Chants populaires de la Basse-Bretagne/La Marquise de Guerrande

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LA MARQUISE DE GUERRANDE
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I

Le marquis de Guerrande disait,
Quand il resta malade sur son lit :
— Si j’avais du papier et de l’encre,
J’aurais écrit une lettre ;

J’aurais écrit une lettre,
(Pour dire) à la marquise de venir à la maison….
…………………………………………………………
…………………………………………………………

Quand la lettre lui arriva,
Elle était dans la salle, à prendre ses ébats ;
Elle était dans la salle, à prendre ses ébats,
Quatre jeunes demoiselles (étaient) avec elle.

Elle ne l’avait pas à moitié lue,
Qu’elle demanda un escabeau pour s’asseoir :
— Attelez dix chevaux au carrosse,
Pour aller à Guerrande, cette nuit.

II

La marquise souhaitait le bonjour,
En arrivant dans la ville de Belle-Isle :
— Bonjour à vous, habitants de Belle-Isle,
Comment va monseigneur le marquis ?

— Nous n’avons pas été à Guerrande,
Depuis le dernier paiement.
La marquise souhaitait le bonjour,
En arrivant au bourg de Ploegat :

— Bonjour à vous tous, habitants de Ploegat,
Comment va monseigneur le marquis ?
………………………………………………………

La marquise souhaitait le bonjour
En arrivant à Guerrande :

  — Bonjour et joie à tous dans cette maison,
Mon pauvre mari où est-il ?
— Il est dans son lit, malade,
Marquise, allez auprès de lui.

  La marquise souhaitait le bonjour,
En arrivant dans la chambre blanche :
— Pardon, dit-elle, mon mari,
Pour avoir quitté la maison.

  — Ce n’est pas à vous de demander pardon,
Mais à moi-même, madame ;
C’est moi qui vous ai offensée,
Quand je vous chassai.

  Ma pauvre femme, si vous étiez contente,
Je ferais mon testament ?
— Faites le testament que vous voudrez,
Comme vous direz il sera fait.

  — À Guerrande sera bâti
Un couvent, neuf, en assurance,
Et il y aura douze pauvres,
D’aujourd’hui à jamais.

  Ils auront de la bouillie passée au crible, à midi.
De la viande et de la soupe deux fois par jour ;
De la viande et de la soupe deux fois par jour,
Du pain de seigle sera bon pour eux.

  Je donne deux cents écus à Trédrez,
Et deux cents à Saint-Michel-en-Grêve,
Un orgue neuf aux habitants de Plestin,
Pour qu’ils se souviennent du marquis.

  (Je donne) deux cents autres écus à Lezividi (?)
Parce que j’en suis le fondateur,
Et deux cents autres écus aux habitants de Ploegat,
Pour qu’ils se souviennent du marquis.

  Entre Morlaix et Guerrande
J’ai cent et une marquises ;
(Je donne) cent écus à chacune d’elles,
Pour les aider à élever leurs enfants ;

  Pour les aider à élever leurs enfants,
Parce que c’est moi qui en suis la cause ;
De plus, (je donne) deux cents écus à Saint-Jean
Pour que je puisse mourir sans blâme.


  — Mon pauvre mari, comment ferai-je ?
Je suis, en ce moment, sans ressources.
— Tenez, madame, prenez les clefs,
Et ouvrez les trésors ;

  Et ouvrez les trésors,
Que vous n’avez pas vus il y a dix-huit ans.
La marquise fut étonnée,
Quand elle ouvrit les trésors,

  De voir l’or et l’argent
Qu’il y avait à Guerrande ;
De voir l’argent et l’or
Qu’à Guerrande il y avait ![1]


Chanté par une servante d’auberge.
Au bourg de Plœgat-Goerrand. — 1863.








  1. Les quatre pièces qui précèdent se rapportent à Charles-Marie-Gabriel Duparc, marquis de Locmaria.

      MM. Emile Souvestre et De la Villemarqué ont aussi publié chacun un gwerz sur l’évènement tragique qui a fourni le sujet de le clerc l’Amour, et le clerc de Lampaul (2 versions) — le premier, dans ses « Derniers Bretons », sous le titre de « Kloarek Laoudour », et le second, dans son Barzaz-Breiz, page 310, sous le titre de : « Le marquis de Guerrande. » Mes versions semblent donner à entendre qu’il y a eu deux crimes commis par le même personnage, dans des situations presque identiques. Cela peut provenir de l’altération du chant primitif, qui semble avoir été l’objet de plusieurs imitations. D’ailleurs, le marquis de Locmaria avait une si mauvaise réputation dans tout le pays qu’on n’a pas dû éprouver grand scrupule, dans le peuple, à charger sa mémoire d’un crime de plus.

      Louis-François Duparc Locmaria de Guerrande, dont Madame de Sévigné parle dans ses lettres comme d’un des cavaliers les plus accomplis de la cour de Versailles, sous Louis XIV, ne parait avoir passé dans son château de Guerrande, dans la commune de Ploegat-Guerrande, arrondissement de Morlaix, que le temps nécessaire pour les importants travaux qu’il y fit exécuter sous la direction du fameux Le Nôtre. Mais son fils, Charles-Marie-Gabriel Duparc, imbu des idées les plus féodales, se hâta de les mettre en pratique, à la mort de son père. C’était, selon les traditions du pays, un homme de forte corpulence, aux cheveux roux, à l’extérieur sauvage et brutal. On peut juger d’après les traditions et les chants qu’a conservés la mémoire populaire, de quel effroi le redoutable « Markis brunn, » marquis rouge, comme on l’appelait dans le peuple, remplit, pendant quarante ans, nos campagnes. Meurtres, rapts, violences et exactions de toute espèce, commises malgré les autorités locales, malgré l’exemple et les leçons de sa vertueuse aïeule [Claude de Novet], — tout cela ne cessa qu’à la mort du marquis, arrivée le 9 décembre 1769. On dit [Barzaz-Breiz, page 310, 6e édition] que lorsqu’il sortait, sa mère courait elle-même sonner la cloche du château, pour donner l’alarme au canton.

      Cependant la pièce qui précède [Le marquis de Guerrande], si elle ne se rapporte pas à son père, comme le croient quelques-uns, nous le montre converti, à son lit de mort, et tout préoccupé du salut de son âme et de la réparation des fautes et des crimes de sa jeunesse désordonnée. Certains passages, comme celui-ci, par exemple : « Entre Morlaix et Guerrande, j’ai cent et une marquises, » me feraient croire que c’est bien de lui qu’il est question dans ce gwerz, et non de son père le courtisan. D’un autre côté, les grands trésors dont il est fait mention ne peuvent guère se rapporter à lui, car il dépensait beaucoup.