Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes/Partie 2/Chapitre 7

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VII.

UN BAL CHEZ M. WAGNAËR.



A PEINE deux mois s’étaient-ils écoulés depuis la conversation que nous venons de rapporter, que Charles laissait pour la troisième fois l’étude de son patron et sa petite mansarde. C’était encore vers sa paroisse natale qu’il se dirigeait. L’amour filial n’était cependant point le seul motif de cette troisième excursion.

Les idées de Madame Guérin avaient germé chez son fils et fructifié à merveille. Malgré tous ses beaux projets, il n’avait pas ôsé livrer l’assaut que nous lui avons vu méditer avec tant de courage ; puis, petit-à-petit, il avait si bien parlementé avec sa conscience, qu’il avait fini par renoncer à toute explication. Il n’y avait pas loin de là à l’entière apostasie de son premier amour.

Belle, enjouée, unissant à toutes les grâces de la jeunesse toutes les séductions de la bonne compagnie, tous les riens charmans qui ne s’apprennent qu’à cette école, et qui font tant d’impressions sur un jeune homme, Clorinde acheva de faire oublier la jeune villageoise.

La solitude, la mélancolie, le contraste entre Marichette et tout ce qui l’entourait avaient été pour beaucoup dans cette première passion. Le réveil de la nature aux premiers jours du printemps, les mille voix harmonieuses qui s’élevaient du fleuve, des champs et des bois, les souvenirs qui s’attachaient à tant d’objets familiers à son enfance, les promenades qu’il fesait avec Louise et Clorinde, la sympathie qui unissait les deux jeunes filles et formait autour d’elles comme une sphère d’ondulations magnétiques, tout cela amena par degrés de nouveaux sentiments que notre héros ne pût s’empêcher d’avouer. La jeune fille qui reçut cet aveu s’en empara sans trop de façons comme d’une chose à laquelle elle s’attendait depuis longtemps et qui lui revenait de plein droit.

Mlle Wagnaër était une de ces natures ardentes qui ne font jamais trop de mystères de leurs sentimens. Autant Marichette avait montré d’hésitation, de réserve, autant Clorinde se montra heureuse et fière de l’amour qu’elle inspirait.

Après quelques semaines d’un bonheur que des souvenirs importuns ne troublèrent que rarement, Charles avait dû retourner à la ville pour exécuter les projets de sa mère. Tout se passa, tel que Madame Guérin l’avait prémédité. L’émancipation fut votée par une assemblée de parens et amis qui n’étaient ni l’un ni l’autre, l’acte fut homologué par le juge qui signa sans lire, et M. Dumont fut nommé pour la forme, conseil au mineur émancipé. Les emprunts nécessaires furent réalisés en peu de temps ; Charles signa plusieurs contrats avec des ouvriers pour la construction d’une écluse et d’un moulin à scies, il engagea un commis, espèce de factotum qui se mit à la tête d’une bande de bûcherons ; enfin en très peu de temps il donna à l’exploitation de la Rivière aux Écrevisses toutes les apparences d’une grande et sérieuse entreprise.

Cela fit ouvrir de grands yeux à M. Wagnaër. Il ne s’était attendu à rien de semblable. Il se voyait, comme on dit, couper l'herbe sous le pied par un jeune homme qu’on lui avait représenté jusque là comme incapable de mettre deux chiffres bout-à-bout.

M. Wagnaër en était à une époque de transition bien importante. Après avoir amassé les matériaux de sa fortune, il en construisait l’édifice et se préparait à s’y caser avantageusement. Pour cela, il s’efforçait d’acquérir la seule chose qui lui avait manqué jusqu’alors, la considération publique ; il refaisait de son mieux sa réputation.

Avec ce léger ingrédient de plus, sa position devenait en effet très enviable. Ce n’est pas peu de chose que de primer par sa richesse sur une étendue de vingt à trente lieues et de dominer tous les gentilhommes et les bourgeois disséminés dans cet espace. Il faut qu’une flétrissure morale soit bien désespérante, pour qu’un homme très riche au milieu de fortunes généralement médiocres ne parvienne pas à la faire disparaître.

Les belles campagnes de la Côte du Sud et particulièrement les environs de la résidence de M. Wagnaër sont, tous les étés, le rendez-vous de nombreux émigrés de la meilleure société de Québec et de Montréal. Réunis aux familles les plus considérables de ces endroits, ces visiteurs citadins forment des cercles, pas aussi brillans sans doute que la brillante cohue qui s’entasse à Saratoga, à New-Brighton et aux autres eaux et bathing places de l’Amérique, mais assurément plus gais et plus agréables. Ce sont des fêtes champêtres, des pic-nics, des excursions en chaloupe dans les îles du fleuve, de longues cavalcades d’une paroisse à l’autre, des promenades dans les bois, tout cela avec le spectacle des plus, beaux paysages du nouveau monde.

M. Wagnaër conçut le projet de rassembler chez lui à un jour donné tous ces essaims de voyageurs, et toute la société de l’endroit. Il voulait poser par une fête splendide la base de son existence nouvelle, inaugurer et substituer une domination d’un autre genre au règne de terreur qu’il avait fait peser jusque là sur ses voisins. En d’autres termes, d’usurier et de créancier impitoyable, le marchand enrichi visait à se transformer en grand seigneur magnifique et hospitalier.

Grâces à quelques amies de pensionnat, et aux relations d’affaires que son père entretenait avec quelques unes des plus riches familles anglaises de Québec, Clorinde avait fait des connaissances dans le beau monde. Elle prit le prétexte de rendre à ses amies les politesses qu’elle en avait reçues, et les invitations du bal, comme cela devait être, furent faites en son nom.

M. Charles Guérin et M. Henri Voisin furent parmi les jeunes gens de la ville, les premiers invités, et s’y rendirent ensemble.

Il n’est pas besoin de dire que M. Wagnaër n’épargna rien pour cette occasion. Clorinde et Louise s’étaient chargées des préparatifs. Elles avaient transformé la maison et les jardins à ne pas s’y reconnaître. Elles avaient disposé avec art dans tous les appartemens des guirlandes de feuilles d’érables entremêlées de fleurs. On avait abattu plusieurs cloisons, ce qui avait fait une salle de danse très vaste, tapissée d’un bout à l’autre de branches de sapins et d’érables. Des convolvulus, des clématites et d’autres plantes grimpantes étaient artistement mêlées à la verdure : leurs fleurs blanches, rouges, bleues, on jaunes formaient tout autour une véritable charmille. De grands vases d’albâtre contenant des bougies de diverses couleurs répandaient une lumière fantastique dans les vestibules et les boudoirs ; tandis que plusieurs lustres jetaient dans la salle du bal une éblouissante clarté, d’autres vases pleins de fleurs odoriférantes mariaient leurs suaves senteurs aux exhalaisons aromatiques des sapins et une brise légère, qui pénétrait par toutes les ouvertures de la maison, agitait doucement et lumières et parfums.

Au fonds de la salle de danse, il y avait deux larges fenêtres qui donnaient sur le jardin. On n’en avait fait qu’une seule porte. Plusieurs arcs de verdure élevés très près les uns des autres formaient un chemin couvert en feuillage de la maison au berceau. On avait relégué dans cet endroit le buffet et les rafraîchissemens. Des statues de plâtre imitant le bronze, éclairaient le jardin avec des lampes qu’elles tenaient dans leurs mains ou sur leurs têtes. Des lampions de diverses couleurs avaient été disposés dans les arbres, les charmilles et les arbustes.

Mais la plus belle des décorations, c’était la nuit sereine mais noire et sans autre lumière que celle des myriades d’étoiles qui scintillaient là haut, comme pour quelque réjouissance céleste. Une obscurité mystérieuse étendait ses voiles sur toute la campagne et au loin sur le fleuve. Il y a une sensation étrange que l’on éprouve au milieu d’une semblable fête, lorsqu’on songe à l’atmosphère de lumière et de bruit qui nous environne et va mourir par degrés si près de nous dans le silence et l’obscurité de la nature. On se croit dans un monde à part sur un oasis de plaisirs, avec des limites et un horizon inconnus.

La société qu’avaient réunies les invitations de Clorinde formait un tout passablement hétérogène. Il y avait là : des demoiselles de la ville en grande tenue de bal, décolletées autant que la mode le permettait, ce qui veut dire beaucoup, et des jeunes personnes de la campagne avec des mouchoirs de gaze sur leurs épaules, qui les engonçaient autant et plus que ne l’exige la pudeur la plus incivilisée : des élégans comme Jules de Lamilletière, jeunes gens aux allures hardies et dégagées, valseurs intrépides, pleins de grâces et de fatuité, dont la toilette était calquée sur la dernière gravure de mode ; et des échappés de collège avec des habits et des tournures à moitié séculiers, au regard indécis, à la démarche timide, gauche, contrainte, malgré la meilleure volonté du monde. Il y avait des dames à grandes prétentions, à la pose hautaine et protectrice, exclusives au dernier degré, ne parlant qu’entr’elles et rendant à peine un dédaigneux salut à toutes les personnes qui leurs étaient nouvellement présentées, et de bonnes grosses mamans déployant un sans-gêne un peu vulgaire, un caquet familier, des toilettes surannées, chargées de bijoux, de fleurs et de rubans, et remarquables surtout par des coiffures pyramidales en dehors de toutes proportions connues.

C’est le triomphe d’une châtelaine accomplie de faire oublier les élémens disparates qui se trouvent dans un salon, de mêler, de fondre ensemble les nuances diverses, en donnant l’exemple par sa cordialité et son affabilité. La dame de céans n’avait ni l’aplomb, ni l’autorité nécessaires pour réussir à ce point.

La moitié de la société n’avait pas été présentée que déjà l’on pouvait voir la partie la plus jeune et la plus élégante se grouper autour d’elle et lui former une espèce de cour.

Au nombre des jeunes gens qui entouraient Clorinde se trouvaient deux officiers de la garnison de Québec. Ils étaient en habit bourgeois, ou, comme on dit dans le jargon anglo-français de nos salons, en civiliens.

Charles suivit avec une religieuse attention la conversation de ces hommes qu’il voyait partout si recherchés et si admirés. Il ne fut pas médiocrement surpris de leur entendre adresser pêle-mêle à Louise et à Clorinde une foule de questions décousues et saugrenues.

— Aimez-vous beaucoup la valse ? — Passez-vous souvent l’hiver à Londres ? — Comment trouviez-vous l’uniforme du régiment qui vient de partir ? — Aimez-vous les bains de mer ? — Marchez-vous souvent en raquettes ? — Savez-vous patiner ?

Au premier coup d’archet Jules de Lamilletière se mit en place avec Clorinde, Louise avec un des militaires fit leur visà-vis. Charles se tint près du quadrille et par un effort de hardiesse et d’habileté trouva le moyen d’engager Mlle Wagnaër pour le troisième. Elle l’était déjà pour le second avec l’autre militaire.

L’entrain de la danse, la musique assez bonne, l’éclat de la fête ne tardèrent pas à animer tous les invités d’une gaieté bruyante qui effaça bientôt les distinctions les plus désagréables. Le bal fut ravissant.

Clorinde après avoir dansé avec Charles refusa tout autre cavalier, sous le prétexte que lui offrait son rôle de maîtresse de maison. Elle fit avec Louise et son frère le tour des appartemens et du jardin pour voir si tout était bien.

En passant près des peupliers du jardin, Charles apperçut son ami Voisin qui s’était adossé à un de ces arbres, et paraissait chercher dans la contemplation de la voûte étoilée, une compensation à sa solitude et à son ennui. Il eût pitié de lui et l’indiquant à Clorinde qui ne pût s’empêcher de sourire, il prit congé d’elle et fut le rejoindre.

Comme pour remercier son ami, Henri ne tarit pas en éloges sur Louise et sur Clorinde. Il le félicita d’avoir dans une de ces charmantes personnes, une sœur chérie, et dans l’autre…. bientôt, peut-être plus qu’une sœur.

Il est juste de dire qu’il y avait encore plus de vérité que de flatterie dans ces paroles. Mlle. Wagnaër et Mlle. Guérin étaient bien certainement les deux reines du bal, quoique belles chacune à sa manière. Clorinde un peu brune avait de ces teints animés et transparents qui ont le velouté de la pêche. Elle avait de grands yeux noirs tempérés dans leur éclat, par la mélancolie que projetaient sur leurs regards, les longs cils qui les recouvraient, un profil grec assez correct, des lèvres un peu plus épaisses qu’un peintre ne l’aurait désiré, mais pleines de fraîcheur et de volupté dans leurs contours. Son expression un peu sévère devenait gracieuse lorsqu’elle causait, elle avait quelque chose de compliqué qui manquait à la blonde et naïve figure de Louise.

Les charmes de cette jeune fille, son amour qu’elle ne lui dissimulait guères, les magnificences de la soirée, et pour tout dire quelques verres d’un vin généreux que Charles s’était versé au buffet en compagnie de son ami, tout cela lui avait monté la tête à un degré difficile à décrire.

Il se livrait à une splendide improvisation dans laquelle il construisait des châteaux et organisait des fêtes dignes des mille et une nuits, lorsqu’un domestique vint annoncer aux deux jeunes gens, que M. Wagnaër désirait les entretenir un moment. Ils le suivirent et trouvèrent leur hôte, qui les attendait dans une petite chambre voisine de son magasin, dans la seule partie de la maison qui ne fut pas envahie par la foule des invités. Il avait avec lui Guillot son commis et un jeune homme inconnu.

Je vous demande, dit-il, mille pardons de vous avoir enlevé à vos amusemens, surtout pour vous parler d’affaires. Je vous tiendrai ici le moins longtemps possible, et comme je n’y vais point par quatre chemins, ça sera bientôt fait. Monsieur Jean Bernard que je vous présente est le fils d’un de mes amis. Il se propose de fonder un établissement de commerce dans le district de Gaspé. Il y a beaucoup à faire dans ces endroits, et je crois qu’avec un peu d’encouragement il réussira. J’aime à favoriser les jeunes-gens, et surtout les jeunes Canadiens. Après cela, vous me direz que c’est bien juste, puisque j’ai fait ma fortune ici… Il faudrait à M. Bernard deux mille louis pour faire partir ses affaires. Hum ! deux mille louis par le temps qui court, M. Bernard, savez-vous bien que ça ne se trouve point dans le pas d’un cheval ? Mais comme je vous le disais, il y a un instant, je crois que nous en viendrons à bout. Sept cent cinquante louis que Monsieur a par lui-même, et sept cent cinquante louis que je viens de lui prêter, cela fait bien quinze cent louis. Il est vrai qu’après cela je me trouve épuisé, mais il reste mon crédit qui est bon, Dieu merci. En partant avec M. Bernard demain matin pour Québec, je trouverai là des amis qui nous endosseront des billets et j’aurai aisément quelques cent louis aux banques. La seule objection, c’est qu’un voyage à Québec dans ce moment-ci me contrarierait beaucoup. Je suis au plus fort de mes affaires… J’étais très embarrassé, lorsque Guillot qui a de bonnes idées, m’a fait penser à vous, Messieurs. Vos noms sont assez connus. Placés avec le mien pour la forme, sur le dos d’un billet, ils feraient l’affaire sans aucune difficulté. J’ai pensé que vous aimeriez à vous joindre à une bonne action, et à rendre service à un jeune compatriote. J’ai préparé deux billets de cent cinquante louis chaque. Vous n’avez qu’à dire si cela vous convient. Si ça vous gênait le moins du monde, nous n’en serions pas pire amis.

Après quelques observations, Henri Voisin sans trop hésiter endossa l’un des billets fait par Jean Bernard, à son ordre. Charles Guérin suivit son exemple et mit son nom sur l’autre billet.

M. Wagnaër écrivit le sien au-dessous.

Et l’on rentra dans la salle du bal, et le bal dura jusqu’au jour.


FIN DE LA SECONDE PARTIE