Charles Baudelaire, sa vie et son œuvre/V

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V

LES FLEURS DU MAL



Cependant les poéſies, l’œuvre principale de Baudelaire, reſtaient inédites, au moins comme livre, car de nombreux extraits en avaient déjà paru dans les journaux & dans les revues. La publication en avait été ſouvent annoncée ſous des titres divers. D’abord ſur la couverture du Salon de 1846, ſous le titre des Lesbiennes. Au même endroit ſe trouve annoncé le Catéchiſme de la Femme aimée, livre qui n’a jamais été fait, & dont il n’a paru qu’un échantillon dans le Corſaire-Satan[1]. En un journal d’éducation, le Magaſin des Familles, publia deux pièces : le Châtiment de l’Orgueil & le Vin des honnêtes gens, avec cette annonce : — Ces deux morceaux inédits ſont tirés d’un livre intitulé les Limbes, qui paraîtra très-prochainement, & qui eſt deſtiné à repréſenter les agitations & les mélancolies de la jeuneſſe moderne.

Le titre de Fleurs du Mal, qui fut donné à Baudelaire par un ami, a été pris pour la première fois en tête d’un long extrait publié dans la Revue des Deux-Mondes[2], & accompagné d’une note prudente & timorée qui reſſemblait à un déſaveu ou à une excuſe, & que Baudelaire garda longtemps ſur le cœur.

Voici cette note qu’on peut être curieux de relire aujourd’hui :

« En publiant les vers qu’on va lire, nous croyons montrer une fois de plus combien l’eſprit qui nous anime eſt favorable aux eſſais, aux tentatives dans les ſens les plus divers. Ce qui nous paraît ici mériter l’intérêt, c’eſt l’expanſion vive & curieuſe, même dans ſa violence, de quelques défaillances, de quelques douleurs morales que, ſans les partager, ni les diſcuter, on doit tenir à connaître, comme un des ſignes de notre temps. Il nous ſemble d’ailleurs qu’il eſt des cas où la publicité n’eſt pas ſeulement un encouragement ; où elle peut avoir l’influence d’un conſeil utile, & appeler le vrai talent à ſe dégager, à ſe fortifier, en élargiſſant ſes voies, en étendant ſon horizon. »

Ainſi donc, en publiant les vers de Baudelaire, la Revue des Deux-Mondes ſe flattait de travailler à ſon amendement & peut-être à ſa pénitence. Elle eſpérait l’amener à correction, en lui faiſant peur de ſa propre image dans le miroir de ſes pages. Quand donc les directeurs de Revue guériront-ils de cette illuſion d’être des directeurs d’âmes & des profeſſeurs de littérature ? Et que penſer encore de cette prétention de montrer un encouragement dans la publicité d’une Revue ? Qui donc, aujourd’hui qu’il n’eſt plus, peut paſſer pour avoir le plus honoré l’autre, de la Revue des Deux-Mondes en publiant les vers de Baudelaire, ou de Baudelaire en donnant ſes vers à la Revue des Deux-Mondes ?


En 1857, un de nos amis ſe fit éditeur. Auguſte P. Malaſſis, élève de l’École des Chartes en 1848, s’était mêlé au monde de la littérature & des journaux, & y avait noué connaiſſance avec quelques-uns des écrivains de ſon âge : Chennevières, Champfleury, Nadar, & particulièrement avec Baudelaire. La mort de ſon père, imprimeur à Alençon, lui fit quitter Paris pour aller prendre la direction des ateliers paternels, vieille maiſon quatre fois ſéculaire, & qui peut montrer des brevets ſignés de Marguerite de Valois. Au bout de deux ans, Malaſſis, eſprit très-actif, commença à trouver trop de loiſirs dans la vie de province. Ses preſſes, uniquement occupées par le journal du département & par les impreſſions de la préfecture, chômaient ſix mois de l’année. Il eut l’idée d’employer la morte-ſaiſon à l’impreſſion d’ouvrages de son choix, anciens & modernes, où il pût mettre plus de goût & d’intérêt que n’en comporte la compoſition d’un journal de province & d’actes adminiſtratifs.

Son coup d’eſſai, ſon proſpectus fut cette charmante édition des Odes funambuleſques, — je parle, bien entendu, de l’édition anonyme de 1857, — que les catalogues cotent actuellement au quadruple du prix d’origine, & où l’éditeur ſut mettre l’élégance typographique en parfait accord avec le talent du poëte.

En ce temps-là, on s’en ſouvient, après le hideux carnaval de la librairie à quatre ſous, à deux ſous, à un franc, un réveil de l’art typographique s’organiſait dans les provinces. Perrin à Lyon, Herriſſey à Évreux, d’autres encore à Lille & à Straſbourg, publiaient des livres confectionnés avec un goût un peu pédant peut-être, exceſſif comme toutes les réactions, mais que les amateurs adoptaient & s’habituaient à payer cher. Malaſſis ſe plaça à côté d’eux. Sans tomber dans les excès de l’archaïſme & de la typographie calligraphique, il fabriqua pour trois francs, pour quatre francs, pour deux francs, de jolis volumes, solidement imprimés ſur bon papier, avec titres en rouge & ornés de fleurons, d’initiales & de culs-de-lampe d’un bon choix. Plus tard, il y joignit des frontiſpices gravés par Braquemond, qui peut dater de ces premières relations avec Malaſſis cette réſurrection de l’eau-forte, dont il a été le promoteur & dont il a recueilli la gloire. Ces petits livres ont fait leur chemin vers les bibliothèques ſoignées. Il y a aujourd’hui des collectionneurs d’éditions-Malaſſis, qui perdent le ſommeil pour une plaquette qui leur manque. C’eſt aller bien loin dans le dilettantiſme ; mais, extravagance à part, on peut dire que ces éditions, ſagement & honnêtement conditionnées, étaient bien ſelon le goût & le beſoin du temps où elles parurent, ſuffiſamment jolies & pas trop chères. On doit regretter auſſi que l’éditeur n’ait pas su allier au ſentiment de l’art qu’il avait à un haut degré, un peu de cet eſprit poſitif du négociant qui aſſure la durée des entrepriſes. Il faut le regretter pour ſa propre fortune & auſſi pour les auteurs dont il avait formé ſa clientèle, & qui n’oublieront jamais l’eſſor que pendant un moment il a donné à leurs travaux. Eſprit très-lettré & érudit, Aug. Malaſſis aimait la littérature & s’y connaiſſait (pour ſon malheur, diront quelques-uns ; pour ſon honneur, dis-je). On en peut juger par le catalogue de ſes éditions & par la place qui y eſt donnée, à la forme ſuprême & par excellence, à la pure eſſence des littératures, à la poéſie. En ſix ans, de 1857 à 1862, il a publié : — Les Odes funambuleſques, les poéſies complètes de Théodore de Banville, & les poéſies complètes de Leconte de Liſle ; les Poéſies barbares, du même ; deux éditions des Fleurs du Mal ; les Émaux & Camées de Théophile Gautier ; les poéſies complètes de Sainte-Beuve ; les Améthystes de Th. de Banville, & vingt autres recueils de poéſies de différents auteurs anciens & modernes ; auxquels s’adjoignent les Portraits du xviiie ſiècle de Charles Monſelet ; les Contes & les Lettres ſatiriques & critiques d’Hippolyte Babou ; la vie d’Honoré de Balzac de Théophile Gautier ; les Paradis artificiels de Charles Baudelaire ; les Eſſais ſur l’Époque actuelle d’Émile Montégut ; les Eſquiſſes pariſiennes & la Mer de Nice de Théodore de Banville ; les romans illuſtrés de Champfleury ; une ſuite de mémoires & de documents ſur la Révolution françaiſe ; une Histoire de la preſſe en huit volumes, &c., &c. Malaſſis ſerait peut-être riche aujourd’hui s’il avait profité des prix élevés qu’ont acquis ſes éditions depuis qu’il a ceſſé d’être libraire.

Les Fleurs du Mal ont été publiées au commencement de l’été de 1857. Je retrouve parmi des notes de cette année des épreuves corrigées avec la ponctualité & la véhémence que Baudelaire apportait à cette opération. Malaſſis a conſervé tout un doſſier de ces épreuves, avec la correſpondance à laquelle elles ont donné lieu, & qui serait curieuſe à conſulter aujourd’hui. On y verrait quelle importance Baudelaire attachait à l’exécution de ſes œuvres ; importance proportionnelle aux ſoins qu’elles lui avaient coûté. Les Fleurs du Mal furent reçues dans le public lettré & artiſte comme un livre attendu & dont les fragments déjà parus dans les journaux avaient excité une vive curioſité.

En parlant de ce livre, j’éviterais vainement un souvenir qui s’y attache indiſſolublement, celui du procès & de la condamnation qu’il a encourus. Ce procès cauſa à Baudelaire un étonnement naïf. Il ne pouvait comprendre, ainſi qu’il l’a écrit plus tard, qu’un ouvrage d’une ſi haute ſpiritualité pût être l’objet d’une pourſuite judiciaire. Il ſe ſentit bleſſé dans ſa dignité de poëte, d’écrivain reſpectueux de ſon art & de lui-même par cette accuſation, dont les termes le confondaient avec qui, grands dieux ! avec les miſérables agents du vice & de la débauche, avec des orduriers, des cyniques, avec des propagateurs d’infamies ; car la loi n’a qu’un même mot pour caractériſer les licences de l’art, les vertueuſes indignations du poëte, & les méfaits de la crapule éhontée & débordée. Tout cela s’appelle indiſtinctement : attentats aux mœurs ! Oui, ſi Juvénal & Dante lui-même revenaient au monde, & Michel-Ange, & Titien, ils iraient s’aſſeoir ſur les mêmes bancs où comparaiſſent les profanateurs de la jeuneſſe & les colporteurs d’eſtampes licencieuſes.

En ſortant de cette audience, je demandai à Baudelaire étourdi de ſa condamnation : — Vous vous attendiez à être acquitté ?

— Acquitté ! me dit-il, j’attendais qu’on me ferait réparation d’honneur !

Pour lui, ce procès ne fut jamais qu’un malentendu. Et nous-même, ſans manquer au reſpect dû à la magiſtrature & à ſes arrêts, ne pourrions-nous exprimer notre étonnement de cette aſſimilation d’un excès de littérature à une violence beſtiale, d’une fantaiſie artiſtique à un trafic clandeſtin ? Dans un tel procès, ne ſemble-t-il pas que le premier devoir du tribunal dût être de ſe récuſer & d’en référer à un mieux inſtruit ? Quoi ! dans un débat commercial, à propos d’une conteſtation de prix, ou de ſalaire, l’expertiſe ſerait de droit ; & on ne l’invoquerait pas pour un délit relevant d’un art dont les juges ignorent les éléments ? Une ſtatue eſt apportée devant le tribunal : elle eſt nue ; & dans nos climats la nudité eſt conſidérée comme indécente & coupable. Auſſi les juges condamnent ou vont-ils condamner. Vient un artiſte qui leur démontre que la ſtatue eſt un chef-d’œuvre ; qu’elle fait honneur au temps & au pays, & que ſa place eſt dans un muſée public, pour ſervir de modèle & d’enſeignement à la jeuneſſe ; & la ſtatue, tout à l’heure réprouvée, eſt portée au Louvre, & ſon auteur récompenſé & honoré. Que pourrait penſer un tribunal de la Vénus couchée ou de la Danaë du Titien ? Que dirait-il de la Léda de Michel-Ange, de l’Antiope de Corrége, des Néréïdes de Rubens, de l’Andromède de Puget ? La loi à la main, il les déclarerait déſhonnêtes & puniſſables.

De même, dans un poëme, le magiſtrat eſt frappé d’un mot cru qui le bleſſe ; il eſt saiſi d’une expreſſion forte qui fait image à ſon esprit ; & il condamne. Que voulez-vous qu’il faſſe ? Il entend un infortuné s’écrier : — Dieu n’exiſte pas ! Et il conclut que l’auteur eſt un impie. Où eſt le poëte-expert qui lui dira que ce cri n’eſt là que pour exprimer le délire d’un malheureux au déſeſpoir ; que telle image eſt admirable, que tel mot choquant eſt bien en ſa place ? qui lui expliquera ce que c’eſt que le relief & la couleur dans la phraſe poétique, ce que c’eſt que les priviléges & les droits de l’art ; comment il importe à la dignité & à la logique des langues que de certaines propriétés, bannies par décence du langage uſuel, soient maintenues & conſervées dans le diſcours écrit, &c., &c., &c. ?

Pour Baudelaire, l’expertiſe était toute faite. Les meilleures plumes, les eſprits les plus graves avaient déjà plaidé pour lui. — « Nous le laiſſons sous la caution du Dante ! » avait dit Édouard Thierry en finiſſant son admirable feuilleton du Moniteur univerſel. D’autres articles, dont le procès commencé ſuſpendit la publication, celui, entre autres, de Barbey d’Aurevilly dans le Pays, avaient révélé, en le développant, le vrai ſens du livre & caractériſé le génie du poëte. Ajoutons, pour l’exemple, que M. Paulin Limayrac, alors chargé de la critique littéraire au Conſtitutionnel, avait écrit, comme ab irato, un manifeſte, où, tout en rendant juſtice au talent, il proteſtait contre les tendances du livre. Mais en apprenant que les Fleurs du Mal étaient pourſuivies, M. Limayrac s’était ſouvenu qu’il avait été auteur & poëte, &, très-noblement, avait retiré ſon article.

Baudelaire ne fut pas défendu. Son avocat, homme de talent d’ailleurs, très-intelligent & très-dévoué, s’épuiſa dans la diſcuſſion des mots incriminés, de leur valeur, de leur portée. C’était s’égarer. Sur ce terrain, qui était celui de l’accuſation, on devait être battu. Pour vaincre, il fallait, ce me ſemble, tranſporter la défenſe dans des régions plus élevées. C’était le cas peut-être, ſi l’on me paſſe cette comparaiſon ambitieuſe, de ſe ſouvenir du plaidoyer d’Hypérides, & d’enlever la bienveillance des juges en leur montrant au grand jour la beauté de l’œuvre accuſée.

« Qui donc, aurais-je dit d’abord, eſt cet homme que voici devant vous ? Eſt-ce un de ces écrivains ſans conſcience & ſans vergogne, vivant au jour le jour & ſervant le public au gré de ſa fantaiſie & de ſon indiſcrétion ? Eſt-ce un étourdi ſe jetant dans le ſcandale par amour de la publicité ? un impatient de l’obſcurité cherchant le ſuccès aux dépens de l’honneur & de la dignité ? Non ; c’eſt un homme mûri par l’étude & la méditation. Son nom ne ſe lit qu’en bon endroit ; ſes ambitions ſont nobles ; ſes amitiés ſont illuſtres. Ce n’eſt ni un pamphlétaire, ni un journaliſte, ni un feuilletonnier ; c’eſt un littérateur, & un littérateur dans la plus noble acception du mot, un poëte.

Mais, avant tout, c’eſt un homme du meilleur monde. Le deuil qu’il porte, c’eſt celui de ſon beau-père, un officier général qui fut deux fois ambaſſadeur. Son père, profeſſeur émérite, eſprit lettré & artiſte, était l’ami de tout ce qu’il y avait de diſtingué en ſon temps dans les lettres & dans les arts, & avait rempli des fonctions élevées de l’ordre adminiſtratif. Ses antécédents ? C’eſt d’abord deux livres d’art, deux traités d’eſthétique, dont l’un, le ſecond, paſſe, au ſentiment des meilleurs juges, pour un véritable catéchiſme de peinture moderne. C’eſt enſuite une traduction laborieuſe & méritoire des œuvres du plus étrange & du plus étonnant génie du Nouveau-Monde, travail admirable, unique peut-être, qui a conquis l’approbation des deux nations, & où l’interprète a peut-être dépaſſé l’original. Sur le mérite de cet ouvrage, je pourrais citer témoignages ſur témoignages ; j’en ai les mains pleines ; je n’en citerai qu’un ſeul, celui d’un journal anglais, qui dernièrement diſait qu’Edgar Poë était heureux d’avoir trouvé à ſon ſervice à la fois la ſcience d’un linguiſte & l’enthouſiaſme d’un poëte. Voilà par quels travaux mon client a préparé l’avénement de ce livre qu’on voudrait vous faire trouver coupable. Voilà les garants que nous avons de la nobleſſe de ſon eſprit & de ſon amour pour les belles études. »

Puis, paſſant au livre lui-même, j’aurais dit : — « À quoi bon éplucher un recueil de poëmes comme un pamphlet ou une brochure politique ? Sommes-nous compétents, d’ailleurs ? Avons-nous qualité pour décider de la valeur d’une œuvre dont les mérites nous échappent ? Qui ſait ſi un poëte émérite ne nous montrerait pas des beautés là où nous trouvons des délits ? Ce que je ſais, c’eſt que ce livre m’a ému, qu’il m’a tranſporté hors de moi-même dans des régions ſereines & lumineuſes où mon eſprit n’était jamais monté ; c’eſt que ces peintures, nettes & franches, cruelles même parfois, m’ont fait rougir des vices de mon temps, ſans me faire jamais déteſter les coupables, car une pitié profonde circule à travers ces pages indignées d’un ſatiriſte humain & charitable. »

Et là-deſſus j’aurais ouvert le livre ; & avec l’émotion du ſouvenir & de l’admiration reconnaiſſante, j’aurais récité, par exemple, les belles ſtances qui finiſſent la pièce intitulée : Bénédiction, & qui font un hymne ſi éloquent à la ſouffrance & à la réſignation du poëte :


Vers le ciel où ſon œil voit un trône ſplendide,
Le poëte ſerein lève ſes bras pieux,
Et les vaſtes éclairs de ſon eſprit lucide
Lui dérobent l’aſpect des peuples furieux.

Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la ſouffrance
Comme un divin remède à nos impuretés,
Et comme la meilleure & la plus pure eſſence
Qui prépare les forts aux ſaintes voluptés !

Je ſais que vous gardez une place au poëte
Dans les rangs bienheureux des ſaintes Légions,
Et que vous l’invitez à l’éternelle fête
Des Trônes, des Vertus, des Dominations.

Je ſais que la douleur eſt la nobleſſe unique
Où ne mordront jamais la terre & les enfers ;
Et qu’il faut, pour treſſer ma couronne myſtique,
Impoſer tous les temps & tous les univers.


Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre,
Les métaux inconnus, les perles de la mer,
Montés par votre main, ne pourraient pas ſuffire
À ce beau diadème éblouiſſant & clair.

Car il ne ſera fait que de pure lumière,
Puiſée au foyer ſaint des rayons primitifs,
Et dont les yeux mortels, dans leur ſplendeur entière,
Ne ſont que des miroirs obſcurcis & plaintifs.

J’aurais lu encore cet admirable ſonnet, l’Ennemi, qui eſt comme le teſtament même du poëte ; j’aurais lu ce final fulgurant & tumultueux, — un final à la Beethowen — des Femmes damnées (deſcendez, deſcendez, lamentables victimes).

J’aurais lu ces pièces où palpite la ſympathie pour les infortunés & les humbles, l’Âme du Vin, la Mort des pauvres. Puis, poſant le livre, j’aurais dit : « — Eſt-ce aſſez beau ? Eſt-ce aſſez beau, M. le procureur impérial ? Et vous qui réclamez contre nous un « avertiſſement, » que ne pouvez-vous avertir tous les poëtes de l’empire d’avoir à nous donner ſouvent de pareils vers ! »

« Et prenez garde, aurais-je ajouté. Ce règne ſans doute eſt un grand règne. Il a l’éclat, il a la force ; il a l’ambition de toutes les gloires. Il en eſt une cependant qui juſqu’ici lui réſiſte, celle qui perpétue les autres & dore d’un rayon durable le règne d’un Louis XIV & le règne d’un François Ier. Celle-là, c’eſt le poëte qui la donne. Ne découragez donc pas les poëtes. Vous en tenez un ; gardez-vous de l’humilier. »

C’eſt ainſi que j’aurais parlé, fort de ma conſcience et aſſuré du conſentement de tous. Et ſi, par ces franches paroles, je n’avais pas emporté l’acquittement de mon client, j’aurais eu du moins la ſatiſfaction de le défendre ſur ſon terrain & ſans le faire deſcendre de ſon rang.

J’ai dit que Baudelaire n’avait pas été défendu : il l’a été cependant. Sa meilleure défenſe fut la contenance embarraſſée du miniſtère public. En apprenant le nom du magiſtrat diſtingué qui devait ſoutenir l’accuſation, les amis de Baudelaire avaient pris confiance. Le ſouvenir récent d’un procès fameux, où le jeune ſubſtitut s’était élevé très-haut, leur faiſait eſpérer qu’ayant affaire à un poëte, il ſe départirait des minuties de l’enquête & de la roideur du réquiſitoire. On s’attendait à le voir planer & ſe maintenir à la hauteur d’un procès poétique. En l’entendant, il nous fallut rabattre un peu de cet eſpoir. Au lieu de généraliſer la cauſe & de s’en tenir à des conſidérations de haute morale, M. P*** s’acharna ſur des mots, ſur des images ; il propoſa des équivoques, des ſens myſtérieux auxquels l’auteur n’avait pas ſongé, atténuant ſes ſévérités par des proteſtations d’indulgence naïve : — « Mon Dieu ! je ne demande pas la tête de M. Baudelaire ! je demande un avertiſſement ſeulement… »

Un avertiſſement ? Et n’était-ce pas le plus dur qu’on pût trouver que cette comparution ſur ces bancs infâmes où s’étaient aſſis avant lui des malfaiteurs, des filous, des filles publiques, des marchands de photographies obſcènes ? Quoi ! Il était là ce poëte, cet honnête homme, eſſuyant avec ſon habit cette pouſſière immonde ! & ce n’était pas aſſez pour vous ?

On ſe rappelle quelle fut l’iſſue du procès. On écarta le grief d’outrage à la morale religieuſe, & ſix pièces furent retranchées de ce volume qui en contenait cent. Un illuſtre académicien, fort attentif au débat, faiſait remarquer au condamné les termes du conſidérant : — Attendu que ſi le poëte… « — Notez bien ce mot, diſait-il. Point d’accuſé ; le poëte !… le poëte ! Tout eſt là ! »

Il triomphait de cette nuance. Baudelaire, lui, ne triomphait pas du tout. Pourtant, il ne fit point appel. Peut-être, après cette première épreuve, n’eſpérait-il pas un ſuccès plus heureux devant une autre juridiction ; & peut-être ſentait-il que la juſtice ſe dégagerait d’autant moins envers lui qu’elle manquait des lumières néceſſaires pour le bien juger.

J’ai déjà dit quelles étaient ſes impreſſions en ſortant de l’audience. Ce procès lui reſta ſur le cœur comme un affront.

Lorſque, plus tard, après le ſuccès de la ſeconde édition du livre, l’éditeur en voulut donner une troiſième, plus ornée & faite à plus grands frais que les précédentes[3], Baudelaire eut la tentation de s’expliquer devant le public. On a retrouvé dans ſes cartons trois projets de préface, ébauchés dans des tons différents. Tous trois accuſent la laſſitude, le dégoût de critiques injuſtes, un abandon de ſoi-même & de tout, qui fait peine, ſi l’on ſonge que ſans doute le mal envahiſſant y avait part ; car ces courtes ébauches, incomplètes & inconſéquentes nous sont revenues de Bruxelles. « S’il y a, » eſt-il dit, « quelque gloire à n’être pas compris, ou à ne l’être que très-peu, l’auteur de ce petit livre peut ſe vanter de l’avoir acquiſe & méritée d’un ſeul coup. Offert pluſieurs fois à divers éditeurs qui le repouſſèrent avec horreur, pourſuivi & mutilé en 1857 par ſuite d’un malentendu fort bizarre, lentement rajeuni (?), accru & fortifié pendant quelques années de ſilence, diſparu de nouveau grâce à mon inſouciance, ce produit de la Muſe des derniers jours, encore avivé par quelques nouvelles touches violentes, oſe affronter encore aujourd’hui, pour la troiſième fois, le ſoleil de la ſottiſe… « Ce livre reſtera ſur toute votre vie comme une tache, » me prédiſait dès le commencement un de mes amis. En effet, toutes mes méſaventures lui ont juſqu’à préſent donné raiſon. Mais j’ai un de ces heureux caractères qui tirent une jouiſſance de la haine & qui ſe glorifient dans le mépris. Mon goût diaboliquement paſſionné de la bêtiſe me fait trouver des plaiſirs particuliers dans les traveſtiſſements de la calomnie. Chaſte comme le papier, ſobre comme l’eau, porté à la dévotion comme une communiante, inoffenſif comme une victime, il ne me déplairait pas de paſſer pour un débauché, un ivrogne, un impie & un aſſaſſin. » Ces derniers mots donnent la clef des inconſéquences dont s’indignaient les ſimples, & qui n’étaient que forfanteries & myſtifications.

Ce qui lui tenait le plus au cœur, c’était le « malentendu » qui lui avait fait attribuer par bon nombre de gens les vices & les crimes qu’il avait dépeints ou analyſés. Autant vaudrait accuſer de régicide un peintre qui aurait repréſenté la mort de Céſar. N’ai-je pas entendu moi-même un brave homme porter ſérieuſement au décompte des mérites de Baudelaire le fait d’avoir maltraité un pauvre vitrier qui n’avait pas de verres de couleur à lui vendre ? Le naïf lecteur de journaux avait pris au poſitif la fable du Vitrier dans les Poëmes en proſe ! Combien d’autres ont tout auſſi logiquement accuſé l’auteur des Fleurs du mal de férocité, de blaſphème, de dépravation & d’hypocriſie religieuſe ! Ces accuſations, qui l’amuſaient lorſqu’elles lui étaient jetées directement dans la diſcuſſion par un adverſaire irrité & dupe de ſes artifices de rhétorique, avaient fini par le laſſer lorſqu’il s’était vu compoſer une légende d’abomination. Il avait été choqué, lors du procès, de trouver ſi peu d’intelligence ou de bonne foi chez de certains juges de la preſſe, les uns myopes, les autres tartufes de vertu. Auſſi, dans les trois ébauches dont nous parlons, le projet de ſe diſculper eſt-il auſſitôt retiré qu’annoncé. « Peut-être, dit-il, le ferai-je un jour pour quelques-uns & à une dizaine d’exemplaires » Et encore ce projet ainſi amendé & reſtreint dans ſon exécution lui parait-il bientôt ſuperflu. « À quoi bon ?… Puiſque ceux dont l’opinion m’importe m’ont déjà compris, & que les autres ne comprendront jamais ? »

Ce qu’on peut regretter le plus de ce projet abandonné, c’eſt l’expoſition que Baudelaire avait voulu faire de ſa méthode & de ſa doctrine poétiques. Cette partie, dont le développement eût été ſi intéreſſant, gît à l’état de ſommaire ou d’énoncé, en quelques lignes, ſur un ſimple feuillet de papier :


Comment la poéſie touche à la muſique par une proſodie dont les racines plongent plus avant dans l’âme humaine que ne l’indique aucune théorie claſſique ;

Que la poéſie françaiſe poſſède, comme les langues latine & anglaiſe, une proſodie myſtérieuſe — & méconnue ;

Pourquoi tout poëte qui ne ſait pas au juſte combien chaque mot comporte de rimes, eſt incapable d’exprimer une idée quelconque ;

Que la phraſe poétique peut imiter (& par là elle touche à l’art muſical & à la ſcience mathématique) la ligne horizontale, la ligne droite aſcendante, la ligne droite deſcendante ; qu’elle peut monter à pic vers le ciel ſans s’eſſouffler, ou deſcendre perpendiculairement vers l’enfer avec la vélocité de toute peſanteur ; qu’elle peut ſuivre la ſpirale, décrire la parabole, ou le zig-zag, en figurant une ſérie d’angles ſuperpoſés ;

Que la poéſie ſe rattache aux arts de la peinture, de la cuiſine & du coſmétique par la poſſibilité d’exprimer toute ſenſation de ſuavité ou d’amertume, de béatitude ou d’horreur, par l’accouplement de tel ſubſtantif avec tel adjectif analogue ou contraire.


Ici revient, comme application de ſes principes, la prétention d’enſeigner à tous venants, & en vingt leçons, l’art d’écrire convenablement une tragédie ou un poëme épique.

« Je me propoſe, ajoute Baudelaire, pour vérifier de nouveau l’excellence de ma méthode, de l’appliquer prochainement à la célébration des jouiſſances de la dévotion & des ivreſſes de la gloire militaire, bien que je ne les aie jamais connues[4]… »

Eſſaierons-nous à notre tour cette juſtification à laquelle Baudelaire avait renoncé par fatigue & par ennui ?

Aſſurément ce n’eſt pas le courage qui nous manquerait, & les éléments ne nous feraient pas défaut. Si nous ne l’entreprenons point, c’eſt qu’il nous ſemble que ce n’en eſt plus la peine. Les Fleurs du mal ont gagné leur procès en appel au tribunal de la littérature & de l’opinion publique. Les magnifiques plaidoyers de Théophile Gautier, les approbations, tant publiques que particulières, des maîtres de la poéſie contemporaine, de Victor Hugo, de Sainte-Beuve, d’Émile Deſchamps, &c., &c., ont effacé juſqu’au ſouvenir de ce « malentendu, » dont notre ami avait été ſi vivement choqué. Reſte le livre, déſormais ſerein & inattaquable, & dont les bleſſures ont été richement réparées par de nouvelles pouſſes. Livre, ſinon claſſique, du moins claſſé, les Fleurs du mal n’ont plus beſoin d’être défendues.

  1. Maximes conſolantes ſur l’amour. (Corſaire-Satan du 3 juin 1846.)
  2. Numéro du Ier juin 1855. Les pièces inſérées, qui toutes ſe retrouvent (moins une) ſous le même titre, étaient : — Au lecteur — Réverſibilité — Le Tonneau de la haine — Confeſſion — L’aube ſpirituelle — La Volupté — Voyage à Cythère — À la belle aux cheveux d’or (l’Irréparable) — L’invitation au voyage — Mœfta & errabunta — La Cloche — L’Ennemi — La Vie antérieure — Le Spleen — Remords poſthumes — Le Guignon — La Béatrice — L’Amour & le crâne.
  3. Il devait y avoir un frontiſpice, des têtes de pages, des culs-de-lampes, &c., deſſinés par Braquemont & hiſtoriés de deviſes latines compoſées par Beaudelaire lui-même. Les deſſins ont été faits ; ils exiſtent & n’ont point ſervi.
  4. « Tâche difficle, écrit-il d’ailleurs, que de s’élever vers cette inſenſibilité divine ! car, moi-même, malgré les plus louable efforts, je n’ai ſu réſiſter au déſir de plaire à mes contemporains, ainſi que l’atteſtent en quelques endroits, appoſées comme un fard, certaines baſſes flatteries adreſſées à la démocratie ; j’avais mis même quelques ordures pour me faire pardonner la triſteſſe de mon ſujet. Mais meſſieurs les journaliſtes s’étant montrés ingrats envers ces careſſes, j’en ai ſupprimé la trace, autant qu’il m’a été poſſible, dans cette nouvelle édition. »