Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes/Partie 3/Chapitre 4

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IV.

DE BEAU-PÈRE A GENDRE.



IL était dit que notre héros marcherait ce jour-là de surprise en surprise ; car, en rentrant chez lui, il apperçut tranquillement assis dans sa chambre M. Wagnaër lui-même.

Il fit deux pas en arrière, et l’air consterné qu’avait dans ce moment ce visiteur inattendu, contribua autant que tout le reste à l’étonnement que Charles manifesta.

Les premiers saluts échangés, il ne put s’empêcher de lui dire : Mais comment M. Wagnaër, vous n’avez pas encore vu Mademoiselle Clorinde ? Je l’ai rencontrée, il y a un instant, elle paraît vous croire à la campagne.

— Ne m’en parlez pas ! cette pauvre enfant, je suis si occupé, tellement tracassé, que je n’ai pas encore eu le temps de la voir. Je n’ai fait depuis que je suis ici que des affaires, et ce sont encore les affaires qui m’amènent chez vous. Des affaires, jeune homme, des affaires ! Ça ne se fait pas comme on veut, par le temps qui court. Il y a de quoi se pendre rien qu’à y songer. L’argent, ça ne se connaît plus. Les billets de banque, ça ne se voit plus. Les billets promissoires, ça ne s’escompte plus. Il n’y a jamais eu une crise semblable. On saignerait le bonhomme Shouffe, le plus vieux et le plus riche des Juifs du pays, aux quatre membres, qu’il ne trouverait pas un denier à nous prêter.

— Oh ! mais, M. Wagnaër, ce n’est pas vous qui devez vous plaindre…

— Hum ! Jeune homme, vous en parlez bien à votre aise. Ça n’est pas moi qui dois me plaindre. Non, sans doute, j’ai de magnifiques propriétés, un grand commerce, de grandes affaires, mais aussi de grands embarras. Plus on a de fer au feu, plus ça chauffe.

— Oui, mais ce fer-là se change en or.

— Quelquefois ; souvent vous ne retirez de la fournaise que des charbons qui vous brûlent les doigts. Mais enfin les affaires sont des affaires, et quand on y est pris, ma foi, on s’en retire comme on peut. Je viens de payer là deux cent louis que je devais pour cet imbécile de Jean Bernard. J’ai déjà perdu les sept cent cinquante louis que je lui avais prêtés en bon argent : au moins, je ne pense pas que je retire la moitié de cela de son fonds de commerce qu’il m’a transporté ; car pour lui il n’est bon qu’à faire de mauvaises affaires. Ça me paraît inexplicable que, dans si peu de temps, dans moins d’un an, il ait pu gaspiller tant d’argent. Il faut que ce soit un fier vaurien. Mais enfin il n’est plus temps de prévoir un malheur quand il est arrivé, ni de fermer l’écurie quand le cheval est dehors. M. Voisin, votre ami, vient d’acquitter le jugement que la Banque avait obtenu contre lui. Voilà encore cent cinquante louis qu’il faudra que je rembourse ; avec les cent cinquante louis de l’autre billet que vous avez endossé.. Je ne voudrais pas vous laisser perdre un sou ni à M. Voisin non plus. Ce qui fait en tout — sept — cent cinquante — deux cent cinquante — et cent cinquante encore — douze cent cinquante louis en tout ! Rien que cela.

— Mais, c’est épouvantable !

— Épouvantable, non ; mais c’est très désagréable. J’ai couru la haute et la basse-ville toute la matinée pour trouver ces diables de cent cinquante louis, afin de ne pas vous causer d’inquiétude ; mais il n’y a pas moyen. Je ne voudrais pourtant pas voir vos propriétés ni les miennes saisies pour si peu de chose. Je suis venu voir, si vous n’auriez point quelque expédient à suggérer.

— Aucun, je vous assure… Arrêtez un peu cependant… tiens… mais non, il ne me reste plus que quarante louis en mains ; et il me faudra le mois prochain payer les hommes qui font mon bois… Il est vrai que c’est le dernier paiement que j’aurai à faire ; et que ce printemps de bonne heure mon moulin à scies sera en état de marcher ; mais d’ici à ce temps comment faire ?

— Voyons ; vous ne trouvez pas quelque moyen ?

— Mon Dieu, non !

— Eh bien ! Il va bien falloir que le Shérif annonce quelqu’un de vos lots de terre ou des miens en vente…

— Mais…

— Il n’y a pas de mais. Pensez-vous que les banques prennent des mais en paiement : il y aura peut-être moyen d’arranger cela avant que la vente n’ait lieu. Je compte bien réaliser la somme et davantage d’ici à ce temps. Aujourd’hui ça serait impossible. On ne trouve pas des cents louis tous les jours, et j’ai mes affaires et mes billets à rencontrer pour mon propre compte. On sent sa peau plus près de soi que sa chemise, qu’en dites-vous ?

— Pensez-vous que l’on saisisse quelqu’une de mes propriétés d’abord ?

— Dame ! ça dépend… ça serait bien plus raisonnable, car au bout du compte, vous êtes le premier endosseur… mais écoutez donc, en supposant que cela arriverait, où en êtes-vous avec vos autres affaires ? Avez-vous des billets à rencontrer ? devez-vous à quelqu’un ? Enfin avez-vous besoin de crédit ?

Ça compromettrait-il votre crédit ? Ça dérangera-t-il vos affaires ? Vous sentez bien que je serais au désespoir de vous faire le moindre tort : car, après tout, c’est moi qui vous ai fourré là dedans. M. Voisin n’a pas manqué de le dire tout net. Il me l’a bien jeté par le nez. Il est un peu chiche, je crois, votre ami. C’est un hère, un petit juif.

— Oh ! à la vérité, je ne dois que deux cents louis à part de ce maudit billet.

— Hum ! ça fait une jolie différence avec moi. Vous n’avez pas d’idée du tort que ça me ferait de voir une de mes propriétés dans la Gazette… si bien que ça pourrait être ma ruine. Je vous avouerai entre nous que d’avoir laissé protester ces deux billets, et de m’être laissé poursuivre, ça ne m’a pas fait de bien à la basse-ville. Ce serait bien pis, si les choses allaient plus loin. Diable ! c’est qu’on dirait : voilà Wagnaër fini. Et dans le commerce, mon cher, quand on dit qu’un homme est fini… il n’en faut plus parler… il est fini. Ça vous le tue net. Il serait riche comme Crésus : il faut fermer boutique. Qui saurait que vous n’en souffririez rien, il vaudrait mieux que l’on saisît un de vos lots ; puisque ça ne sera qu’une frime…

— Oh ! mon Dieu ! et ma mère ! Elle mourrait bien d’inquiétude, si elle voyait la moindre des choses…

— C’est vrai, cette pauvre Madame Guérin… je n’y pensais plus.

— Elle se croirait ruinée tout de bon.

— C’est comme Clorinde. Que va devenir cette enfant ? Elle prend tant l’inquiétude à cœur… si elle avait la moindre idée que je suis gêné… Mais qu’est-ce que je dis là… gêné… en voilà par exemple des histoires. Dans un mois, dans deux mois tout au plus, j’aurai réalisé cette bagatelle. Combien ça prend-il de temps déjà… une vente de shérif ?

— Mais si vous pouviez payer dans deux mois, comme vous dites ? vous en auriez de reste.

— Je n’en ai pas le moindre doute. Tenez : voulez-vous que je vous dise, nous allons d’abord faire notre possible pour trouver de l’argent ; et puis, si nous n’en trouvons pas, ma foi, nous courrons notre chance. Il ne faut pas se casser la tête pour si peu de chose. Votre ami Voisin va se mettre en quête d’argent, et il est bien probable qu’il vous en procurera. Je lui ai donné quelques petites poursuites à intenter contre de pauvres diables que j’avais ménagés jusqu’à présent ; avec cela nous ferons une partie des fonds.

Dans tous les cas, si l’on procédait contre vous, ne soyez pas en peine ; j’y verrai à temps. Allons, bon courage, cher Monsieur, au revoir !

Et M. Wagnaër sortit brusquement, laissant son gendre en perspective tout étourdi de ce qu’il venait d’entendre.

— C’est toujours un excellent homme, se dit-il, réflexion faite, que ce M. Wagnaër. Franc et loyal dans ses procédés, un beau-père bonasse et généreux comme les beaux-pères des Vaudevilles, que j’ai lus dans la collection du théâtre français. C’est bien le même type. Et dire que nous avions des préjugés contre ce brave homme !

Puis, se frappant le front… quand on songe que je n’ai pas même pensé aux recommandations de Clorinde ! C’est un bonheur après tout, car lui demander sa fille dans un pareil moment ; qu’aurait-il pensé de moi ? D’ailleurs, c’est entendu… il me traite évidemment de beau-père à gendre.

Le lendemain au bal de Madame Norton, Clorinde fut bien triste. Charles lui dit qu’il avait vu M. Wagnaër, mais qu’il n’avait osé lui parler de rien. Il ajouta que, puisqu’il avait été lui faire sa première visite, il y avait tout lieu d’espérer un succès complet, et que la partie pour différée n’était point perdue. Clorinde ne répondit rien. Quelques jours plus tard, elle laissait Québec avec son père.