époque ; Decker, Anslo, Westerbaan, Pierre de Groot, fils de Grotius, qui cultivèrent la poésie avec succès. C’était au commencement du xviie siècle ; pendant une cinquantaine d’années, la littérature hollandaise marcha : toujours en progressant. Le peuple la vit grandir avec orgueil ; les autres nations l’étudièrent, et après avoir long-temps eu recours à des modèles étrangers, elle servit à son tour de modèle aux Allemands.

Mais bientôt ce mouvement national s’affaiblit et s’arrête. L’influence étrangère reprend son empire. L’éclat du siècle de Louis XIV éblouit les écrivains de Hollande, comme ceux d’Allemagne et d’Angleterre. À cette époque, on peut dire que toute l’Europe obéissait à la même inspiration littéraire, et marchait par la même voie. Racine n’était pas seulement le grand poète de Versailles, il était aussi le poète de Londres, de Leipzig, de La Haye, de Madrid. Chaque nation adorait son génie, et quand Boileau formulait un de ses arrêts de critique, Boileau parlait pour le monde entier. Gottsched lui servit d’écho dans le Nord, Metastase l’applaudit en Italie, et Addisson le loua en Angleterre. Après la révocation de l’édit de Nantes, un grand nombre de familles protestantes se réfugièrent en Hollande, et contribuèrent encore à propager dans ce pays la connaissance de la langue et le goût de la littérature française. Dès-lors tout fut changé dans la patrie des Hooft et des Vondel. On oublia les efforts tentés par les hommes du xviie siècle, pour donner à la littérature un caractère national. On se mit à imiter les écrivains français, et ce travail d’imitation ne s’appliquait qu’à la forme, rarement à la pensée. La poésie descendit de ses hauteurs célestes, et se matérialisa. On ne lui demanda plus ce langage inspiré, cette parole tendre ou héroïque que l’antiquité écoutait avec admiration, et le moyen-âge avec ravissement. On lui mit une perruque à boucles sur la tête, on lui donna un habit à paillettes, des manchettes plissées et des jabots de dentelles, et sous ce vêtement de cour, la pauvre muse, oubliant son ancienne liberté, s’appliqua à chercher des combinaisons de style artificielles, des tournures de phrase harmonieuses, et remplaça le sentiment par la couleur, l’idée poétique par l’expression pompeuse et l’hémistiche habilement cadencé. Pendant un long espace de temps, toute la littérature hollandaise est assujétie au même niveau, et à travers la grande quantité d’œuvres sans valeur qu’elle a produites, à peine trouve-t-on à citer quelques noms dignes d’être conservés, comme ceux de Hoogvliet, l’auteur d’Abraham ; de Huydecoper, plus grammairien que poète, et de Haren, qui chanta les Aventures de Friso. C’est seulement vers la fin du xviiie siècle que la Hollande s’affranchit de cette poésie d’imitation. L’étude de la littérature anglaise et allemande lui indiqua une nouvelle route à suivre, et Bilderdijck, Feith, Tollens, Kinker, Helmers, furent les apôtres de cette école moderne, de ce romantisme poétique qui a gagné toute l’Europe.

Qu’on me pardonne de traverser aussi rapidement l’histoire de cette littérature. Mon but n’était pas de m’arrêter aux œuvres d’art proprement dites, mon but est de rechercher derrière la poésie élégante, étudiée, applaudie, derrière la poésie du grand monde, l’humble poésie populaire qui vit ignorée, et s’épanouit à l’écart comme une pauvre fleur des champs. Et dois-je le dire ? Si dans les autres pays cette poésie n’occupe qu’une place obscure et secondaire, en Hollande elle me paraît beaucoup plus intéressante, plus originale, plus vivace, que celle à laquelle les sociétés d’Amsterdam distribuaient leurs couronnes. Elle subsiste tandis que l’autre meurt. Elle reflète dans son miroir d’acier les évènemens de chaque époque, et le caractère particulier de chaque évènement. Elle a l’ame religieuse et l’enthousiasme guerrier. Elle porte tour à tour la couronne de fleurs et l’armure, et sa main peut faire vibrer les cordes de la mandoline sous les fenêtres de la jeune fille, et soutenir le poids de l’arquebuse sur le champ de bataille. S’il se présente une histoire romanesque, elle s’en empare ; si une action glorieuse, elle la chante ; si un héros, elle le divinise. Interprète sincère du peuple, elle suit le peuple partout, dans ses luttes et dans ses souffrances, dans ses heures de joie et ses jours de triomphe. C’est elle qui accueille avec des acclamations le principe de liberté religieuse formulé par Luther. C’est elle qui anathématise le duc d’Albe. C’est elle qui pleure sur la mort d’Egmont et du comte de Horn.

Les chants populaires de la Hollande sont en grand nombre. On en trouve une partie dans les recueils connus sous le nom des Blauwboekjes (Livres bleus), et dans quelques autres ouvrages. Mais il en existe une plus grande quantité encore en manuscrits, et chaque fois qu’on a fouillé dans les bibliothèques de La Haye, d’Amsterdam, et de quelques autres villes, on en a découvert de nouveaux. M. Le Jeune a publié sur cette poésie un livre intéressant ; mais il a eu le grand tort de mêler à des chants vraiment populaires plusieurs pièces qui n’ont jamais pu aspirer au même titre[2]. Le meilleur ouvrage qui existe sur ce sujet est celui de M. Hoffmann de Fallersleben, professeur à Breslau. M. de Fallersleben a étudié la poésie hollandaise en Hollande même. Il est entré en relation avec les savans du pays, il a pénétré dans les archives les plus secrètes des bibliothèques, et après un travail patient, sérieux, il a publié deux livres : l’un, en latin, présente les indications bibliographiques les plus essentielles sur les anciens poètes de la Hollande, l’autre est un recueil de chants populaires avec le texte hollandais et des annotations en allemand[3].

La poésie populaire de la Hollande remonte sans doute très haut, la plupart des faits qu’elle retrace ont une origine lointaine ; ils ont été racontés à l’instant même où ils se passaient, et plusieurs fois ensuite, mais les divers chants qui nous restent ne sont guère antérieurs au xve siècle. Cette poésie doit être divisée en deux parties : chants religieux et chants profanes. Les premiers sont curieux à étudier comme expression d’une époque de catholicisme abstrait et rêveur. Tout ce que les Tauler, les Suso, les Ruysbroeck et les autres mystiques des xive et xve siècles, se plurent à enseigner se trouve ici fidèlement reproduit. On voit que la doctrine du mysticisme s’était peu à peu insinuée parmi le peuple, et qu’il aimait à redire dans ses vers ce qu’il entendait prêcher dans ses églises. Mais, c’est chose étrange que de voir jusqu’où va ce mysticisme, comme il symbolise ses conceptions, comme il est raffiné dans ses croyances, et naïf encore dans ses raffinemens. Ainsi, jamais il n’exprime son idée comme il la sent, il lui faut une allégorie, et pour trouver cette allégorie, il descend de ses hauteurs sublimes aux réalités de la vie. Pour lui, la croix est un arbre de mai qui fleurit pour le salut du monde. Sur cet arbre vient se poser un rossignol amoureux d’une jeune fille, il soupire, gémit, languit pour elle et meurt. Le rossignol, c’est le Christ ; la jeune fille, c’est l’église chrétienne. Presque toujours le Christ est représenté comme un jeune fiancé, après lequel les ames fidèles soupirent. Parfois même le symbole va plus loin ; le Christ sort le soir et court après les ames qui sont agitées par le désir, et souffrent et se plaignent. L’une d’elles s’écrie : « Ô Marie ! prenez donc garde à votre fils, voyez comme il s’empare des jeunes filles. » Une autre lui dit : « Ô Jésus ! avec vos yeux noirs, vous m’ôtez l’usage des sens. Je veux me plaindre à Marie des tourmens que vous me faites éprouver. » À quoi Jésus répond : « Oui, plaignez-vous à ma mère, et je m’en vengerai. Je mettrai l’amour dans votre cœur, et il se brisera. »

Tous ces poètes mystiques dépeignent l’amour religieux avec les mêmes images que l’amour temporel, et le placent dans les mêmes conditions. L’ame fidèle se représente Jésus, son bien-aimé, comme un être réel ; elle est triste, elle languit. Elle aspire à lui parler, à s’approcher de lui. Elle voudrait voir éclore son sourire, rencontrer son regard, se pencher sur lui, et déposer un baiser d’amour sur son front et sur ses joues. Le monde lui est à charge. Les plaisirs de la foule la fatiguent ; elle ne rêve qu’à un seul objet, elle ne s’entretient que d’une seule pensée, et comme une religieuse mystique d’Utrecht, elle s’écrie : « L’amour va, l’amour vient, l’amour s’arrête, l’amour chante, l’amour repose dans l’amour, l’amour dort, l’amour veille, l’amour fait tout oublier. »

Le même mysticisme se retrouve dans les chants consacrés à la Vierge. Le poète emploie à la fois, pour la dépeindre, toutes les expressions les plus métaphoriques et les figures les plus communes de la vie habituelle. C’est un astre du matin, c’est un océan de bonté, c’est une ancre de salut, et puis c’est la jeune femme, c’est la mère qui allaite son enfant et l’emporte sur ses bras en Égypte, et lui cueille des dattes le long du chemin. On sait que les mystiques du moyen-âge s’étaient surtout plu à idéaliser la Vierge. Dans leur pensée, elle devient la reine du monde, la maîtresse de l’univers. Le Christ lui-même lui est subordonné, il attend ses ordres, et lui obéit comme un fils obéit à sa mère.

Il faut remarquer encore dans cette série de chants religieux ceux où la vie du Christ est représentée avec tous ses détails de vie réelle, toute cette bonne foi candide des anciens peintres. Tantôt, c’est Jésus qui s’amuse dans son berceau avec les jouets qu’on lui apporte ; tantôt sa mère qui lui prépare un bain, et saint Joseph qui cause avec son âne. Admirable naïveté de ces esprits du moyen-âge qui, pour se rapprocher plus près de Dieu, le mesuraient à leur taille, et se l’assimilaient en quelque sorte en lui prêtant leurs souffrances et leur histoire.

Un des chants qui expriment le mieux tout ce caractère de mysticisme que nous avons essayé de dépeindre est celui qui a pour titre : La Fille du sultan. Il a été, à une certaine époque, très populaire, car il existe dans toutes les contrées du nord, et on ne nous saura peut-être pas mauvais gré de le reproduire ici en entier.

« Écoutez, vous tous qui êtes pleins d’amour, je vais vous chanter un chant d’amour et de concorde, un chant de grandes et belles choses. Une fille de sultan élevée dans une terre païenne s’en alla un jour au lever de l’aurore le long du parc et du jardin.

« Elle cueillait les fleurs de toutes sortes qui brillaient sous ses yeux ; et se disait : Qui donc a pu faire ces fleurs, et découper avec tant de grace leurs jolies petites feuilles ? Oh ! je voudrais bien le voir.

« Je l’aime déjà du fond du cœur. Si je savais où le trouver, je quitterais le royaume de mon père pour le suivre. Et à minuit, voici Jésus qui arrive, et qui s’écrie : Jeune fille, ouvrez ! Elle se lève sur son lit et accourt en toute hâte.

« Elle ouvre la fenêtre et aperçoit le bon Jésus resplendissant de beauté. Elle le regarde avec tendresse, puis s’inclinant devant lui : D’où venez-vous donc, dit-elle, ô noble et majestueux jeune homme ?

« Quel est le cœur qui pour vous ne s’enflammerait pas ? car vous êtes si beau ! — Et moi, jeune fille, je te connais, je connais ton amour, apprends donc qui je suis : c’est moi qui ai créé les fleurs.

— Est-ce bien vous, mon puissant Seigneur, mon amour, mon bien-aimé ? Combien de temps je vous ai cherché ! et maintenant que vous voilà, il n’y a plus rien qui m’arrête. Avec vous je m’en irai. Que votre belle main me conduise là où il vous plaira.

— Jeune fille, si vous voulez me suivre, il faut tout abandonner, votre père, vos richesses et votre beau palais. — Votre beauté m’est plus précieuse que tout cela. C’est vous que j’ai choisi ; c’est vous que j’aime. Il n’y a rien sur la terre d’aussi beau que vous.

« Laissez-moi donc vous suivre où vous voudrez. Mon cœur m’ordonne de vous chérir et je veux être à vous. — Il prit la jeune fille par la main. Elle quitta cette contrée païenne, et ils s’en allèrent ensemble à travers les champs et les prairies.

« Le long du chemin ils s’entretenaient avec gaieté l’un l’autre, et la jeune fille lui demanda son nom. — Mon nom, dit-il, est merveilleux. Par sa puissance il guérit le cœur malade. Vous pourrez le lire sur le trône élevé de mon père.

« Donnez-moi tout votre amour, consacrez-moi vos sens et votre esprit. Mon nom est Jésus : ceux qui m’aiment le connaissent bien. — Elle le regarda avec tendresse, et se courbant à ses genoux, lui jura fidélité.

« Comment, dit-elle, comment est votre père, ô mon beau fiancé ? pardonnez-moi cette question. — Mon père est très riche. La terre et le ciel lui obéissent. L’homme, le soleil, les étoiles, lui rendent hommage.

« Un million de beaux anges s’inclinent devant son trône les yeux baissés. — Si votre père est si puissant et si élevé au-dessus de nous tous mon bien-aimé, comment est votre mère ?

— Jamais il n’y eut dans le monde une femme aussi pure. Elle devint mère d’une façon miraculeuse, sans cesser d’être vierge. — Ah ! si votre mère est si belle et si pure, de quelle contrée venez-vous donc ?

— Je viens du royaume de mon père où tout est joie, beauté, vertu. Là des milliers d’années se passent comme un jour ; d’autres milliers d’années leur succèdent pleines de repos et de félicité.

— Seigneur, que de prodiges vous m’apprenez ! Hâtons-nous donc, ô mon roi, d’arriver à la demeure de votre père. — Restez pure et sincère, je vous donnerai mon royaume et vous y vivrez éternellement.

« Ils continuèrent leur route à travers les champs et les prés, et ils arrivèrent auprès d’un couvent où Jésus voulut entrer. — Hélas ! dit-elle, voulez-vous me quitter ? Si je n’entends plus votre douce voix, je languirai sans cesse.

— Attendez-moi ici, il faut que j’entre dans cette maison. — Il entre, et elle reste à la porte pour l’attendre ; mais, quand elle ne le voit plus, des larmes d’amour tombent sur ses joues.

« Le jour se passe ; le soir arrive, elle attend encore, mais son fiancé ne vient pas. Alors elle s’avance vers le couvent et frappe, et crie : Ouvrez-moi la porte, mon bien-aimé est ici.

« Le portier ouvre et regarde cette jeune fille si belle et si imposante. — Que voulez-vous ? dit-il. Pourquoi venez-vous ici toute seule ? Pourquoi ces larmes ? Dites-moi quel est votre chagrin ?

— Hélas ! celui que j’aime si tendrement m’a quittée. Il est entré dans cette maison et je l’ai attendu long-temps. Dites-lui de sortir, dites-lui de venir me trouver, avant que mon cœur se brise, car il est mon fiancé.

— Jeune fille, celui qui vous a quittée n’est pas venu ici, j’ignore qui est votre bien-aimé. Je ne l’ai pas vu. — Mon père, pourquoi voulez-vous me le cacher ? Mon bien-aimé est ici ; en me quittant, il m’a dit : J’entre dans cette maison.

— Mais dites-moi comment il s’appelle, je saurai si je le connais. — Hélas ! je ne puis le dire ; j’ai oublié son nom. Mais c’est le fils d’un roi : son empire est immense ; son vêtement est bleu de ciel et parsemé d’étoiles.

« Son visage est blanc et rose, ses cheveux sont blonds comme l’or, et toute sa nature est si merveilleuse et si douce, que rien au monde ne lui ressemble. Il venait du royaume de son père, et voulait m’emmener avec lui. Mais, hélas ! il est parti.

« Son père tient le sceptre de la terre et du ciel ; sa mère est une vierge très belle et très chaste. — Ah ! s’écria le portier, c’est Jésus notre Seigneur. — Oui, mon père, c’est lui que j’aime et que je cherche.

— Bien, jeune fille, si c’est là votre fiancé, je veux vous le montrer. Venez, venez, vous êtes au bout de votre voyage. Entrez sous notre toit, ô jeune fiancée ; et, dites-moi, d’où venez-vous ? sans doute d’une terre étrangère ?

— Je suis la fille d’un roi. J’ai été élevée dans les grandeurs, et j’ai tout quitté pour celui que j’aime. — Vous retrouverez plus que vous n’avez quitté, près de celui de qui tous les biens proviennent, près de Jésus, votre amour.

« Entrez donc, et suivez mon conseil. Je vous mènerai à Jésus ; mais renoncez à toutes les grandeurs païennes ; renoncez à la tendresse de votre père, oubliez votre terre de paganisme, car désormais vous devez être chrétienne.

— Oui, mon père, je me rends à vos avis. Mon amour est ce que j’ai de plus cher, et nul sacrifice ne peut m’effrayer. Et alors le religieux lui enseigne la vraie foi et la loi de Dieu. Il lui dit l’histoire sainte de Jésus, depuis sa naissance jusqu’à sa mort.

« La jeune fille dévoua son ame à Dieu : elle avait un grand désir de voir Jésus, son bien-aimé, et elle l’attendit long-temps ; mais, quand elle fut près de mourir, Jésus lui apparut.

« Il la prit doucement par la main et l’emmena dans son beau royaume. Là, elle est devenue reine ; elle goûte toutes les jouissances que son cœur peut désirer, et des milliers d’années passent pour elle comme un jour. »

Les autres chants populaires se composent, pour la plupart, de chansons de corporations d’une nature rude et grossière, de chansons de guerre du temps de la réformation, et de ballades chevaleresques. Ces ballades ont un grand rapport avec celles de l’Allemagne : elles proviennent, les unes et les autres, de la même origine ; mais on ne sait auquel des deux pays il faut les attribuer. Il est probable que la Hollande en a composé plusieurs ; et le plus grand nombre appartient évidemment à l’Allemagne. C’est là surtout que se révèle l’esprit rêveur et sentimental des hommes du nord. Dans ces ballades, l’amour n’est point revêtu de ces brillantes couleurs que lui prête la poésie du midi. Il a le front pensif, le regard mélancolique. Le ciel azuré du mois de mai lui laisse toujours entrevoir quelque nuage. Les arbres des forêts courbent avec tristesse leurs longs rameaux vers lui, et le murmure des ruisseaux résonne à son oreille comme un vague soupir. Jusque dans sa joie il y a des larmes ; dans ses heures d’ivresse, un douloureux pressentiment ; dans sa couronne de myrte, des fleurs qui se fanent. En même temps il est tendre et fidèle, plein d’abnégation et de dévouement : il languit pendant de longues années sans se plaindre. Dans l’immensité de ses désirs, il se nourrit d’un peu d’espérance, comme l’Océan d’un brin d’herbe. Il a foi, et il attend ; s’il est trompé, il se résigne et attend encore. Il y a une ballade allemande qui exprime à merveille cet espoir muet, cette patience inépuisable de l’amour : on me l’a contée dans la vallée de Bade, et je vais vous la dire. Un chevalier partait pour la croisade. La jeune fille qu’il aime l’accompagne à quelque distance de sa demeure ; puis il la quitte, et lui dit en l’embrassant : « Viens m’attendre ici dans trois ans ; nous nous retrouverons à l’endroit même où aujourd’hui nous nous disons adieu. » La jeune fille se retire dans la solitude ; et, au bout de trois années, elle accourt sur le chemin où elle s’est séparée du chevalier. Elle regarde de tous les côtés ; elle attend, elle passe là de longs jours et de longues nuits. À la fin, la pauvre fille tombe malade de chagrin, et se transforme en fleur. C’est cette fleur bleue que les Allemands appellent wegwarten, qui croît au bord des sentiers, qui tourne sa jolie tête vers les sinuosités du chemin, et semble attendre le voyageur, et lui dire, quand il passe : « Regardez, me voici. »

Les chants populaires de la Hollande peuvent rivaliser avec ceux de l’Allemagne pour le sentiment profond et plein de grace avec lequel ils représentent l’amour. Au-delà de l’Escaut, comme au-delà du Rhin, l’amour s’absorbe tout entier dans une pensée unique, dans une contemplation idéale. Il n’y a pour lui ni saisons, ni distance, ni temps. Entraîné par ses rêves, il oublie les calculs habituels de la vie, et s’élance au-delà des jours, au-delà de l’espace. S’il faut qu’il se sacrifie, il est tout prêt ; s’il faut qu’il meure, il accepte la mort avec joie ; car ses espérances ne prennent point racine dans ce monde, et son avenir est ailleurs. Une femme, qu’un obstacle invincible empêche de répondre à l’amour d’un homme qu’elle chérit, lui dit en le quittant : « Je ne serai que ta fiancée sur cette terre ; et notre mariage se fera dans le ciel. » Une jeune fille se condamne à passer sept ans dans une cabane de lépreux pour attendre celui qu’elle aime. Une autre sort le soir de son château pour aller à la rencontre de son amant ; elle est enlevée par un nain. Son amant arrive, ne trouve que son voile, croit qu’elle est morte, et se tue ; et elle se tue aussi, afin de le rejoindre dans un autre monde. Trois jeunes filles s’en vont, l’hiver, pieds nus dans la neige : elles parlent de leur amour, et ne sentent pas le froid. L’une d’elles pleure, car son amant est mort ; les autres l’engagent à en choisir un autre ; mais elle s’écrie : « Oh ! non, jamais la joie n’entrera dans mon cœur ! Oh ! non, jamais je ne pourrai avoir un autre amour ! Adieu, je m’en vais mourir sous le tilleul où mon amant est mort. » Une femme est assise au bord du sentier, la tête cachée dans ses mains, les yeux baignés de larmes. Un chevalier arrive, et lui demande pourquoi elle pleure. « Hélas ! dit-elle, j’attends depuis sept ans celui que j’aime, et je n’en ai plus de nouvelles ! — Je le connais, s’écrie le chevalier ; il est dans la Zélande ; il est amoureux de plusieurs femmes, et plusieurs femmes l’aiment. » La malheureuse n’exhale aucun murmure, ne fait entendre aucun reproche. — Oh ! puisse-t-il être heureux ! dit-elle ; puissent celles qui l’aiment être heureuses aussi ! puissent-ils tous avoir autant de joie qu’il y a d’étoiles au ciel ! Le chevalier lui présente une chaîne d’or, et tente de la séduire. Mais elle repousse ses offres. — Quand vous me donneriez une chaîne d’or assez grande pour unir la terre au ciel, vous ne m’empêcheriez pas de rester fidèle à celui que j’ai aimé et attendu depuis sept ans.

Un autre trait distinctif de ces ballades, c’est le culte de la beauté qui s’y révèle, et le sentiment d’honneur chevaleresque qu’elles expriment. Partout où la beauté apparaît, les distances de rang s’effacent. Le chevalier épouse la fille du paysan ; le margrave conduit dans son château la blonde enfant d’un de ses serfs ; celle qui, hier encore, gardait les troupeaux dans les champs, quitte ses vêtemens de bergère, devient reine, et les fiers barons eux-mêmes reconnaissent son titre de reine dans le charme de son sourire et la douce expression de ses yeux. Mais en même temps, ces hommes qui s’agenouillent devant la beauté et courbent humblement le front sous une main de jeune fille, ces hommes se relèvent avec orgueil à l’aspect d’un rival ; et s’ils reçoivent une injure, ils sont inflexibles dans leur colère, implacables dans leur vengeance. La ballade la plus célèbre de ce genre est celle du comte de Floris. Il a séduit la femme de Gérard de Velsen, et Gérard le tue, mais quelque temps après, les amis du comte de Floris veulent venger sa mort ; ils s’emparent de son ennemi, le torturent, l’enferment dans un tonneau hérissé de pointes de fer, puis lui demandent avec une sanglante ironie : « Comment te trouves-tu à présent, ô Gérard-le-Grand ? » Et Gérard leur répond « Je suis comme j’étais quand ma main fit mourir votre ami le comte Floris. »

Voici deux autres ballades qui me semblent résumer assez bien le caractère général de ces chants populaires, L’une ressemble à un vague retentissement de la tradition antique de Héro et de Léandre, mais il ne faudrait y chercher ni la grace du poème de Musée, ni les brillantes couleurs de celui de Marlowe. En passant dans le Nord, elle s’est dépouillée de ses draperies grecques ; en se popularisant, elle est redescendue au niveau de la tradition vulgaire. L’autre ballade, intitulée l’Enlèvement, représente en même temps, sous des images grossières, d’un côté cette contrainte d’amour, de l’autre cet esprit de vengeance que j’ai cherché à indiquer.

LES DEUX ENFANS DE ROI.

« Il y avait deux enfans de roi qui s’aimaient tendrement ; mais ils ne pouvaient se voir, car ils étaient séparés l’un de l’autre par un fleuve profond.

« Un soir, la jeune fille pose trois lumières au bord de l’eau, afin de guider son bien-aimé.

« Mais une vieille femme, une vieille femme méchante, éteint ces trois lumières, et le fils du roi se noie.

— Oh ! ma mère, s’écria la jeune fille ; ma bonne mère, la tête me fait si mal ! Ne pourrais-je m’en aller un instant au bord de l’eau ?

— Mon enfant, vous ne pouvez aller toute seule ; appelez votre jeune sœur et dites-lui de vous accompagner.

— Ma jeune sœur est un petit enfant. Elle cueille toutes les fleurs qu’elle trouve le long de son chemin, et ne laisse que les feuilles. Le monde dit : Voilà ce que font les filles du roi.

« La mère s’en va à l’église. La jeune fille sort, et marche au bord de l’eau jusqu’à ce qu’elle trouve le pêcheur de son père.

— Ô pêcheur, s’écrie-t-elle, mon bon pêcheur ! veux-tu jeter tes filets dans la rivière ? Je te récompenserai.

« Il jette ses filets dans la rivière, les laisse couler au fond et ramène le fils du roi.

« La jeune princesse tire de son doigt un anneau d’or, et le donne au pêcheur : — Tiens, dit-elle, voilà pour ta peine.

« Puis, elle prend son amant dans ses bras et lui donne un baiser sur les lèvres : Ô ma jolie bouche, dit-elle, que ne peux-tu parler ! Ô mon pauvre cœur, que ne peux-tu battre encore !

« Elle prend son amant dans ses bras et se jette dans l’eau : — Adieu ! mon père et ma mère, vous ne me reverrez plus.

« Adieu ! mon père et ma mère, et vous tous qui m’aimez. Adieu ! mon frère et ma sœur, je m’en vais dans le royaume du ciel. »

L’ENLÈVEMENT.

« Si toutes les montagnes étaient d’or, si tous les fleuves étaient changés en vin, je vous aimerais encore mieux que les fleuves et les montagnes.

— Si vous m’aimez autant que vous voulez me le faire croire, allez trouver mon père et demandez-moi en mariage.

— J’ai déjà fait la demande ; votre père l’a repoussée. Décidez-vous vous-même, et venez avec moi.

— Je pourrais bien me décider ; mais les hommes ont si peu de bonne foi. Si vous m’abandonniez, je resterais sans amis.

— Je ne vous abandonnerai qu’à la mort. Vous êtes une fille de roi ; vous êtes une rose si fraîche. »

Tous deux se prennent par la main, s’en vont sous les tilleuls, et la jeune fille devient mère.

« Me voilà faible et malade, dit-elle ; je prie la vierge Marie de venir à mon secours. »

Son amant lui répond :

« Je voudrais que vous fussiez délivrée de votre enfant, et enterrée sous le tilleul vert.

— Si vous désirez me voir enterrée, moi, je voudrais vous voir pendu par le cou. »

Le chevalier lève la main, et lui donne un soufflet si fort qu’il la fait tomber par terre.

« Vous m’avez frappée à tort, lui dit-elle ; dans sept ans d’ici vous aurez recours à moi. »

Au bout de sept ans, le chevalier, portant la crécelle de lépreux, vient lui demander l’aumône, car il était dans le besoin. La jeune femme appelle son enfant.

« Ô mon enfant ! dit-elle, donne une chaise à ton père, j’ai vu le jour où c’était un hardi chevalier.

« Ô mon enfant ! apporte-lui du pain ; j’ai vu le jour où il n’avait besoin de rien.

« Ô mon enfant ! apporte-lui de la bière ; j’ai vu le jour où c’était un fier gentilhomme.

« Ô mon enfant ! apporte-lui du vin, apporte-lui du vin ; j’ai vu le jour où il était mon bien-aimé. »

Le père de la jeune femme, caché derrière la porte, entend ces paroles. Il tire son épée du fourreau, s’élance sur le chevalier, et lui tranche la tête.

Puis, la prenant par les cheveux, et la jetant à sa fille « Tiens, lui dit-il, pleure là-dessus.

— Hélas ! répond la malheureuse, si je voulais pleurer autant que je le dois, j’aurais assez à faire de pleurer tous les jours de l’année. »


X. Marmier.
  1. Hoekschen, hameçon, kabeljauwschen, morue.
  2. Proeven van de nederlandsche volkszangen sedert de xve eeuw, par Le Jeune. La Haye, 1828.
  3. Horæ belgicæ. Pars prima. Breslau, 1830, Pars secunda. Breslau, 1833.