Charles de L’Escluse d’Arras

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Charles de L’Escluse d’Arras, le propagateur de la pomme de terre au XVIe siècle - sa biographie et sa correspondance
J. Rothschild D., J. Lechevallier (p. 4-106).


CHARLES DE L’ESCLUSE
À l’ÂGE DE 35 ANS ET À CELUI DE 79 ANS
D’après sa biographie par Charles Morenn (1853)


BIOGRAPHIE
ET
CORRESPONDANCE
DE
CHARLES DE L’ESCLUSE


Le célèbre botaniste, auquel le Continent européen doit d’avoir possédé et cultivé la Pomme de terre à la fin du xvie siècle, qui a propagé d’autres plantes intéressantes, et qui en a fait connaître un grand nombre de nouvelles ou de rares et de peu connues, nous offre l’exemple d’un savant, épris de la Nature, et d’un noble et touchant caractère. Sa vie a été presque toujours précaire et peu heureuse : malgré tout, il a subi ses infortunes d’un cœur vaillant, cherchant des consolations dans le travail et laissant à la postérité des œuvres de premier ordre qui ont fait l’admiration des savants de tous les pays. Sa correspondance est curieuse à plus d’un titre, en ce qu’elle a fait connaître une partie de son existence inconnue de ses anciens biographes, et en ce qu’elle a révélé, de la part de son auteur, des sentiments d’exquise délicatesse qui justifient l’estime qu’avaient pour Charles de l’Escluse un grand nombre de ses contemporains.

Nous avons traduit en langue française ses lettres latines, mais nous avons reproduit telles quelles ses lettres écrites en vieux français, dans le style naïf du xvie siècle.

Pour faire mieux saisir l’esprit de cette correspondance, nous l’avons encadrée dans des détails biographiques, que nous avons empruntés en grande partie à Edouard Morren, son dernier biographe, qui a publié un mémoire intitulé : Charles de l’Escluse, sa vie et ses œuvres, 1536-1609, dans le Bulletin de la Fédération des Sociétés d’horticulture de Belgique (1874).

De l’Escluse (Jules Charles) naquit le 19 février 1526 à Arras, dans l’Artois, et mourut à Leyde, le 4 avril 1609. Son père, Michel de l’Escluse, était Seigneur de Watènes, près d’Armentières ; sa mère, Guilliémine Quineault, fut une femme exemplaire par ses vertus et ses belles qualités. Il était l’aîné des enfants et devait prendre plus tard le titre de Seigneur de Watènes, qu’il ne porta jamais. Grâce aux libéralités de son oncle maternel, Martin Quineault, grand-prieur de l’abbaye de Saint-Vaast, Charles de l’Escluse fréquenta l’école du Chapitre de la cathédrale d’Arras de 1540 à 1542. Il fit ses humanités à Gand, puis à Louvain. Son père ayant voulu qu’il étudiât la jurisprudence, il obtenait à l’âqe de 22 ans le diplôme de Licencié en droit. « Il se familiarisa avec la langue latine, dit Edouard Morren, au point de la parler et de l’écrire en perfection, dans un style si correct et si élégant qu’il semble couler de source cicéronienne ». Et, en effet, ses lettres, ses ouvrages, rédigés en latin, en sont une preuve convaincante.

Charles de l’Escluse résida en Allemagne de 1548 à 1550 ; il y fréquenta les Universités et s’attacha en particulier à Philippe Melanchton, le célèbre Rédacteur de la Confession d’Augsbourg. Il se décida alors à embrasser les idées de la Réforme, à laquelle il resta toujours inébranlablement attaché.

On le retrouve à Francfort, en 1550, et l’année suivante à Montpellier : il se fit, en effet, inscrire à l’Université de cette ville le 3 Octobre 1551 ; il s’installa chez le Professeur Rondelet[1] dont il devint le disciple assidu, l’hôte et pour ainsi dire le secrétaire, car, d’après MM. Planchon, ce serait, dit-on, sa plume qui donna la forme, non la matière, à la 1re  Édition latine de l’ouvrage de Rondelet sur les Poissons. Trois ans, au moins, furent employés à cette tâche. Cet ouvrage de Rondelet, intitulé De Piscibus marinis Libri XVIII, parut effectivement en 1554, et cette année-là même Charles de l’Escluse quittait Montpellier. Il nous l’apprend, du reste, lui-même, en ajoutant que, pour retourner dans sa patrie, il n’avait pu traverser la France à cause de la terrible guerre qui avait éclaté entre Charles Quint et Henri II, roi de France[2].

C’est à Montpellier que l’étude des plantes s’empara de son esprit. Il parcourut, dans ce but, les environs de cette ville et mit à profit des voyages, qu’il fit jusqu’à Marseille, pour recueillir les espèces qui l’intéressaient. Il dut prendre note des observations qu’il faisait alors, car il n’a publié ces observations qu’en 1601, dans son Histoire des plantes rares. Il se lia à Montpellier avec Pierre Lotiche, un poète latin, dont il sera question dans sa correspondance. Mais il ne prit point à l’Université le grade de Licencié en médecine, comme l’avaient cru plusieurs de ses biographes, car il ne fut jamais médecin. Il l’avoue lui-même, dans son ouvrage précité, en ces termes (p. ccv) : « Je n’ai jamais pu me mettre en tête de faire de la médecine ».

En 1554, Charles de l’Escluse paraît avoir retrouvé, à Anvers, son père qui s’y était réfugié, en raison des événements de la guerre. Il s’occupa alors de traduire le Cruydtboeck, ouvrage flamand de Dodoëns, et cette traduction parut en 1557 chez Van Loe, sous le titre de Histoire des plantes par Rembert Dodoëns, nouvellement traduite de bas Aleman en François par Charles de l’Escluse. Le traducteur a dû tirer quelque profit scientifique de ce travail, qui ne pouvait qu’ajouter à ses connaissances botaniques. Un Petit Recueil sur les gommes et liqueurs provenant tant des arbres que des herbes termine cette Histoire des plantes, et cet opuscule de peu d’importance paraît être le premier travail original de notre botaniste.

On perd la trace de Charles de l’Escluse jusqu’en 1561 : il se trouvait alors à Paris avec deux jeunes Nobles silésiens, Thomas et Abraham Rediger. Sa correspondance avec Jean Craton de Kraftheim, médecin de l’Empereur d’Autriche, et avec Thomas Rediger, va nous expliquer dès lors les diverses phases de son existence, en nous faisant connaître les événements plus ou moins malheureux auxquels il s’est trouvé mêlé, et dont il nous fait lui-même le récit. Nous avons traduit les lettres, qui composent cette correspondance, d’après l’édition en langue latine, publiée en 1830 par Treviranus, sous le titre de Caroli Clusii Atrebatis Epistolæ ineditæ[3]. Nous avons cru toutefois devoir en changer l’ordre de publication, pour disposer ces lettres dans leur véritable ordre chronologique.

Seulement, il ne faut pas oublier qu’il était d’usage alors de latiniser son nom, ce qui a produit même ce résultat que la plupart des savants de cette époque sont parfois mieux connus sous leurs noms latinisés que sous leurs noms réels. C’est ainsi que Charles de l’Escluse a modifié son nom en Clusius, et que tous ses ouvrages latins en désignent l’auteur comme étant Carolus Clusius Atrebas (Charles de l’Escluse d’Arras). Ses lettres latines sont signées de même Carolus Clusius A., et nous leur avons laissé cette signature.

Notons ici que Charles de l’Escluse, avant d’écrire les lettres qui vont suivre, avait daté de Paris, le 1er  Avril 1561, la Préface du premier ouvrage qu’ait publié de lui le célèbre imprimeur Christophe Plantin, récemment établi à Anvers. Il s’agissait de la traduction latine d’un ouvrage italien de matière médicale, formant un volume in- sous le titre d’Antidotarium. C’est par ses traductions latines d’ouvrages publics en langues étrangères qui, sous cette nouvelle forme, obtenaient à cette époque plus de succès en librairie, que Charles de l’Escluse a su se créer parfois des ressources nécessaires. Quoi qu’il en soit, il était déjà à Paris, en Avril 1561.

Parmi les lettres qui se trouvent ci-après, le plus grand nombre, c’est à dire vingt-huit, avaient été adressées à Jean Craton de Kraftheim, dont nous résumons comme il suit la biographie. Né à Breslau, le 20 Novembre 1519, son nom de famille était Crafft. Il étudia à Wittemberg les belles-lettres sous Philippe Melanchton, et la théologie sous Martin Luther dont il resta l’ami et le commensal pendant six ans. Il se rendit après cela à Leipzig pour y faire ses études médicales et s’y lia avec Joachim Camerarius ; ensuite il alla terminer ces études en Italie, à Vérone et à Padoue. Il devint plus tard Premier médecin de Ferdinand 1er , frère et successeur de Charles Quint, puis de Maximilien II qui l’anoblit sous le nom de Craton de Kraftheim et le créa Comte Palatin, et enfin de Rodolphe II, successeur à l’Empire de Maximilien. La perte de sa femme, morte le 2 juin 1585, lui causa un si profond chagrin qu’il ne fit plus que languir et succomba le 9 Novembre 1585. Il publia de nombreux ouvrages de médecine et quelques œuvres littéraires. Ces quelques lignes suffiront à faire connaître ce médecin impérial qui fut, comme le dit Ed. Morren, le bon génie de Clusius, et donneront en même temps une idée du caractère même de leur correspondance.

Mais voyons maintenant ce que nous apprennent les lettres de Charles de l’Escluse.


I

À Jean Craton de Kraftheim, à Breslau.


S. — Illustre Craton, Hubert[4] m’a remis le 8 juillet tes lettres si agréablement écrites ; je les ai reçues avec plaisir pour plusieurs raisons. Elles sont, en effet, rédigées avec tant d’élégance et de science, et elles expriment si bien ton désir et la situation de ton esprit à mon égard, que je ne puis rien ajouter de plus, car rien ne peut approcher de la déclaration de ta bienveillance. Il en résulte que je dois beaucoup à Hubert, car, outre l’amitié qui existe entre nous, il sait encore me concilier celle de ces savants hommes qui me sont même inconnus. Je te dois aussi beaucoup, puisque, sans aucun appel de ma part, tu m’offres si libéralement ta science et le désir de m’être agréable. Nous devons à Dieu de faire en sorte que cette amitié devienne perpétuelle entre nous. Je m’efforcerai de la conserver avec soin, parce que je ne doute pas qu’elle ne soit pour moi un très grand honneur. Et puisque, séparés par une grande distance, nous ne pouvons nous entretenir, pour cultiver cette amitié, que par lettres (lesquelles paraissent avoir été inventées pour permettre aux absents de causer entre eux), elles pourront du moins diminuer la difficulté de nos relations.

J’ai souvent des rapports avec les jeunes Nobles et savants Thomas et Abraham Rédiger, qui sont venus ici avec Hubert pour leurs études, et je leur ai offert mes services et mes connaissances. tant en raison de leurs vertus qu’au nom de leur très honnête famille, si digne de tous les biens, puis à cause d’Hubert, que j’affectionne particulièrement, enfin pour toi-même, à qui j’attribue une science, une humanité et une bienveillance singulières. D’autres motifs, en outre, me poussent à agir ainsi. C’est, en effet, par la volonté des Curateurs de Thomas Rediger que cette faveur m’a été déléguée par Hubert, de prendre soin des affaires et des études de Thomas Rediger, de veiller sur sa santé, et j’en ai pris l’engagement : il est donc nécessaire que je m’y consacre entièrement, pour satisfaire à l’honorable commission qui m’a été donnée, si je veux être un homme probe et être tenu pour tel.

De Montpellier est revenu naguère Godefroy Scharve, ton parent, que j’ai conduit vers le Dr  Holler : celui-ci lui a offert ses services à cause de toi. Je ne doute pas qu’il en soit de même de Jacob Goupyl, professeur royal, homme très savant et très érudit (car parfois nous sommes allés le voir, mais il était empêché par des affaires). Ces deux hommes dont l’un, c’est Holler, (qui est assez peu accessible et de nature chagrine) me paraissent devoir être préférés aux autres, car ils sont dignes que l’on s’insinue dans leur amitié et dans leur commerce. Si l’on veut leur en adjoindre d’autres, il sera facile, d’après leur propre choix, d’en trouver de nouveaux. Pour ce qui me regarde, je pourrai les obliger de toute façon et je leur ferai connaître ma manière d’étudier et mes intentions. Mais je ne sais ce que Thomas peut attendre de moi pour la connaissance des simples et des médicaments, ce qui n’a pas encore fait l’objet de ses études ; lorsqu’il aura fréquenté ces professeurs, auxquels je parlerai du très grand nombre de plantes que je connais, je tâcherai d’en faire venir de cette région[5] qui, je crois, est la plus fertile de l’Europe en plantes intéressantes, surtout de celles qui ont été décrites par les Anciens : toutefois, je ferai ce que je pourrai, pour que Thomas comprenne que la recommandation n’aura pas été perdue pour moi.

J’ai reçu d’Hubert des vers de Pierre Lotiche[6] pour lesquels je te remercie infiniment. Je prendrai le soin de les réunir à ses autres œuvres, à celles mêmes qui se trouvent chez son frère. Car, pour les obtenir, je me suis jadis employé auprès des savants, amis de Pierre, parmi lesquels se trouve Mycille, fils de Jacob Mycille, qui avait été précepteur de Lotiche. Christian Lotiche avait apporté les poèmes de son frère à Heidelberg : comme il n’avait pas voulu les livrer aux typographes, Mycille lui a demandé de les lui transmettre, parce que nous apporterons tous nos soins, en raison de notre ancienne amitié, à ce qu’on puisse ici les imprimer. Si je ne puis obtenir ni l’un, ni l’autre, je ferai en sorte cependant, pour la mémoire d’un ami, de publier les Élégies que Lotiche a écrites à ses amis et qui ont été retrouvées ça et là, avec les autres poèmes de lui restés jusqu’ici inconnus et que les mêmes personnes m’ont promis de me confier. Je les joindrai aux poèmes que tu nous as envoyés et à ceux que je possède moi-même, écrits de sa main. Puis, j’avertirai les Lecteurs qui pourront avoir quelque autre chose de Lotiche, de vouloir bien ne pas le conserver, mais à notre exemple le livrer à la publicité : ce serait, en effet, un malheur regrettable pour la République des Lettres, de laisser perdre par négligence les œuvres d’un Poète si remarquable.

Je n’ai rien à t’écrire maintenant au sujet des livres de médecine, de ceux qui paraissent chez nous, que je juge dignes de t’être envoyés, hors le petit livre de Rondelet, de Ponderibus, mais je crois que tu le possèdes, puisqu’il a paru il y a un an. En outre, tu ne dois rien attendre de moi au sujet de l’état de nos affaires publiques, car je sais qu’Hubert Languet a dû t’écrire à ce sujet. Je te dirai, pour finir, que si tu t’occupes en quoi que ce soit de mes travaux, tu te persuaderas que je suis préparé à tout attendre de toi : c’est, en effet, ce que je puis espérer et de ton autorité, et de notre amitié si heureusement commencée, et de ta très grande bienveillance à mon égard.

Porte-toi bien, homme illustre, et ne cesse de m’aimer, comme tu le fais maintenant.

À Paris, Calendes d’Août 1561.

Tout à toi, Carolus Clusius A.

II

À Jean Craton de Kraftheim, à Breslau.


S. P. D. — Illustre Craton, lorsque je t’écrivais dernièrement, je ne me doutais nullement que nous allions quitter Paris ; car, en raison de notre convention mutuelle qui nous obligeait réciproquement, Thomas et moi, il était pleinement entendu que nous devions y rester pour nos études. Mais à peine avais-je été investi de la charge qui m’avait été confiée, que la peste commença à se déclarer dans plusieurs endroits de Paris, et que la contagion produisit un funeste effet dans les Écoles. Il fallait voir alors les Professeurs cesser leurs cours, plusieurs gagner la campagne, les Lectures s’interrompre, les Collèges se fermer, les étudiants fuir en troupes, enfin tout se réduire à ce point que la situation des Écoles était des plus malheureuses. Cette même raison nous fit également partir de cette ville : car il m’a paru que c’eût été une sottise impardonnable de vouloir séjourner là où se montrait un péril manifeste. Cet état de choses m’avertissait que je devais beaucoup plus craindre pour la santé de celui qui m’avait été confié, que pour moi-même. D’ailleurs, avant de partir, nous avons délibéré sur la nouvelle résidence qu’il convenait de choisir : la ville d’Orléans nous a paru, ainsi qu’à Hubert, offrir assez d’avantages pour nous y réfugier. Son École (qui cependant ne peut être en aucune façon comparée à celle de Paris) et les agréments de cette ville, dans une région où l’air est sain (car elle est située sur la Loire), nous invitaient à nous y rendre. Nous avons donc résolu de demeurer ici, jusqu’à ce que, par des amis, nous ayons appris que la maladie contagieuse avait cessé de régner dans Paris (ce que nous pensions devoir coïncider avec la fin de ce mois) et qu’il nous était alors permis d’y retourner en toute sécurité.

Nous y avons laissé ton Godefroy avec Hubert, envers lequel je regrette de n’avoir pu m’acquitter de mes devoirs, tant pour toi qu’en raison de nos communes études, et cela par suite de notre départ subit. Aussi, dès notre retour, s’il demeure plus longtemps à Paris, n’omettrai-je rien de ce que je penserai pouvoir faire pour la continuation de ses études. Thomas et Abraham Rediger jouissent jusqu’à présent d’une bonne santé et s’habituent très bien à notre nouvelle manière de vivre.

À Poissy, qui est un bourg distant de Paris d’environ six heures, avait été convoqué, avant notre départ, un Synode d’Évêques, pour s’entendre sur les controverses de la religion, qui ont soulevé ça et là en France des passions ardentes. Théodore de Bèze, homme très docte, y est venu aussi, envoyé (si je ne me trompe) par le Roi de Navarre. On attend également Petrus, confesseur florentin, qui professe la théologie à Zurich, appelé, dit-on, par la Reine-mère. Dieu fasse qu’ils puissent ainsi émouvoir les esprits des Princes, de telle sorte qu’après la fin de toutes ces controverses, qui sont leur œuvre, la prédication de l’Évangile du Christ puisse devenir libre dans tout ce royaume : ce qui se ferait facilement, si les Princes dirigeaient leur esprit vers ce but. Car le nombre des gens pieux en France est si grand, comme cette ville même peut en offrir la preuve, que je ne parlerai pas de plusieurs autres qui l’emporteraient de beaucoup à ce point de vue. Ainsi quatre fois par semaine, se réunissent ici auprès des remparts les sectateurs de la pure doctrine au nombre de dix mille hommes, quelquefois plus, pour écouter les prêches ; puis, dans le même endroit, l’explication du catéchisme est donnée aux enfants, chaque Dimanche, à partir de midi. C’est pourquoi, lorsqu’il en est ainsi si les Papistes ne veulent rien concéder, mais entendent tout conserver opiniâtrement, il en résultera ou bien une misérable situation pour les Églises, ou bien, ce qui paraît plus vraisemblable, une guerre intestine. Mais cela ne pourra arriver, sans qu’il y ait à craindre l’ébranlement, je ne dirai pas la ruine, de tout le royaume de France. Car les uns et les autres comptent parmi eux de puissants fauteurs de troubles et d’ardents prosélytes. Mais Dieu, qui tient tout dans sa main, aura pitié de son peuple et convertira facilement toutes choses pour la gloire de son nom, là où il le voudra : nous devons donc, pour qu’il le fasse, l’en solliciter par des prières assidues.

La Reine de Navarre[7] a traversé cette ville le 25 Août pour aller rejoindre son mari à la Cour. Or il advint que, ce même jour, il y avait une réunion des gens pieux, et elle y fit honneur par sa présence : la même chose eut lieu le lendemain, mais à midi elle partit.

Je ne doute pas que tu ne reçoives d’Hubert plus de renseignements sur les affaires publiques : il est, en effet, plus près de la Cour et il a accès auprès des Princes eux-mêmes ; il lui est donc facile d’apprendre ce qu’il peut y avoir de nouveau. Quant à nous, nous en sommes loin et nous ne fréquentons que le peuple : cependant, d’après ce que nous voyons nous-mêmes ou ce qui nous est rapporté de certain, je n’ai pas voulu t’écrire sans te communiquer ce qu’il en était, aimant mieux faire erreur en te l’écrivant, ce que tu as pu du reste apprendre par d’autres, que d’être accusé de négligence dans mes lettres.

Porte-toi bien, homme illustre, et continue de compter ton Clusius au nombre de tes amis.

Orléans-sur-Loire, 7 des Ides de Septembre de 1561.

Tout à toi, autant qu’il peut l’être, Carolus Clusius A. —— Thomas et Abraham t’envoient beaucoup de salutations.


III

À Jean Craton de Kraftheim, à Breslau.


S. P. D. — Comme j’attendais de Lotiche Second les poèmes de son frère (car je lui avais écrit à ce sujet), ainsi que plusieurs Élégies qui me sont promises par d’autres amis, et que je joindrai à l’ouvrage entier, la peste qui a sévi ici tout l’automne et qui a fait fermer les Écoles, a complètement déçu mes prévisions. Ceux, en effet, dont j’espérais recevoir ces Élégies, sollicités par les mêmes causes qui nous ont fait partir, se sont dispersés également par crainte de la contagion de la peste, et je n’ai pu savoir où enfin ils avaient émigré : c’est ce qui explique pourquoi je n’ai pu satisfaire à ton désir. Pendant ce temps, le typographe de Leipzig (sans doute par l’espoir d’en tirer bénéfice), ayant en sa possession le 1er  et le 3me  Livres des Élégies de Lotiche. dont le 1er  a été édité à Paris jadis, et le 3me  en Italie, y a ajouté quelques Églogues et poèmes funèbres, et il a broché ce petit Livre pour les prochaines foires de Francfort ; il l’a intitulé Œuvres complètes de Lotiche, bien que la plus grande partie manque et qu’il sache que Christian, le frère de Lotiche, possède ses Œuvres corrigées, comme cela ressort d’une lettre de Joachim Camerarius[8]. En agissant ainsi, il a fait injure, non seulement à Christian et à tous ceux qui avaient hâte de faire connaître toute l’œuvre de Lotiche, mais à l’auteur lui-même, dont il a publié les écrits tellement tronqués, que Lotiche, s’il revivait, ne pourrait à mon avis les reconnaître pour siens. Afin de tromper, autant qu’il est en moi, l’avarice de cet inepte typographe, j’écris de nouveau à Christian, pour qu’il ne se refuse pas à ne pas séquestrer ainsi plus longtemps les poèmes de son frère, et je lui dis que, s’il ne veut pas lui rendre ce service, il nous envoie du moins ces poèmes qui seront revus avec soin, pour ne pas laisser se perdre le souvenir du défunt. Je ne cesserai pas, pendant ce temps, de solliciter par lettres les amis de Lotiche afin que, s’ils possèdent quelques-uns de ses écrits, ils veuillent bien nous les envoyer. Si je puis obtenir quelque chose, je t’avertirai aussitôt, de façon à pouvoir le joindre à ce que tu possèdes déjà. Mais c’en est assez.

Je t’ai écrit, il n’y a pas longtemps, d’Orléans de façon que, si tu prends plaisir à semer des plantes étrangères, tu me le fasses savoir, car je tâcherai de te faire parvenir les graines que je pourrai récolter. Ton parent Godefroy s’étant décidé à retourner auprès de toi, je n’ai pas voulu négliger une occasion si commode. Sans attendre ta réponse, j’ai cru bien faire en t’envoyant quelques graines, choisies parmi celles qui m’ont été adressées par la générosité de mes amis, le reste provenant de mes récoltes ; je crois que ces graines devront t’intéresser, bien que je sache que les plus remarquables t’avaient déjà été envoyées de la Gaule narbonaise par ton parent. C’est pourquoi tu les recevras avec bienveillance, et si tu estimais que ton Clusius pût t’être agréable de quelque autre façon, tu peux compter qu’il te consacrera ses études, ses devoirs, ses bons soins et tout ce qu’il te plaira de lui demander.

Adieu. Porte-toi bien, homme illustre, et n’oublie pas de me conserver au nombre de tes amis. Veuille saluer en mon nom Nicolas Rediger et les autres Curateurs de Thomas, et la très honnête Dame, sa mère. Je désirerais que tu leur fisses part de mes meilleurs sentiments, en m’excusant auprès d’eux si je ne leur écris pas maintenant.

Paris, Ides d’octobre 1561. Tout à toi. Carolus Clusius A.

IV

À Jean Craton de Kraftheim, à Breslau.


S. — Illustre Craton, je ne voudrais pas que tu attribuasses à de la négligence la cause de mon long silence ; mais comme Hubert se préparait de jour en jour à retourner en Allemagne, j’aimais mieux lui confier mes lettres qu’à un inconnu. Par beaucoup d’empêchements imprévus, il a été retenu plus longtemps qu’il ne l’avait présumé.

Au départ de Scharve et même après, j’ai écrit au frère de Lotiche ; mais je n’ai reçu jusqu’ici aucune réponse de lui, pas plus qu’il ne m’a été remis quoi que ce fût par ceux qui m’avaient promis de me confier les originaux de plusieurs Élégies écrites par Lotiche. Aussi, comme je vois que je ne reçois de communication de personne, je te renvoie ton exemplaire, en y ajoutant certains écrits que je possédais de la main de Lotiche, avec un cénotaphe rédigé sur ce poète par un de mes amis intimes. Tu reconnaîtras que je ne pouvais rien faire pour les prometteurs, puisqu’il n’était rien fait pour moi. Mais je soupçonne que Christian Lotiche veut éditer les poèmes de son frère, et que c’est pour cette cause qu’il ne m’a pas répondu, parce que je sais pertinemment que mes lettres et celles de Jules Mycille lui ont été remises.

La nuit précédente, 3 Décembre, a cessé de vivre le Dr  Holler, médecin très savant, qui jouissait d’une bonne santé et n’avait pas été malade, et qui même avait très bien soupé ce jour-là : on dit qu’il a été suffoqué par un catarrhe. Bien que cet homme ait été très peu canonicos, on attendait de lui, si je ne me trompe, quelque bel ouvrage ; mais la pratique paraît l’avoir détourné des études. Car, après la mort de Fernel, il se fit une très grande clientèle, à ce point qu’il pouvait à peine y suffire. Onze jours après, il fut suivi dans la tombe par le Dr  De Monceau, médecin du Roi, mais sans grande réputation. Vers la fin du mois de Février, le Dr  Goupyl qui avait été, après la mort de Sylvius, seul Professeur royal de médecine, eut pour collègue le Dr  Louis Duret, homme très docte et très soigneux, qui discourut sur sa profession le 10 Mars et, deux jours après, commença à interpréter très savamment le petit Livre d’Hippocrate sur les Humeurs (il a fait ressortir les grands services rendus par cet auteur, qu’il s’est proposé de prendre pour modèle de préférence à tous les autres Anciens). Stimulé par ce nouveau zèle, le Dr  Goupyl, qui s’était reposé pendant presque sept mois, se mit à nous expliquer avec soin le 3me  Livre de Paul d’Égine, livre sans doute très utile à ceux qui sont versés dans la théorie, parce qu’il embrasse la cure de toutes les maladies du corps.

Quant aux affaires de religion, il semble que Satan se soit efforcé de mettre autant que possible partout des obstacles : il a assez bien procédé, puisque 20 ou 30 mille hommes environ ont pu se réunir chaque jour pour entendre la parole de Dieu. Théodore de Bèze leur a parlé quelquefois, ainsi que François Perrucelle, de l’Église gallicane, jadis Ministre à Francfort, et rappelé ici ; mais cette Église a été presque dissoute par le Prince de Condé. Il s’y trouvait en outre trois ou quatre Ministres ordinaires. Les temples ne sont pas encore ouverts aux hommes pieux ; mais ils écoutent les discours en plein air, et là on leur administre les sacrements, malgré les murmures du pouvoir pontifical. J’oubliais presque de te dire que Duret a été placé dans le Collège des Professeurs royaux par le Prince de Condé, frère du Roi de Navarre, lequel s’était trouvé en grand péril de maladie et avait repris (grâce à Duret) sa santé première, alors qu’il avait été en quelque sorte abandonné par les autres médecins.

Écris-moi si les graines que j’ai remises à Scharve ont été les bien reçues et si tu prends plaisir à étudier cette partie de la médecine, car j’y appliquerai tous mes soins l’automne prochain, et je m’attends à recevoir des graines de Montpellier et d’autres endroits.

En attendant, savant Craton, je prie Dieu, père de N. S. Jésus-Christ, qu’il te conserve longtemps sain et sauf, et je te demande de te bien persuader que mes petits services, mes études et mes devoirs te sont consacrés, si tu as besoin de moi en quoi que ce soit. Adieu et veuille saluer Scharve de ma part.

Paris, 13 des Calendes d’Avril 1562.

Toujours à toi, Carolus Clusius.

V

À Jean Craton de Kraftheim, à Breslau.


S. P. — Après notre départ de France, illustre Craton, je t’ai déjà écrit trois fois, ayant pleinement confiance que mes lettres te parviendraient. Dans ces lettres, je décrivais en quelque sorte l’état de la France et je répondais à celles que j’avais reçues avec les lettres de Goupyl. Il désirait te répondre et interrogeait souvent Hubert pour savoir quand celui-ci devait retourner près de toi. J’ai appris ensuite qu’un homme de bien avait été chassé de la ville et presque mis en pièces par le peuple. On m’a rapporté aussi que Duret était parti, que tous les étudiants s’étaient dispersés, que plusieurs libraires avaient été exilés et que, parmi eux, Wechel avait subi la perte de ce qu’il possédait. Enfin la physionomie de la ville est telle qu’il s’y fait déjà un grand bruit d’armes et qu’il s’y commet de très regrettables meurtres des hommes pieux.

Duret n’a rien encore publié. Thomas t’envoie les livres que tu demandais, avec le Prædium rusticum, car nous avons enfin reçu ceux qu’il avait achetés à Paris. Je comprends maintenant qu’Hubert parte de la France et je crois qu’il n’a pas dû se consulter longtemps pour y rester, puisque les partisans des Guises sévissent contre les Allemands. Il n’est rien apporté ici de la Théologie française ou suisse, si même il n’est pas interdit à nos libraires d’importer des livres de cette sorte, et, pour que cela ne se fasse pas en secret, les Théologiens s’en informent avec soin, et par suite nous ne pouvons en être gratifiés pour vous que très difficilement.

Quelques jours auparavant, nous avions vu que ces troubles en France allaient durer et que, dans un temps très court, le danger serait manifeste ; nous avons alors dit adieu à Paris et nous avons gagné Louvain, estimant qu’au point de vue de nos études, si nous restons ici, nous trouverons dans l’Académie beaucoup de gens savants, plutôt qu’à Anvers où les marchands ne parlent perpétuellement que de leur commerce. Nous avons ici Biesius, Cornelius, Valerius, Gemma et plusieurs autres hommes célèbres, dont nous pourrons jouir des Lectures et de l’entretien familier. C’est pourquoi j’estime que les parents de Thomas ne doivent pas voir cela avec peine. J’ai remis tes lettres à Biesius.

Porte-toi bien, illustre Craton, et veuille saluer officieusement de ma part le très excellent Nicolas Rediger et sa mère, honnête Dame, ainsi que ton Scharve.

Louvain, Ides d’Août 1562. Toujours à toi. Carolus Clusius A.


VI

À Jean Craton de Kraftheim, à Breslau.


S. P. — En voyant au commencement d’Octobre, illustre Craton, que les troubles en France ne prenaient nullement fin, mais que le plus agréable et le plus florissant royaume de toute l’Europe était bouleversé de fond en comble, j’ai désespéré tout à fait de pouvoir retourner dans ce pays. Aussi ai-je pris une résolution périlleuse. Je me suis, en effet, rendu à Paris pour en rapporter notre bagage. Par combien d’inquiétudes fut rempli ce voyage, ce n’est pas beaucoup de le dire. Car celui qui pourra se faire une idée de la France remplie de soldats, et de la ville la plus florissante du royaume investie par les Guises, puis saccagée, comprendra facilement que ce voyage n’a pas eu de doux moments. Mais, grâce à Dieu, dans l’espace d’un mois, j’ai pu faire le transport du bagage et revenir ici sain et sauf. Hélas ! quelle misère n’ai-je pas vue ! Les meilleurs hommes ruinés, les premiers Professeurs royaux envoyés en exil, leurs fortunes confisquées. Ici régnait la famine, là c’était la peste qui exerçait ses ravages (on dit que dans l’espace de six mois plus de cent mille hommes ont été victimes de la contagion) ; on ne voyait perpétuellement que des meurtres et partout l’image de la mort. Là où se trouvait le sanctuaire des Muses, on en avait fait une officine de guerre, si bien qu’on n’entendait plus que le cliquetis des armes, le roulement des tambours et le bruit des trompettes. C’est pourquoi je me voyais entrer, non dans Paris, cette pépinière jadis de tous les hommes studieux, mais dans une tout autre ville, nouvelle et tout-à-fait inconnue. Je pensais alors que nous avions bien fait d’en partir au bon moment : car nous aurions été forcés d’y voir se dérouler sans aucun doute beaucoup d’évènements, qui non seulement nous auraient déplu, mais dont nous aurions eu horreur, et qui peut-être nous auraient jetés dans un péril manifeste. Mais c’en est assez.

Quoi qu’il en soit d’ailleurs, nous vivons ici dans une célèbre Académie : Louvain n’a pas cependant ces honnêtes exercices que nous trouvions à Paris, et ses Professeurs ne peuvent en aucune façon être comparés à ceux de cette dernière ville, qu’on considère soit la science, soit la méthode et la grâce d’enseigner. — J’écris ceci, afin qu’on prenne conseil pour le mieux au sujet des études et de la santé de Thomas : à mon avis, il conviendrait que, l’automne prochain, il partit pour l’Italie, surtout avec l’espoir de pouvoir revenir en France quand les troubles actuels seront tout-à-fait apaisés. Car je voudrais encore lui donner un dernier conseil, avant de m’être acquitté de ma charge aux Calendes d’Août prochain. Tu pourras, à l’occasion, causer avec ses parents de cette affaire : mais cependant, qu’ils ne puissent croire ou soupçonner que j’y cherche mon profit, — Nous nous occupons avec soin des livres que tu désires ; nous n’en avons toutefois trouvé qu’un seul, à savoir le livre de Scaliger que Thomas t’a envoyé. Quant aux autres, nos libraires disent n’en pas connaître les titres. Ainsi, j’ai recherché avec le plus grand soin à Paris les petits livres de Ferrerius, mais en vain.

Je voudrais savoir ce que Camerarius a résolu, au sujet des œuvres de notre illustre poète Lotiche. Je désirerais que l’on fit cela pour la mémoire du défunt, de ne pas publier ses œuvres tronquées. Mais, comme Camerarius est en grande familiarité avec Christian Lotiche, frère de Pierre, et que Christian a chez lui un exemplaire corrigé et revu définitivement par l’auteur lui-même, je pense qu’il sera facile à Camerarius d’obtenir de Christian qu’il lui communique ce travail, s’il veut perpétuer à jamais le souvenir de son frère.

Il te reste, illustre Craton, à me conserver au nombre de tes amis et à me recommander dans les meilleurs termes aux parents de Rediger. Veuille saluer en mon nom Godefroy, ton parent. Porte toi bien.

Louvain, 6 des Calendes de Février 1563.

Ton Carolus Clusius A.

VII

À Jean Craton de Kraftheim, à Breslau.


S. P. — Je pense que tu m’as à présent excusé de l’interruption de ma correspondance, surtout si tu as reçu les dernières lettres que je t’ai envoyées. Dans ces lettres, en effet, je parlais de nos affaires et quelque peu de l’état de la France. Hubert a erré pendant quelques mois en Allemagne, pour trouver quelque consolation au bouleversement de sa malheureuse patrie. Il m’a écrit au sujet de la Diète de Francfort, ensuite de Strasbourg, d’où il était parti après la célèbre assemblée. Il m’a fait savoir qu’il devait assister aux foires de Francfort[9].

Nous espérons qu’il se produira quelque amélioration dans les affaires de France, par suite de la mort du Duc de Guise, car il paraît qu’il y aurait une tendance à faire la paix ; mais tout cela est jusqu’ici bien incertain. On dit qu’à Paris on a sévi cruellement contre celui qui a percé d’une balle le Duc de Guise, malgré que Guise lui-même lui eut pardonné son attentat avant sa mort, et eût supplié le Roi de lui accorder ce pardon pour lui-même. Mais on n’a rien pu obtenir de la fureur du peuple parisien[10].

Je n’ai rien appris au sujet de Rondelet, parce que les régions du midi nous sont fermées, et que même on ne peut rien faire venir de Lyon, sans la plus grande difficulté. Quant à ce qui a pu arriver à Goupyl, à Duret, à Mercerus, à Ramus et à d’autres hommes éminents, je pense que je te l’ai quelquefois écrit ; mais on ne sait rien ici de ces infortunés et de leur triste exil. J’ai envoyé tes lettres à Biesius, et je lui ai écrit deux fois, mais je n’ai rien reçu (car nous nous sommes retirés ici en quittant Louvain, dans le but d’amoindrir l’ennui du Carême) ; il est certain que sa Théorie n’a pas encore paru, et qu’elle n’est pas sortie de chez lui ; mais je pense qu’elle doit être corrigée, parce que la 1re  édition en a été publiée il y a quelques années. Les livres de Ferrerius ne se trouvent ici nulle part et, deux ans auparavant (comme je te l’ai appris), lorsque je les cherchais à Paris, je n’ai pu les trouver. Notre Thomas s’est occupé pour toi des Lieux communs de Valeriola : il y a peu de jours, en effet, on en a apporté ici de Lyon deux seuls exemplaires, et je lui ai conseillé d’acheter le second pour toi.

Je désirerais que Camerarius, homme éminent, prit souci de la mémoire de Lotiche, car je pense qu’il pourrait obtenir beaucoup de Christian Lotiche, frère du défunt, qui a conservé chez lui les œuvres corrigées de Lotiche.

Je te prie, illustre Craton, de vouloir bien très officieusement saluer de ma part le très honorable Nicolas Rediger, ainsi que sa mère, Dame très aimable. Adieu et continue-moi ton amitié.

Anvers, 5 des Calendes d’Avril 1563.

Ton bien dévoué C. Clusius A.

VIII

À Jean Craton de Kraftheim, à Breslau.


S. P. — Illustre Craton, les lettres que tu m’as envoyées le 11 Mars, je ne les ai reçues que le 3 des Calendes d’Avril, c’est-à-dire trois jours après que j’avais répondu aux tiennes. Je ne dis pas cela pour que tu excuses ma hâte, car aucune de tes lettres ne peut me parvenir qui ne soit pour moi des plus agréables. On nous exhorte à bien espérer des affaires de France, et j’espère que la triste situation de ce royaume ira en s’améliorant. On dit, en effet, que (par suite de la mort de celui qui avait été le chef de tous ces troubles) la paix publique avait été proclamée par le Prince de Condé, Administrateur de tout le royaume. Si cela est vrai, il n’est pas douteux que la pure religion aura son libre cours par toute la France.

Je regrette fort que le typographe de Leipzig ait ainsi précipité la publication de l’édition tronquée des poèmes de Lotiche ; car si beaucoup d’exemplaires lui restent, il mettra de la négligence à faire l’acquisition de l’œuvre complète.

Je te remercie de tes bons offices et de tes bons soins, et je te prie de vouloir bien toujours conserver pour moi cette bienveillance. Je t’ai appris ce que j’avais pu savoir sur Goupyl et Rondelet, et sur les autres hommes éminents. J’ai écrit plusieurs lois à Biesius, mais je n’ai pu en tirer aucune réponse, et cependant il a reçu tes lettres. J’ai demandé au typographe s’il avait mis sous presse son ouvrage corrigé. Il m’a dit que non, mais que Biesius l’avait encore chez lui, et qu’il ne l’avait jusqu’à présent pas composé, quoiqu’il eût reçu un exemplaire de Biesius, parce qu’il avait encore par devers lui beaucoup d’exemplaires. Nous avons entendu parler de Moschus.

A Paris, l’atroce supplice de ce Noble qui a percé Guise d’une balle est consommé. Il a été, en effet, d’abord lacéré par le glaive, puis écartelé par des chevaux furieux ; enfin, sa tête a été tranchée et son corps ensuite brûlé. Il n’était pas possible de donner de pires satisfactions à cette rage, qui dépasse cette année en cruautés toutes celles de tous les siècles. Adieu, illustre Craton.

Anvers, 3 des Nones d’Avril 1563. Ton bien dévoué, C. Clusius.

— Nous regagnons Louvain dans huit jours : nous en étions partis pour éviter de manger des viandes salées.

Salue de ma part très officieusement (si ce n’est respectueusement) le Noble Nicolas Rediger et son frère Jean, s’il doit revenir ici, ainsi que la très honnête et très noble Dame, leur mère.


IX

À Jean Craton de Kraftheim, à Breslau.


S. P. — Illustre Craton, Thomas Rediger m’a remis tes lettres, en venant hier à Louvain, comme il allait partir pour la France : elles ne pouvaient avoir rien de plus gracieux pour moi, parce que je les vois remplies d’humanité et de la plus grande bienveillance à mon égard. Il n’est rien que je ne te doive, si ce n’est le bon vouloir d’un esprit sans dissimulation. Je te remercie de m’apprendre les noms de ceux par lesquels quelquefois mes lettres un peu rudes et très peu soignées peuvent te parvenir.

Mais en quel endroit de l’Italie dois-je aller ? Mon choix n’est pas encore fait, à moins par hasard que je ne me rende à Pise, qui paraît être une ville assez tranquille et peu turbulente. Or quelque part que je me trouve, je voudrais te persuader que Clusius conservera toujours ton souvenir et recherchera toutes les occasions qui lui permettront de causer par lettres avec toi. Je devrais être maintenant en Italie, si certaines petites affaires ne m’en avaient fait décider autrement. Mais, dans quelque temps, après que j’aurai dit adieu à mes parents, j’espère pouvoir m’occuper de mon voyage dans cette contrée.

Les poèmes de l’illustre Pierre Lotiche ont été apportés ici. Il en manque encore quelques-uns, qui se trouvent dispersés, les livres des Élégies ayant été composés séparément. J’ignore s’ils se trouveront dans un autre petit livre qui fera suite. Mais je pense que Camerarius en prendra soin, s’il survient quelque chose.

Les affaires de France sont assez tranquilles maintenant, depuis que le Roi est délivré de ses tuteurs. Hubert s’est trouvé à Paris, il y a deux mois, et il y est encore à présent dans la maison du typographe Wechel, ainsi que me l’a conté ce même Wechel en revenant de Francfort. L’Angleterre brûle de faire la guerre contre les Français, mais est dépeuplée par la peste contagieuse. Adieu, illustre Craton.

Anvers, Nones d’Octobre 1563. Ton C. Clusius A.

X

À Jean Craton de Kraftheim, à Breslau.


S. P. — Lorsque je répondais dernièrement à tes lettres, illustre Craton, je croyais que d’ici peu j’irais en Italie ; mais des affaires domestiques m’ont retenu ici contre ma volonté. J’ai trouvé, en effet, mon père vieilli et valétudinaire et, comme il ne pouvait, à cause de son état de santé, me procurer son aide pour certaines affaires, il m’a fallu le remplacer. J’espère cependant, avec l’aide de Dieu, entreprendre vers la fin de l’hiver, le voyage que j’ai projeté de faire il y a quelques mois, à moins qu’un obstacle imprévu ne vienne s’y opposer.

Le Livre de l’illustre médecin Biesius De Methodo medicinæ est paru depuis quelques jours. Je t’envoie ce Livre, parce que je crois que tu trouveras beaucoup de plaisir à lire les travaux de ce savant. Nous espérons avoir aussi sous peu le Theoretica détaché, si je ne me trompe, des exemplaires de la plus grande partie de la 1re  édition. Tu attendras de l’auteur lui-même ce Livre qui, je crois, doit te manquer. Je me souviens, en effet, lorsque je lui ai, chez lui, parlé de cet ouvrage, que l’exemplaire de tous ses travaux, qui devait t’être envoyé, était corrigé. J’estime qu’Hubert est maintenant à Paris, car j’ai reçu de lui des lettres écrites du 20 Octobre, par lesquelles il m’apprenait qu’il était parti pour la Bourgogne chez son vieux père, et que sous peu il devait retourner à Paris ; il ajoutait aussi que la pure doctrine de l’Évangile avait si bien gagné les esprits dans la plus grande partie de la France, qu’il n’était pas possible de l’extirper, comme le voudrait le Pouvoir pontifical, furieux de cet état de choses. C’est pourquoi je félicite Thomas Rediger, qu’en revenant de ma patrie j’ai rencontré en route, de se diriger vers la France. Car la paix, une fois rétablie en France, il est vraisemblable que tous les arts seront cultivés avec honneur et que les Professeurs seront rappelés dans les Académies.

Je n’ai rien de nouveau à t’écrire, si ce n’est que notre région est infestée par des voleurs, et qu’on leur laisse si grande licence que, dans les villes elles-mêmes, ils forcent jusqu’à l’entrée des maisons des citoyens. On rapportait aussi d’Espagne, les jours précédents, que sur huit navires qui, chargés de marchandises, faisaient voile vers l’Amérique, cinq avaient été submergés par les tempêtes.

Adieu, illustre Craton, et conserve-moi, comme tu le fais, ton amitié. Je voudrais te prier de saluer de ma part Nicolas Rediger, avec lequel je sais que tu es familier.

Gand, Nones de Décembre 1563. Toujours à toi, Carolus Clusius A.

— Je t’envoie l’élégie de mon vieil ami P. Lotiche, que j’avais trouvée à Anvers.



Edouard Morren nous apprend qu’en 1563, peut-être à l’instigation de son puissant ami Craton de Kraftheim, Charles de l’Escluse fut prié par le Seigneur d’Augsbourg, Antoine Fugger[11], d’accompagner ses deux fils Jacques et Marc Fugger, dans un voyage d’instruction qui devait avoir lieu en Italie. Mais diverses circonstances ayant retenu Charles de l’Escluse à Gand, il ne put se mettre en route qu’en 1564. Seulement, au lieu d’aller en Italie, il traversa avec les Fugger le sud-ouest de la France et parcourut ensuite l’Espagne et le Portugal. Bien que cet itinéraire n’eût pas été celui qu’avait désiré suivre Charles de l’Escluse, il n’eut pas en somme à le regretter, car cette exploration lui permit de faire nombre d’observations fort intéressantes et il en rapporta près de deux cents plantes nouvelles qu’il fit connaître par la suite. La lettre ci-après donne quelques détails sur ce voyage.


XI

À Jean Craton de Kraftheim, à Breslau.


S. P. D. — Illustre Craton, j’ai reçu tes lettres en Espagne vers la fin de Janvier, car après avoir parcouru une certaine partie de l’Espagne ultérieure et une grande partie du Portugal, nous étions de retour vers le 18 de ce même mois. Combien ces lettres me furent agréables à lire, je ne puis te l’écrire ici. J’aurais sans nul doute fait réponse avec plaisir à tes lettres, s’il m’avait été permis de prendre quelque repos dans ces pérégrinations. Mais, comme peu de jours après nous devions quitter l’Espagne, nous ne nous sommes arrêtés nulle part, jusqu’à ce que, après avoir visité Cadix, toute la Bétique et la Celtibérie et la Tarragonaise, nous revenions à Madrid vers le 19 Avril, où, après une halte de deux journées, j’ai résolu de retourner dans ma patrie, avec une bien grande volupté d’âme, parce que j’étais parti en Espagne contre ma volonté et mon dessein. J’étais allé à Alcala[12], avant que je reçusse tes lettres ; mais je n’ai rien appris de Vallesius, et il ne m’a pas été permis de voir son livre. L’Espagne présente ceci de particulier que, s’il y a des savants, j’ai reconnu qu’ils étaient remarquablement et supérieurement doctes ; mais ils sont si rares que je ne puis assez m’en étonner, parce qu’il ne leur manque ni l’esprit naturel, ni l’occasion de le montrer. Valence seule a de savants professeurs et cultive les exercices de la langue latine. A Salamanque et à Alcala, je crois qu’il n’est pas permis de parler latin, parce que les Professeurs eux-mêmes se servent toujours de la langue du pays.

A Paris, j’ai trouvé le fils de Joachim Camerarius et notre Hubert qui m’a appris que Jean et Thomas Rediger étaient partis pour l’Allemagne, mais que Thomas devait revenir en France, ce qui m’a été de même confirmé ici. Je lui aurais écrit, si je n’avais appris qu’il devait venir ici sous peu. Or, il me sera très agréable, s’il est encore là-bas, que tu veuilles bien lui présenter mes salutations, ainsi qu’à ses frères et à sa mère. Je ne puis rien décider de certain pour mes affaires, jusqu’à ce que j’aie reçu tes lettres de Ratisbonne, que j’attends bientôt. Adieu, illustre Craton.

Anvers, 16 Juin 1565. Toujours à toi, Carolus Clusius A.

— Dans mes nombreuses pérégrinations en Espagne, j’ai reconnu qu’elle était fort riche en très belles plantes : il est à regretter qu’elles soient tout à fait négligées par les Espagnols.


Les biographes de Charles de l’Escluse disent qu’il aurait été la victime de deux graves accidents, dans ses pérégrinations en Espagne : il se serait cassé le bras droit en tombant avec son cheval dans un précipice, et se serait blessé à la jambe en s’efforçant de cueillir une plante sur un rocher. Il est singulier qu’il ne parle pas de ces accidents dans la lettre précédente, d’après laquelle ce voyage paraît au contraire s’être effectué très rapidement.

Charles de l’Escluse avait publié en 1567, en langue latine, un livre de Garcia del Huerto, édité à Goa en langue portugaise sous le titre de Coloquios dos simples. Ce petit ouvrage, dont il est question dans ses lettres, sortit des presses de Plantin en Avril 1567 avec le titre de Aromatum et simplicium aliquot Medicamentum apud Indos nascenlium Historia. L’épitre dédicatoire, datée de Bruges le 13 Décembre 1566 est adressée par Charles de l’Escluse à son jeune compagnon de voyage Jacques Fugger. Ce petit livre, qui parait avoir eu quatre éditions, fut loin de nuire à la réputation du traducteur.

Enfin, la même année, d’après Edouard Morren, le libraire Michel Vasconsan, à Paris, publiait la belle édition de la Vie des hommes illustres grecs et romains de Jacques Amyot. On y trouve les Vies d’Annibal et de Scipion l’Africain traduites du latin de Donat Acciajoli par Charles de l’Escluse. Vers le même temps, ce dernier aurait également dressé pour le célèbre géographe Abraham Orteil une Table chronographique de la Gaule narbonaise, qui fait partie du Theatrum Orbis terrarum publié en 1570.

Les lettres qui suivent nous donnent des détails sur l’existence de Charles de l’Escluse jusqu’en 1569.


XII

À Thomas Rediger, à Bourges.


S. P. D. — Cher Rediger, l’exemplaire des Lettres de Kleinaerts[13] que j’ai apporté d’Espagne, est maintenant sorti des mains du copiste de Plantin : il a mis une certaine lenteur à le recopier, puisqu’il a été pendant trois mois et plus occupé à ce travail. Il ne reste à présent qu’à livrer l’exemplaire de Plantin au Censeur, comme ils l’appellent, afin que, si celui-ci en donne la permission, on procède ensuite à la composition de l’ouvrage. Si par hasard le Censeur, à cause de certains passages, refuse de permettre la publication de ces Lettres et retient chez lui l’exemplaire, nous nous servirons pour les faire imprimer, soit en France, soit en Allemagne, d’un autographe que j’ai chez moi, pour en faire copier un autre exemplaire. Je crains, en effet, que les Théologiens ne se montrent récalcitrants à en permettre la publication, parce que Kleinaerts dit quelque part que le Moine est le foyer de l’hypocrisie, et, dans une certaine lettre, que le Moine est la source des idées nouvelles, enfin parce que Kleinaerts se moque quelquefois des plaisirs des Chanoines de Sardanapale. Tu connais les mœurs de ces hommes, qui supportent très difficilement qu’on soigne leurs ulcères. Nous ferons avec soin connaître Kleinaerts, pour qu’il ne reste pas plus longtemps ignoré, et nous avertirons le Lecteur, afin que si par hasard d’autres lettres de Kleinaerts du même genre n’étaient pas encore imprimées (puisque, comme lui-même le rapporte dans quelques endroits, il a écrit beaucoup d’autres lettres à ses amis en Espagne), ce Lecteur ait le plus vif désir de savoir ce que disent ces Lettres,

Nous n’avons ici rien de nouveau, si ce n’est que la plupart des Évêques, récemment créés, ne cessent d’offenser la Noblesse et veulent en quelque sorte faire accepter aux citoyens, malgré eux, leur célèbre Synode de Cambrai. Mais nous ne sommes pas en Espagne[14]. On lit ici avidement les libelles qui découvrent les fraudes, les fourberies et l’ambition de la famille des Guises. Comme Granvelle paraît se composer toute une existence à l’exemple du Cardinal de Lorraine, il arrive que, par la même raison, les écrivains sont d’accord pour le dépeindre avec ses couleurs.

Les Maltais, assiégés par les Turcs, leur ont constamment résisté jusqu’ici ; mais il est à craindre que des renforts ne soient bientôt envoyés aux assiégeants. — Boisot, de Malines, qui avait épousé la sœur de la femme de Materne, est mort de phtisie, il y a peu de jours. Adieu, très distingué Rediger, continue à me compter au nombre de les amis.

Anvers, 18 Septembre 1565. Toujours ton Carolus Chusius A.


XIII

À Thomas Rediger, à Bourges.


S. P. — Si je réponds si tardivement à les lettres, cher Rediger, ne crois pas que ce soit par négligence, ni par oubli de toi. Mais comme il y a déjà trois mois j’avais été rappelé en Flandre, où il a fallu me rendre sans retard, je n’ai pu dire adieu à tous mes amis. C’est pourquoi il est arrivé que Materne, qui ignorait dans quel endroit je séjournais, avait pris soin d’adresser tes lettres à la résidence des Fugger ; je crois même que je ne les aurais pas encore reçues (quelque grand que fût pour moi le désir d'y répondre), si aujourd’hui je n’avais tout à propos rencontré Materne (car certaines affaires m’avaient rappelé ici), lequel m’a parlé de ces lettres. Je ne puis vraiment dire avec quel plaisir je les lirai, tant à cause de l’élégance du style, que parce qu’elles sont remplies des témoignages de ton amitié, que certainement je m’appliquerai de tout mon pouvoir à entretenir et à conserver.

J’espère que nous aurons les Lettres de Kleinaerts pour les prochaines foires de Francfort, si Christophe Plantin obtient son privilège : il a résolu de les mettre sous presse après les fêtes de la Nativité. J’estime qu’avec cette édition nous ferons quelque chose, et que ceux qui affectionnent le nom de Kleinaerts seront excités à produire les écrits qu’ils peuvent avoir de lui et qu’ils gardent chez eux. Peu de jours auparavant, j’en ai donné un nouvel avis à Vaes, fils de celui à qui la plus grande partie de ces Lettres, que nous devons éditer, avaient été adressées, et même je l’ai prié, s’il avait quelques autres lettres de Kleinaerts (qu’il doit avoir certainement), de ne pas en priver la postérité, et de faire tous ses efforts pour empêcher le nom de Kleinaerts de rester inconnu. Vaes est en quelque façon sincère et érudit : c’est pourquoi je suis porté à croire, en raison de sa bonne foi, qu’il communiquera au monde les opuscules de Kleinaerts qu’il possède.

Ici, la cherté des vivres a excité beaucoup de troubles populaires. Certains ajoutent même que le Roi Philippe[15] doit venir ici l’été prochain, et que son arrivée, d’après l’opinion générale, donnera certainement lieu à de grandes séditions.

Ce que j’ai appris du mariage de Condé m’a fait plaisir. En effet, lorsque je revenais d’Espagne, j’avais su qu’il avait demandé la main de la fille du Duc de Guise : or ce mariage n’aurait pas pu se faire sans offenser beaucoup de gens, et les noces ne se seraient peut-être pas célébrées sans quelque massacre. Avec cela que ce mariage ne pouvait plaire non plus à toutes les âmes pieuses. Car, bien que le Prince de Longueville (que je crois être le frère de la future) ait pris les armes contre Condé, j’ai appris que c’était cependant toujours un homme pieux et assez honnêtement élevé, puisque sa mère est la Dame de Neufchâtel, qui réside seulement à quelque mille pas de Lausanne, dont Farellus désire toujours être évêque.

On rapporte que le Sultan équipe une grande et solide flotte pour le printemps prochain. Que Dieu détourne ces desseins et ces entreprises pour la gloire de son nom et le salut du Christianisme !

Adieu, cher Rediger. — Anvers (demain retour à Bruges, où je compte passer le reste de l’hiver), 16 Décembre 1565,

Ton bien affectionné, Carolus Clusius A.

XIV

À Jean Craton de Kraftheim, à Ratisbonne.



S. — Que répondre de sérieux à ta lettre, illustre Craton, si tu ne penses pas que je le fasse par négligence ? Mais, comme elle m’était remise, j’étais déjà disposé à prendre la route pour me rendre à Bruxelles, ce à quoi j’ai employé dix jours. Car, par la même occasion, j’ai rendu visite à Dodoens[16], chez lequel je me suis arrêté trois jours. Il a édité, cet hiver, parce qu’il n’avait pu faire paraître l’ouvrage entier en raison de ses trop nombreuses occupations, une partie de son Histoire latine des plantes : il donnera communication des autres parties lorsqu’il en aura le loisir. L’exemplaire qu’il m’a remis pour te l’envoyer, porte les erreurs corrigées de sa main, erreurs qui s’étaient glissées dans le travail typographique : il te prie de vouloir bien accepter ce très faible présent. — Tu auras mon Epitome à la prochaine foire de Francfort, Dieu aidant, et, si cela est possible, je publierai dans le même temps une Centurie de plantes. Je te mettrai de côté un exemplaire de l’un et de l’autre, ne sois pas inquiet. Mais si tu soulèves la question du prix, tu me fais injure. Cela ne convient pas entre amis.

Je pense que tu dois tout apprendre sur nos affaires par Jean Rediger, car il est certain que je l’en ai instruit ponctuellement par lettres. On lui avait aussi envoyé un exemplaire des Requêtes de la Noblesse belge ; mais j’ai appris qu’il avait été perdu en route, parce que le Courrier avait été surpris par des voleurs. Je l’avais traduit en langue latine, à la demande de Materne, pour qu’il fût remis à Nicolas Rediger ; mais cet exemplaire a été perdu avec celui en langue française. La cruauté de l’Inquisition espagnole retient encore ici nos Magnats, qui devaient partir en Espagne pour exposer les Requêtes de la Noblesse au Roi : car, ayant été avertis du danger que les autres avaient couru, ils ne veulent pas se jeter témérairement dans un péril manifeste, surtout parce qu’ils demandent au Roi d’éloigner l’Inquisition ou de ne pas l’admettre en Belgique. Tout est jusqu’à présent ici assez calme et nous prions Dieu qu’il veuille bien faire en sorte que l’état de cette Province soit pacifié et tranquille. En effet, nous savons suffisamment, par l’exemple de nos voisins, combien les bouleversements de cette nature deviennent périlleux et même pernicieux. Hubert Languet et Sambucus[17] étant maintenant près de toi, veuille les saluer de ma part. Je leur ai envoyé plusieurs fois des lettres à tous deux ; mais je n’ai reçu de réponse ni de l’un, ni de l’autre. Adieu.

Anvers, pour revenir dans trois jours à Bruges, 27 Avril 1566.

Toujours à toi, Carol Clusius A.

Dodoens te salue. Je te prie de vouloir bien saluer de ma part Jean Rediger.


XV

À Jean Craton de Kraftheim, à Vienne (Autriche).


S. P. — Illustre Craton, la lettre que tu m’avais envoyée de Vienne, le 26 octobre, m’a été remise il y a trois jours. Je n’ai pas reçu la réponse que tu m’écris m’avoir envoyée de Ratisbonne. Je me souviens que dans la lettre que j’avais écrite d’Anvers en Avril, j’avais formulé un espoir que tu me rappelles. Mais il n’appartient pas souvent à l’homme d’obtenir ce qu’il veut : et, en effet, il est arrivé beaucoup d’événements, cet été, dont je pourrais difficilement discerner les causes, ainsi que je l’avais espéré. Au commencement de l’été, j’avais livré au typographe de Plantin mon Epitome[18] ; mais ni lui, ni moi, nous n’avons pu d’abord obtenir, de la bienveillance de la Cour, le Privilège (sans lequel il est interdit d’imprimer ici) ; peut-être parce que la Cour était trop fatiguée et occupée d’autre part par nos troubles. Cependant, vers la fin de l’automne, ce Privilège fut accordé, et le typographe avait déjà commencé ses corrections, un mois auparavant, lorsque j’étais chez lui à Anvers, afin de mettre l’ouvrage peu de temps après sous presse. En outre de quelques petites annotations, j’y ai ajouté un certain nombre de gravures de ces Aromates dont il est question dans mon Garcia, et, quelques autres que j’ai pu trouver, mais qui n’avaient été encore publiées par personne, ou bien qui, par d’autres auteurs, n’avaient pas été reproduites assez fidèlement. J’y aurais ajouté mes observations si, à la suite de tous ces troubles, je n’en avais été particulièrement empêché. En effet, pendant une grande partie de l’été et même en automne, je fus pris de douleurs très graves, par suite d’une blessure que j’avais reçue sur la jambe droite avec une très forte contusion. D’autre part, j’estime que pendant cet hiver et le printemps prochain, je pourrais m’occuper de décrire les plantes et de les représenter par des figures. Dodoens a en mains son Historia coronariarum plantarum, et si ses occupations le lui permettent, il terminera peut-être entièrement celle Histoire.

D’après le discours prononcé aux obsèques de Fuchs, trois tomes de son Histoire des plantes seront imprimés dans un bref délai. De son côté, Wolf corrige l’Histoire des plantes écrite par Gesner. Puisque tant d’hommes illustres s’épuisent dans ce travail, il est à espérer que l’étude de la connaissance des plantes ne peut manquer de progresser. Nous avons perdu, cette année, trois médecins très célèbres, Gesner, Fuchs et le dernier enfin Rondelet qui, l’automne précédent, avait été enlevé au milieu de ses travaux par la dyssenterie : il s’occupait entièrement de décrire sa méthode de traiter les maladies et la manière de composer les médicaments, parce que ses Livres quelque peu tronqués et ses Lectures, écrites sous sa dictée, avaient été publiés deux ans auparavant par le soin de quelques étudiants, mais qui n’avaient pas eu un grand souci de sa réputation. Or j’ai appris qu’un peu avant sa mort il avait confié ses œuvres à Laurent Joubert, Professeur dans la même Académie de Montpellier.

Quelle fin pourront avoir nos troubles ? Personne ne le sait. Il nous reste à prier Dieu pour qu’il arrête ces mouvements et fasse que les affaires publiques demeurent enfin tranquilles. Les réunions deviennent fréquentes, tant dans plusieurs cités que dans presque tous les bourgs, et sur les emplacements libres de certaines autres villes. La croyance des Anabaptistes commence de même à faire des prosélytes dans quelques endroits de la Flandre et, si l’on ne s’y oppose pas bientôt, il est à craindre que le mal s’étende plus loin.

Nous avons déjà entendu parler des défaites éprouvées contre les Turcs, et l’on annonce la mort de beaucoup d’illustres héros qui ont péri dans la mêlée.

Je remercie Jean Rediger de son présent honorifique : quand tu écriras, soit à lui, soit à ses frères, veuille leur présenter de ma part mes salutations empressées. Adieu, illustre Craton.

Bruges, 3 des Cal. de Décembre 1566. Ton affectionné Carolus Clusius. — Le petit Livre de Gesner sur les Pierres a pour ainsi dire réveillé le désir, qui sommeillait encore en moi, de me livrer à cette étude : c’est pourquoi si tu pouvais m’aider en cela de quelque façon que ce fût, tu me ferais grand plaisir, et je te prie très vivement de vouloir bien le faire.


XVI

À Thomas Rediger, à Valence en Dauphiné.


S. P. — Cher Rediger, je sais que tu m’accuseras d’avoir assez de négligence et d’ingratitude de ce que je ne t’ai pas remercié par lettre de ton aimable présent. Mais lorsque tu connaîtras les motifs qui m’ont empêché d’être plus prompt à te répondre, je crois qu’une partie de la faute, que je confesse, me sera excusée. Au milieu de nos séditions, j’ai reçu une blessure sur la jambe droite, avec une forte contusion, et peu s’en est fallu que je n’eusse la jambe fracturée. Une inflammation très grave s’en est suivie, avec de grandes douleurs qui me clouèrent sur mon lit, ce qui fait que je ne suis pas sorti pendant près de trois mois de ma chambre à coucher. Trois jours après que j’avais reçu cette blessure, Materne m’envoya de ta part une très élégante horloge, et il ne pouvait m’être fait de plus agréable présent. Aussi je lui en aurais témoigné bien volontiers ma reconnaissance, si mes douleurs m’eussent laissé quelque repos. Ma blessure soignée, conduite du moins jusqu’à la cicatrisation, je sus que les routes n’étaient plus fermées dans ce pays, ce qui m’avait privé de l’occasion de t’écrire ou de te témoigner ma gratitude par quelque petite lettre. Aussi, après mon retour ici, mon premier soin fut-il de t’écrire ces mots par lesquels je te prie de ne pas croire à ma négligence. Quant à ton présent, pour lequel je le remercie tout autant que je puis, il reste chez moi comme une preuve perpétuelle de ta libéralité et de ta bienveillance. J’aimerais mieux cependant te déclarer à toi-même combien ce présent m’a été agréable que de te l’écrire par ce bout de lettre.

Il y a trois jours, j’ai reçu des lettres de Craton, par lesquelles il m’apprend le ravage qui a été porté chez nous par les Turcs, et que nous connaissions déjà, puis que ton généreux frère Jean, du Conseil de l’Empereur, était honoré d’une charge à la Cour de Bohême. Je le félicite beaucoup de cet honneur, parce qu’il en est vraiment digne, et je ne doute pas de te voir bientôt aussi investi toi-même d’une haute dignité, comme ta vertu le mérite. Je prie Dieu de tout cœur que cela arrive dans un bref délai, et je le prie également de te conserver très longtemps en bonne santé.

Je ne vois pas ce qu’il y a à espérer de nos troubles. L’arrivée du Roi est attendue par nombre de gens avec une certaine crainte. Mais, malgré qu’on ait généralement une opinion contraire à la mienne, je sais pertinemment qu’il ne viendra pas avant le printemps prochain. Pendant ce temps-là, j’espère qu’il arrivera quelque heureux événement. Car il est à croire que Dieu n’a pas été si longtemps favorable à ce pays, pour cesser de l’être aussitôt. C’est pourquoi il est de notre devoir de reconnaître ce grand bienfait de Dieu et de le prier, suivant la parole libre de l’Évangile, de nous conserver la voix de son fils J.-C. notre Seigneur.

Porte-toi bien, cher Rediger, et ne cesse de m’aimer comme tu le fais.

A Bruges, en Flandre, 3e des Cal. de Décembre 1566.

Ton affectionné Carolus Clusius A.


— Plût à Dieu que je pusse t’accompagner dans ton voyage chez les Allobroges, à cause des antiquités qui s’y rencontrent et des observations sur différentes plantes que je ferais, tu le sais, avec un très grand plaisir. On trouve, non loin de Lyon, et peut-être aussi sur les montagnes voisines de Valence, les Pierres Ætites[19], qui sont le plus souvent de la grosseur d’une Noix, quelquefois plus grosses ou plus petites, arrondies ou aplaties : elles sont les unes dans les autres et, lorsqu’on les agite, on constate qu’elles contiennent une autre Pierre plus petite ; les Français les appellent Pierres d’Aigle. Si tu trouvais de ces Pierres ou d’autres aussi curieuses, je te prierai de te souvenir de moi, car je prends un vif intérêt à toutes les curiosités de la Nature.


XVII


A Thomas Rediger, à Padoue.

S. P. — Cher Rediger, comme j’ai appris récemment par Materne qu’ayant quitté la France, tu te rendais en Italie (que je n’ai jamais eu l’occasion de visiter), je ne puis assez t’exprimer combien j’ai été ravi d’apprendre cette nouvelle. Je voyais, en effet, qu’on ne pouvait mieux choisir pour tes voyages que cette contrée si florissante, si riche en souvenirs de toute antiquité : tu ne pouvais rien désirer de plus profitable. Car j’ai laissé l’Espagne, après l’avoir parcourue, à ceux qui gémissent de ses malheurs et de ses calamités (comme tu as pu t’en instruire par les Lettres de Kleinaerts, et comme je pourrais te servir de témoin oculaire), ou bien à ceux du moins qui savent se délecter dans l’étude des plantes et qui, lorsqu’ils observent quelque chose de nouveau dans cette étude, ne peuvent se livrer à aucun autre travail. C’est pourquoi il me semble voir arriver ce jour, où tu reviendras d’Italie dans ta patrie, très instruit dans tous les genres variés de la science, connaissant avec les langues, les mœurs des diverses nations que tu auras observées.

D’ailleurs, lorsque j’ai appris que tu t’étais arrêté pour quelque temps à Padoue, je n’ai pu faire autrement que de t’écrire ces quelques mots, en y joignant une petite lettre pour l’illustre Jacob Antoine Cortusus, patricien de Padoue, philosophe émérite, à qui l’on doit tant, comme l’attestent les très savants travaux de Matthiole, et dont je ne puis passer sous silence les œuvres très érudites, qui rendront son nom immortel. Mais la principale occasion de lui écrire (car je lui ai écrit quelquefois d’autres lettres, à ce point que l’amitié entre absents qui ne se sont jamais vus ni l’un, ni l’autre, a été contractée entre nous depuis une année), est pour que je te ménage son amitié (si par hasard elle te tient au cœur), amitié que j’estime devoir être fort honorable.

Il y a en outre à Padoue un homme très érudit et savant dans la connaissance des plantes, c’est Guilandinus[20] de Prusse, auquel est confiée la direction du Jardin de Padoue. Je désirerais recevoir de lui, si cela était possible, quelques graines de plantes rares, ce qui, je crois, ne te serait pas difficile à obtenir. Car, malgré que nous soyons tourmentés ici par les fluctuations des émeutes, mon esprit cependant ne peut pas ne pas se délasser dans l’étude des plantes (pour laquelle tu sais que j’ai toujours et uniquement éprouvé du plaisir). Donc, si tu peux faire usage de mes petits services, je te les offre bien volontiers.

Porte-toi bien, cher Rediger.

Bruges, dans les premiers jours de Mars 1567.
Ton bien dévoué, Carolus Clusius A.

XVIII

À Jean Craton de Kraftheim, à la Cour de l’Empereur.


S. P. — Illustre Craton, l’état de ce pays est si malheureux que c’est ce que j’ai de plus intéressant à t’écrire. Je ne puis rien te dire de mes affaires, parce que nos tumultes font obstacle à mes efforts et à mes études. Je ne puis sans douleur voir ces contrées si bien cultivées se trouver dans une si misérable situation, qu’elles ne pourront retrouver leur ancien état si florissant. Sans doute, les conseils humains ne font rien ici, pas plus que les soins des hommes même les plus prudents. Il n’y a que Dieu seul qui, offensé par nos très grands péchés, puisse adoucir ces infortunes ; je le prie donc de tout cœur qu’il ait enfin pitié de nous. Mais bien que, par ces tumultes, mes études soient profondément troublées, je ne puis cependant oublier cette tendance de mon esprit à se porter vers les études minéralogiques (dont je t’ai parlé naguère), parce que cette ardeur de m’en occuper augmente de jour en jour. C’est pourquoi si tu peux m’aider de quelque façon que ce soit dans ces études, je te prie instamment de le faire. J’ai appris que certaine espèce de Pierres plates se trouve pour ainsi dire en cercle, là où passent les guides, sur les montagnes qui séparent la Hongrie de la Dacie ou Transylvanie : certaines de ces Pierres ont la couleur, les unes de l’or, les autres de l’argent, et paraissent être remarquables par des caractères encore inconnus. On rapporte que le Roi Ladislas, lorsqu’il poursuivit les Tartares chargés de butin et de dépouilles, appréhendait, en raison de l’avarice et de la lâcheté de ses soldats, de les voir s’arrêter devant les trésors abandonnés sur la route par les ennemis et de perdre ainsi la victoire. Il aurait alors demandé à Dieu de vouloir bien convertir en pierres les pièces de monnaie et les écus, semés ainsi par les Tartares sur la route, de telle façon que le soldat déçu eût plus d’ardeur à poursuivre l’ennemi. Si par tes soins je pouvais être mis en possession de ces Pierres, cela me serait très agréable. Le très savant Matthiole rappelle la même histoire dans ses Commentaires, à propos d’un Iris à fleur dorée, qu’il dit être cultivé dans les jardins de la Bohême. Je voudrais utiliser avec soin sa semence, si cet Iris en donne, ou bien une ou deux racines. Pardonne, illustre Craton, si je suis un demandeur importun et si je détourne vers ces bagatelles ton esprit occupé par d’autres affaires plus sérieuses. Adieu, et dans l’occasion présente mes salutations empressées au généreux Jean Rediger, ainsi qu’à Sambucus, quand tu le verras.

Bruges, en Flandre, 10 des Cal. d’Avril 1567.

Ton bien affectionné Carol. Clusius A.

XIX

À Thomas Rediger, à Padoue.


Il n’est pas douteux, cher Rediger, que tu ne sois gravement affligé de cette double nouvelle de la mort de Jean Moremberg, ton oncle maternel, et de celle de ton excellent frère Jean, très lié avec toi. Mais je pense que la mort de ton frère t’accablera davantage, parce que tu le verras dans la fleur de l’âge, encore honoré des charges par lesquelles il a passé, et privé de tes consolations. A moins cependant que tu ne saches déjà, étant instruit par des préceptes tant chrétiens que philosophiques, que tu ne peux accepter de consolation, comme il ne m’a pas été possible d’en trouver moi-même dans une douleur à la fois privée et publique, lorsque j’ai perdu, pendant nos troubles, mon oncle paternel, septuagénaire, qui est mort pour la défense de la pure doctrine. Il n’a pas suffi à ces hommes sanguinaires de livrer à un supplice public un homme des plus méritants, ils ont ordonné encore de dépouiller sa famille de tous ses biens. La situation de ce pays est telle qu’il ne peut pas y en avoir de pire : tout est désespéré[21]. Mais à quoi sert de pousser des lamentations que la douleur aigrit encore ? Certainement je ne t’aurais pas importuné, si tu ne voulais reconnaître que c’est en raison de ton amitié que j’ai été poussé à me plaindre et à te communiquer une partie de ma douleur. Mais Dieu, qui peut seul adoucir nos chagrins par une véritable consolation et nous arracher aux maux présents, daignera favoriser tes voyages. Adieu et porte-toi bien, cher Rediger. Le trouble de mon âme ne me permet pas de t’écrire sur d’autres sujets.

Bruges, en Flandre, 14 Avril 1567. Ton affectionné Carolus Clusius A.


XX

À Jean Craton de Kraftheim.


S. P. — La mort du généreux Jean Rediger a augmenté extrêmement ma douleur, en raison de l’amitié que je porte à toute cette famille. Mais surtout l’affliction de Thomas m’émeut, parce que je sais que la perte d’un frère, avec lequel il était si tendrement lié, le frappera vivement. Je lui ai écrit une lettre, non pour le consoler, car il ne m’appartient pas de lui donner des consolations, mais pleine de lamentations. Et, dans nos affaires désespérées, qui ne déplorerait l’état si malheureux de ce pays ? Hélas ! une autre affaire privée m’afflige et ne me permet de recevoir moi-même aucune consolation : c’est le supplice de mon vieil oncle, déjà septuagénaire, et la confiscation de tous ses biens. La considération qui s’attachait à l’âge de ce vieillard n’a pas ému ces hommes sanguinaires, pas plus que les services qu’il avait rendus à la chose publique, ni même la commisération que l’on devait avoir pour sa femme et ses enfants. Une seule chose me console, c’est qu’il a été traîné au supplice, non pas pour un crime, mais pour la défense de l’Évangile du Fils de Dieu et la constance de sa foi. Mais c’est assez de lamentations.

Je me réjouis dans l’âme de ce que tu as triomphé de la maladie.

Pendant l’absence du typographe, parti pour la Foire de Francfort, mon Epitome avait commencé à être composé ; mais le travail en fut interrompu par suite des troubles, et plus négligemment soigné, l’avouerai-je, à cause de mon absence. Toutes les quatre parties, hors les deux dernières, me furent envoyées, afin que je pusse les corriger, s’il s’y trouvait quelques fautes. Mais cela s’est fait trop tardivement, et j’ai été obligé de rejeter les corrections à la fin du petit Livre,. Aussitôt qu’il y aura un exemplaire complet, je prendrai soin de le corriger. Je t’ai écrit, dans ma lettre précédente, au sujet de l'Iris flore aureo, cultivé dans les jardins de la Bohême, d’après Matthiole, et de certaines Pierres, tant dorées qu’argentées, qui se trouvent sur les montagnes séparant la Hongrie de la Transylvanie. Je désirerais avoir des unes et des autres, si cela peut se faire commodément, c’est-à-dire de la graine d’Iris ou de ses racines, et un certain nombre de ces Pierres.

Adieu et porte-toi bien, illustre Craton,

Bruges, le 14 Avril 1567. Ton affectionné Car. Clusius A.


XXI

À Jean Craton de Kraftheim, à Prague.


S. P. — Je t’ai écrit, il y a dix jours, illustre Craton, que mon Epitome des Aromates était sous presse, et que dans peu de temps il serait terminé. Maintenant, à ce que j’ai appris, il est fini et les quatre parties séparées ont été réunies en un seul volume : j’ai prié le typographe de Plantin de faire en sorte qu’un exemplaire te soit remis par Materne. J’ai prévenu de même Materne de s’attendre à recevoir l’exemplaire de Plantin. Quelques erreurs ont été commises pendant mon absence et celle du typographe lui-même. Les imprimeurs ont, en effet, l’habitude, pendant l’absence du maître, de plus négliger leur travail, surtout lorsqu’il n’y a là personne connaissant la typographie ou sachant corriger les bévues ordinaires. J’aurai soin d’indiquer à la fin même du Livre les errata les plus graves. Tu recevras donc avec bienveillance ce très faible présent et tu attendras quelque temps mes Observations sur les plantes rares d’Espagne : je me suis décidé à employer cet été pour rédiger l’Histoire de ces plantes (autant que cela me sera permis, au milieu de tous nos troubles que je vois s’augmenter de jour en jour), et pour occuper le graveur à en terminer les figures, afin qu’au printemps prochain, par la faveur divine, cette Histoire puisse être publiée.

Adieu, illustre Craton. Je te prie de vouloir bien te souvenir de ce que je te demandais dans mes deux dernières lettres.

Bruges, 23 Avril 1567. Ton bien affectionné Carol. Clusius A.


XXII

À Thomas Rediger, à Padoue.


A Thomas Rediger, à Padoue.

S. P. — J’ai été très heureux, cher Rediger, d’apprendre par Materne qu’ayant quitté Bologne, tu étais retourné à Padoue. Il y a sans doute beaucoup de bonnes choses et de la philosophie que les étudiants peuvent apprendre à Bologne ; mais je sais que Padoue est pour cela bien supérieure à Bologne, parce qu’il y a à Padoue un grand nombre de savants, avec lesquels tu pourras discourir avec plus de plaisir et plus de liberté. Je juge que l’Italie est sans doute heureuse, n’étant pas en proie à ces misères que nous supportons chaque jour. Si je n’étais retenu ici par des affaires, je partirais certainement ailleurs, pour ne pas être forcé de voir l’état si malheureux de ma patrie, qui était jadis très florissant. Comme cela ne m’est pas permis, je me contente de mon sort actuel, et je m’abstiens de fonctions publiques, afin qu’autant que me le permettent des affaires privées, je puisse me recréer dans mes études, que j’ai toutes consacrées aux admirateurs des merveilles de la Nature. C’est pourquoi je te prie, dans le cas où tu pourrais m’aider en cela, de ne pas être fâché de me prêter tes bons offices. Les choses que je te demande sont, ou des graines de plantes rares, ou des bulbes, ou des pierres présentant quelque impression, telles sont par exemple celles qui représentent quelque chose d’animé, ou bien celles qui tirent leurs noms des animaux comme l'Ætites, etc. Si réciproquement il se trouve que tu puisses utiliser mes petits services, je te les offre avec le plus grand empressement et sans aucune exception.

Porte-toi bien et sois heureux, cher Rediger. Je te prie de saluer en mon nom l’ill. Jacob Antoine Cortusus (si par hasard vous avez fait connaissance).

Malines, 1ers jours d’Octobre 1567, Ton affectionné Carolus Clusius A. — Parmi les bulbes, ceux des Tulipes, si tu en rencontres, seront les très bien reçus.


XXIII

À Jean Craton de Kraftheim, à Vienne.


S. — J’ai trouvé, il y a deux jours, chez Plancus, libraire de Bruges, tes deux lettres datées de Vienne, la première du 11 Octobre, la seconde du 18, alors que deux jours auparavant Materne, à Anvers, avait déclaré n’avoir pas reçu d’autres lettres de toi que celles que tu avais envoyées à Biesius, Dans ta première lettre se trouvaient des cartes, mais en très mauvais état, sur lesquelles se déroulait la terre de Caffe, tracée par les mains des explorateurs, qui estiment peut-être qu’on ne pouvait la représenter autrement. Ce présent m’a été sans nul doute très agréable, et si quelquefois il arrive que tu en reçoives de semblables, je te prie de te souvenir de moi : tu ne sais pas, en effet, combien j’ai été toujours porté à l’étude des documents étrangers de cette nature. C’est pourquoi il n’est pas étonnant que j’attende avec ardeur les Pierres et autres curiosités que tu m’as promises.

Je suis resté à Malines pendant deux mois et je dois y retourner, Dieu aidant, pendant huit jours : je m’occupe de faire terminer les figures des plantes que j’ai observées en Espagne, et dont pendant ce temps j’écris l’histoire. J’espère en faire connaître un nombre de deux cents, qui n’ont été jusqu’ici décrites par personne, hors seulement quelques-unes, peut-être une vingtaine, qui l’ont été assez mal par d’autres. J’ai trouvé un peintre dont je suis content. Plaise à Dieu que le graveur soit aussi exact.

Dodoens a livré au typographe de Plantin son Stirpium Coronariarum Historia : nous le posséderons pour les prochaines foires, si je ne me trompe. Je ne puis éditer mon Histoire avant l’été prochain, à cause des retards du graveur.

Je félicite Biesius[22] sur sa situation honorifique et lucrative, car il est digne d’être favorisé de la fortune en raison de son érudition singulière. Mais en ce qui concerne la question religieuse, il est toujours le même, et c’est pourquoi Thomas et moi, lorsque nous avons quitté la France pour nous rendre à Louvain, nous n’avons pas voulu nous installer chez lui. Et, en effet, Thomas s’était un peu plus scrupuleusement informé s’il nous fallait chaque jour entendre la messe et plusieurs autres choses ejusmodi farinæ, ce qui était plutôt l’affaire d’un Théologien superstitieux que celle d’un philosophe libre et d’un médecin. Les troubles de France ont rendu un peu plus doux le joug des Espagnols. Plusieurs disent qu’il s’est élevé un différend entre le Roi et le Prince ; d’autres le nient. Ce qui est certain, c’est que la tyrannie des Espagnols, qui a suivi la victoire du Roi, dans ces régions, est intolérable. Dieu veut certainement abattre l’état florissant et l’orgueil de ce pays, pour que les malheureux opprimés reviennent à lui, qui est le dispensateur de tout bien, et le reconnaissent et le révèrent.

Adieu et porte-toi bien, illustre Craton, et ne cesse d’aimer ton Clusius, comme tu le fais.

Bruges, 25 Novembre 1567. Ton affectionné Car. Clusius A.


XXIV

À Jean Craton de Kraftheim, à Vienne.


S. P. — Comme ce noble ami se rendait d’ici à la Cour de l’Archiduc Charles, car il est attaché à cette Cour, et m’avait dit qu’il faisait route vers Vienne, je n’ai pas pu, ayant trouvé une occasion si commode, ne pas t’écrire. J’ai reçu, il y a huit jours, avec la petite Pierre, tes lettres, et j’y ai répondu le même jour par Materne. Cette petite Pierre m’a fait grand plaisir, mais beaucoup plus agréables ont été pour moi tes lettres, parce que je n’avais rien appris au sujet de ta santé depuis fort longtemps. Les petites Pierres que tu me conserves, tu pourras me les faire parvenir quand tu trouveras une occasion favorable : car je n’ai pas voulu briser la seule que tu m’as envoyée, avant d’avoir reçu les autres. Je ne doute pas que le Seigneur Auger de Bousbecke, qui se rend quelquefois auprès de Solyman, comme Légat de l’Empereur, ne puisse facilement, si je ne me trompe, rapporter des bulbes de Tulipes et de Dipcadi[23]. Si cela ne te cause pas de dérangements, je désirerais que tu voulusses bien lui présenter de ma part mes salutations empressées. Toutefois il aurait été préférable de demander ces bulbes, non pour maintenant, mais pour le mois de Juin prochain, car, en ce moment, ils perdent leurs feuilles et leurs fibres, et toute la substance de ces bulbes mêmes est en mauvais état ; on peut, au contraire, les sortir en Juin commodément de terre et les conserver secs, pendant cinq ou six mois, sans aucun préjudice. Si je puis t’être utile en quoi que ce soit dans ce pays, tu me trouveras toujours prêt à t’être agréable. Adieu, illustre Craton.

Malines, 16 Août 1569, Ton bien dévoué Carolus Clusius.


XXV

À Jean Craton de Kraftheim à Vienne.


S. — Le retour d’Italie de Thomas Rediger me rappella à Anvers, avant que j’eusse pris la détermination de m’y rendre. J’avais, en effet, décidé de venir ici le 1er  Janvier et de remettre à Plantin mes manuscrits pour les faire imprimer, parce que je n’ai pu encore les achever, en raison de certaines affaires privées et de graves préoccupations qui sont venues à la traverse ; et je n’en suis pas encore délivré. Je me suis bien réjoui de voir Rediger : je l’ai félicité de sa bonne mine et d’être revenu en bonne santé, car je lui veux toujours du bien.

Tu pourras me faire parvenir les Pierres quand cela te sera possible, car je voudrais bien que cela ne te causât pas de désagréments, pas plus que pour les Tulipes, si tu ne trouves une occasion favorable pour me les envoyer. L’exemplaire de Dioscoride d’Auger ne m’a pas paru être acheté trop cher, bien qu’il soit enluminé de figures coloriées : je ne me soucie guère, en effet, de ce coloris qui me semble peu servir à la connaissance des plantes. Rembert Dodoens a fait peu à peu des progrès dans les autres parties de son Histoire des plantes, et il prend le soin de faire dessiner sur des planches de bois, d’après des échantillons vivants, telle ou telle plante de notre jardin. Mais quand pourra-t-il publier l’une de ces parties ? Je ne le sais pas encore. Becanus, homme très docte, médite d’autres travaux : il n’est pas douteux qu’ils seront très savants. Je ne puis pas ne pas me persuader que les travaux de Gesner ne fassent l’objet d’un gros volume, s’il est permis de le conjecturer d’après ses autres œuvres ; mais les travaux de cette nature paraissent plus somptueux et laborieux qu’ingénieux. Il y a en Angleterre certains auteurs qui méditent aussi d’écrire quelque ouvrage, et cela me fait presque regretter de m’être essayé également dans cette même étude, après tant d’illustres écrivains : quel fruit puis-je, en effet, retirer de mes inepties, si ce n’est de prêter à rire à tous les savants ? Adieu, illustre Craton.

Anvers, 3 des nones de Décembre 1569.
Ton bien affectionné, Carolus Clusius A.

Comment doit-on interpréter la fin de cette lettre qui semble exprimer un profond découragement ? Peut-être ne faut-il y voir que le sentiment de défiance de lui-même que peut avoir un novateur. Charles de l’Escluse rédigeait alors son Histoire des plantes d’Espagne, en ne s’attachant qu’à les faire connaître botaniquement, d’après leurs caractères naturels. C’était son premier travail original qui est simplement descriptifs car l’auteur n’avait pas qualité pour traiter des propriétés médicinales des plantes, ainsi que le faisaient à cette époque les autres descripteurs qui, eux, étaient médecins. Charles de l’Escluse pouvait donc craindre soit l’insuccès de son ouvrage, soit la critique malveillante des savants contemporains. Il devançait seulement son époque, car il suffit de rappeler dans quel discrédit devait tomber plus tard le fatras de cette ridicule pharmacopée, qui grossit bien inutilement les ouvrages descriptifs du xvie siècle.

Les deux lettres qui font suite ne sont pas les moins curieuses de toutes celles publiées par Treviranus, La première de ces lettres n’est point datée, mais on comprend quelle n’a dû précéder que de peu de temps la seconde, datée de 1571.


XXVI

À Thomas Rediger, à Anvers.


S. P. — Si je pouvais te rendre plus de grâces pour ta magnifique libéralité, cher Rediger, je le ferais certainement ; mais cela est seulement ajourné, et, lorsque l’occasion se présentera, je ferai connaître combien grands sont mes remercîments et la gratitude de mon âme. J’ai trouvé dans mon mobilier deux très petites statues antiques (bien qu’assez grossières), une troisième imitée avec du plomb, qui paraît être un Plutus. Comme je n’ai rien autre sous la main, je les envoie à Ta Seigneurie, en y joignant une remarquable et rare médaille antique de l’Empereur Adrien, une seconde de Lysimaque et la troisième d’Alexandre, à ce qu’on croit, car l’une et l’autre paraissent imitées. Je prie Ta Seigneurie d’agréer cette marque de ma reconnaissance, quelle qu’elle puisse être.

Bien que je doive, pour beaucoup de raisons, garder le silence vis à vis de Ta Seigneurie, la nécessité me force à transgresser les limites de la modestie et à mettre bas toute honte contre l’inclination de ma nature. Mais c’est l’occasion.

Outre les calamités qui, dans ces troubles, ont ruiné ma famille, il est arrivé quelques mois auparavant que, par une affreuse disgrâce, mon père, vieillard presque octogénaire, avait été dépouillé de tous ses biens, pour avoir pris part à des réunions tenues librement par permission du Roi (comme il en était persuadé). Il m’avait transféré, peu après mon retour d’Espagne, la possession d’un certain fief (qui devait me revenir après sa mort), ce qui devait me permettre de m’entretenir assez honnêtement. Accablé de son malheur, je n’ai pu faire autrement que de restituer ce fief, dont je souffrais de percevoir les redevances, jugeant que je serais impie de faire le contraire. C’est pourquoi, comme maintenant il ne me reste plus rien pour m’aider à vivre, je désirerais que ma situation nécessiteuse fût connue de quelque personne, et surtout de Brancion lui-même, montrés grand ami[24]. Aussi, pour les mêmes raisons que Ta Seigneurie peut aisément soupçonner, je m’adresse à toute sa générosité, et je la supplie et l’implore pour qu’elle daigne venir en aide à ma malheureuse situation, jusqu’à ce que Dieu me regarde d’un œil favorable. Je la supplie en outre de ne pas se fâcher de mon peu de honte, ce qu’excuse l’urgente nécessité. Il m’appartiendra de prier Dieu tout puissant en faveur de Ta Seigneurie, non seulement pour son voyage, mais pour qu’elle soit toujours heureuse, et qu’il m’accorde quelquefois la possibilité de prouver à Ta Seigneurie toute ma gratitude. Porte-toi bien, cher Rediger, et veuille présenter mes salutations à Neodicus, et à Materne, s’il est de retour, ainsi qu’à son épouse.

Carolus Clusius, très dévoué à Ta Seigneurie.

XXVII

À Thomas Rediger, à Cologne.


S. P. — Il m’a été très doux d’apprendre, cher Rediger, que Ta Seigneurie m’a approuvé de lui avoir dépeint, ainsi que je l’ai fait, ma très pénible situation. Plût à Dieu qu’il m’eût favorisé à ce point de me permettre d’exercer les forces de mon faible esprit sur des choses plus relevées, et de méditer sur cette affaire qui, si elle n’est pas digne de Ta Seigneurie, lui apportera du moins un grand témoignage de mon respect. Ta Seigneurie fait en sorte de prouver, par son ingénieuse bienveillance, et par sa candeur, qu’elle accueille favorablement mes discours.

Neodicus m’a écrit que Materne, par l’ordre de Ta Seigneurie, devait me compter cinquante thalers.

Certainement, je ne vois pas par quels moyens je pourrais jamais m’acquitter de ta grande libéralité à mon égard, si ce n’est par une fidélité perpétuelle et par mon respect envers Ta Seigneurie. Je fais maintenant la seule chose qui me soit permise, c’est de formuler tous mes remercîments pour un présent si généreux. Je prie Dieu qu’il conserve Ta Seigneurie en très bonne santé et qu’elle me croie la possibilité de m’acquitter de ce présent tout au moins par la gratitude de mon âme.

Malines, 1er  mars 1571. Carolus Clusius, très reconnaissant à Ta Seigneurie.


La correspondance de Charles de l’Esduse avec Thomas Rediger finit ici assez tristement. Treviranus, l’éditeur des lettres latines de Clusius adressées à ce jeune savant, nous apprend qu’après avoir donné les plus belles espérances, Thomas Rediger mourut prématurément à Cologne, à peine âgé de 35 ans.

En cette année 1571, Charles de l’Escluse paraît s’être rendu à Paris et être allé de là jusqu’à Londres, par Dieppe. De Londres, il gagna Bristol où il fut reçu par Matthias de Lobel et Morgan[25]. Il rapporta de ce voyage, en 1572, un petit Livre espagnol, publié par le médecin Monardes, sur les médicaments du Nouveau-Monde. La traduction latine de ce Livre par Charles de l’Escluse parut chez Plantin, en 1574, sous le titre de : De simplicibus medicamentis ex occidentali India delatis quorum in medicina usus est, in-8o . Mais en 1573, Charles de l’Escluse avait perdu son père : la lettre suivante nous apprend qu’il s’occupait de régler ses affaires de famille avant de se rendre à Vienne, où son ami Craton avait réussi à le faire attacher au personnel de la Cour de l’Empereur d’Autriche Maximilien II. Toutefois ce que Charles de l’Escluse ne dit pas dans cette lettre et ce qui paraît être nettement établi par ses biographes, c’est qu’il abandonna son titre de Seigneur de Watènes, qui lui appartenait en vertu de son droit d’aînesse, à son frère cadet. La nouvelle situation qu’il espérait pouvoir se créer à Vienne peut en partie expliquer cet abandon de ses droits, en vertu duquel d’ailleurs il recouvrait pleinement sa liberté pour se consacrer désormais tout entier à ses travaux scientifiques.


XXVIII

À Jean Craton de Kraftheim, à Vienne.


S. P. — Illustre Craton, appelé ici par mes frères, pour traiter amicalement entre nous, s’il peut en être ainsi, de l’héritage paternel, je verrai, une fois que nous aurons terminé en peu de temps ces affaires, à revenir ensuite à Malines, afin qu’en raison de tout ce que vous avez préparé là-bas, je prenne mes dispositions pour me rendre à la Cour de l’Empereur. Mais comme le plus souvent des cavaliers ont l’habitude de susciter des désagréments aux voyageurs qui traversent l’Allemagne (parce qu’il y a partout maintenant des soldats), j’ai pensé qu’il n’était pas inutile, bien plus même qu’il était tout à fait nécessaire, qu’il me fût délivré un sauf-conduit de Sa Majesté impériale, lequel constatera que je suis appelé par Elle-même, afin que personne ne me crée des difficultés lorsque je me rendrai près de vous. C’est pourquoi je voudrais très vivement te prier de me faire obtenir au plus tôt ce sauf-conduit, si cela est possible, soit par toi, soit par ton collègue Biesius et tu me le ferais remettre chez le frère de celui-ci, à Malines. Je pourrais, par ce moyen, me faire protéger contre ceux qui voudraient me susciter des difficultés ou m’opposer des retards pendant mon voyage. Ce que tu feras ainsi me sera très agréable et digne de notre vieille amitié. Adieu, illustre Craton.

Armentières, 2 des Cal. de Juin 1573. Ton bien dévoué Carolus Clusius A.


XXIX

À Jean Craton de Kraftheim, à Vienne.


S. P. A, — Très illustre Craton, le 10 des Cal. de Septembre, j’ai reçu tes lettres avec le sauf-conduit impérial, pour lequel je t’adresse tous mes remercîments. J’espère dans deux jours me mettre en route, Dieu aidant. J’ai rencontré à Anvers notre Ortell[26] : il dit qu’il avait envoyé depuis longtemps déjà tout ce qu’il avait promis à votre Cour. J’ai appris qu’il était question aussi de la mort de Materne Schuff, qui a passé de vie à trépas, il y a deux mois. J’ai envoyé des lettres à Cologne pour le généreux Thomas Rediger, par lesquelles je lui faisais mes adieux, attendu que je ne pouvais présentement l’aller trouver, en raison de la brièveté du temps. J’ai résolu, par le moyen des chevaux qui se trouveront sur ma route, de gagner Worms et de là Francfort, afin de pouvoir m’y joindre à la compagnie de ceux qui se rendent à Vienne. Adieu, illustre Craton, continue de m’aimer comme tu le fais.

Malines 1er  jour des Cal. de Septembre 1573.

Ton bien dévoué Carolus Clusius.

Les trois années 1574, 1575 et 1576 paraissent avoir été les plus heureuses de la vie de Charles de l’Escluse. Ce n’est pas que ses fonctions à la Cour de l’Empereur d’Autriche aient été bien définies. Il parle si peu, dans ses ouvrages ou dans sa correspondance, des jardins impériaux dont il aurait eu, disait-on, l’intendance, que l’on ne peut se rendre compte de la charge qui lui avait été réellement conférée. Quelle que fût sa situation, tout au moins honorifique, il touchait du moins des émoluments qui s’élevaient annuellement à 500 florins du Rhin, dont on a constaté les payements semestriels.

Mais Charles de l’Escluse perdit tout crédit à la Cour après la mort de Maximilien II, arrivée vers la fin de 1576. Le nouvel Empereur, Rodolphe II, ne paraît pas lui avoir pardonné d’être de la religion réformée, et l’on verra par les lettres qui suivent dans quelle triste position se trouvait alors notre savant.


XXX

À Jean Craton de Kraftheim, à Breslau.


S. D. — Je t’envoie la réponse d’Hubert qu’on m’a apportée aujourd’hui. J’ai reçu hier tes lettres après dîner. Les lettres qui s’y trouvaient incluses ont été remises et le fascicule livré au Maître des Postes. J’ai répondu aujourd’hui à Hubert et j’y ai ajouté les lettres de Warker et d’autres. Il les recevra à Prague, où il m’a écrit qu’il se rendait directement, bien qu’il eût le dessein de venir nous voir. Il y a dix jours, j’ai achevé d’écrire le Mémoire d’Abundius et je pense que toutes mes lettres ont dû être remises. L’Ordre de la Cour impériale a été prononcé le 12. Mon nom ne se trouve ni parmi ceux qui sont licenciés, ni joint à ceux qui conservent leur charge. Je ne sais ce que veut dire ce silence. Nous le saurons toutefois sous peu, Dieu aidant.

Dimanche, j’ai reçu enfin les livres que le gendre de Plantin m’avait envoyés de Francfort : il s’y trouvait jointes des lettres de lui-même pour toi et pour quelques autres personnes : tu les recevras bientôt. Sambucus, Blotius et Abundius l’envoient leurs salutations. Porte-toi bien, illustre Craton, ainsi que ta très fidèle épouse et ton très aimable fils.

Vienne, 19 décembre 1576. Ton bien dévoué Carol. Clusius.

(Je te prie de vouloir bien présenter mes salutations empressées à Rediger, ainsi qu’à Monave.)


XXXI

À Jean Craton de Kraftheim, à Breslau.


S. D. P. — Le Flos Solis[27] a l’habitude de sortir avec les premières plantes. Mais la graine de Tabac, semée au printemps, germe quelquefois seulement en juin, et arrive rarement à fruit. Aussi avons-nous le soin de la semer en automne : car, de ce qu’il croît plus tôt l’année suivante, il peut arriver à produire sa semence, et une fois qu’il a atteint sa maturité, il perd sa graine, et il n’est pas besoin de faire ensuite un autre semis. J’estime que mon compatriote, rendu plus prudent, reviendra en grâce avec ton appui. Car, s’il reste toujours le même, il finira par se perdre[28]. J’ai vu Pasquillus parlant à table, en quoi il n’a aucune grâce. Il touche en passant à tous les ordres, mais parfois avec une telle froideur que sa lecture devient fastidieuse. L’Évêque de Vienne commence par l’Ordre ecclésiastique et le place en tête. Ensuite il accuse confusément, tantôt les Conseillers ecclésiastiques, tantôt les médecins, tantôt le Sénat et les citoyens de Vienne, les Jurisconsultes et les Philosophes.

J’ai remis tes lettres, hier vers la nuit, à Abundius : il m’a dit qu’il te répondrait. Je t’ai fort souvent parlé de lui ; malgré cela, tu ne connais pas son ingéniosité. Je me souviens de l’avoir vu quelquefois reproduire tes traits, sans qu’il ait eu pour cela besoin d’aucunes couleurs. Je ne doute pas que tu n’obtiennes beaucoup plus facilement de Rumpfius la médaille dorée de l’Empereur que celle de plomb. Je vois rarement Blotius : je le saluerai et le prierai de t’écrire. Mon hôte Aichholz[29] te présente ses salutations empressées. Je ne sais ce que peut faire le bon Thaddée ; je le crois quelque peu affligé : car il est parti de la Cour et, pendant que j’étais à Prague, il perdit sa femme qui était le soutien de sa famille. Maintenant, comme il n’a jamais été un bon économe et qu’il a beaucoup d’enfants, il sera nécessaire de lui venir en aide.

Adieu, illustre Craton. Continue à me compter au nombre de tes amis, et recommande-moi au Préfet du Palais de l’Empereur. Nous attendons ici avec impatience le retour de S. M. impériale.

Vienne, 22 Mai 1577. Ton bien dévoué Car. Clusius.
— Je t’envoie la réponse d’Abundius et d’autres lettres, que Francisque, le libraire français, m’a fait remettre.


XXXII

À Jean Craton de Kraftheim, à Breslau.


S. — J’ai appris avec plaisir que les graines que je t’avais envoyées avaient été les très bien reçues. Dieu fasse que tu puisses en bonne santé et longtemps en voir les fleurs, non seulement de ces graines-là, mais d’autres encore que, si tu le désires, je suis prêt à t’envoyer. Je supporte mon sort avec calme et je me soumets à la volonté de Dieu pour tout événement. Je le supporterais sans doute plus difficilement, si je n’étais résolu à rester ici l’été prochain, afin de pouvoir visiter avec soin d’autres montagnes, dans le but d’achever les observations que je dois publier. Recutit a été, il y a vingt jours, rappelé de Ratisbonne à Prague par la mère de l’Empereur. Julius[30] y est aussi rappelé, lui qui, le 30 Janvier, partait de Trente : je pense qu’il doit être maintenant à Prague. J’ai dit à Dodoens que tu le saluais. La question à résoudre pour ses émoluments le retient encore ici, quelque peu malgré lui. Je pense qu’il s’arrêtera un certain temps à Cologne.

Poussé par un besoin d’argent, je suis allé voir le Président Althun : il a nié qu’aucune somme lui ait été remise à lui-même, ou bien pour moi ; mais il m’a dit que l’argent était distribué entre tous les officiers de l’Empereur, pour acheter les choses nécessaires à la nourriture journalière. J’ai été tourmenté par beaucoup de requêtes remises contre moi à l’Empereur. Je ne fais cependant rien. Je ne puis subsister, à moins que je ne reçoive de l’argent de certains marchands, à mon grand préjudice ; quant à ce qui regarde mes dépenses quotidiennes, je vivrai chez Aichholz, à qui je dois déjà le prix d’une année et quelques mois pour ma nourriture et mon séjour.

Depuis que, par les soins de notre Languet, une amitié a été contractée entre nous, avec la reconnaissance que je lui dois, j’ai cultivé cette amitié avec respect et je la cultiverai toujours : je désire que tu veuilles bien très certainement te le persuader. C’est pourquoi si je pouvais être gratifié de quelque chose, une fois averti, tu reconnaîtrais en effet que je dis la vérité. Lorsque je partirai d’ici, j’examinerai de quelle façon nous nous servirons plus commodément des devoirs réciproques des lettres.

Le libraire français est revenu de Francfort : cependant il n’a pas apporté de lettres de Languet. Il dit qu’il a travaillé, à son grand péril, et qu’il a songé à abandonner Francfort ; il veut partir pour Strasbourg, afin d’être plus près de sa patrie. Bâle me plairait davantage ; mais il a peut-être ses raisons pour préférer Strasbourg à Bàle. Le Légat de la Moscovie est encore ici : pourquoi est-il venu ? Nous ne le savons pas encore.

Le mois précédent, j’ai reçu des lettres d’Ungnad[31] de Constantinople : son successeur doit y arriver aux Calendes de Janvier. Ungnad a songé à rester là-bas jusqu’au mois d’Avril, pour le mettre quelque peu au courant. Il écrit que le Persan est décédé, et d’autres annoncent qu’il est mort par le poison que lui a administré sa propre sœur, corrompue par l’Empereur des Turcs. Il était en effet, redoutable pour le Turc lui-même. Le Roi d’Espagne, par son Légat, se hâte de faire la paix avec le Tyran des Turcs, afin de pouvoir tourner toutes ses forces contre les Belges. Dieu nous conserve par sa clémence !

Adieu et porte-toi bien, illustre Craton. Je te prie de vouloir bien présenter mes salutations à ton si aimable fils Jean, à Scharve et à Monave. Dodoens te salue de nouveau et Aichholz me prie de te présenter ses salutations.

Vienne, 3 des Ides de Février 1578. Ton bien dévoué Car. Clusius.


XXXIII

À Jean Craton de Kraftheim, à Breslau.


S. P. — L’Empereur avait promis, avant son départ, de faire le nécessaire pour je reçusse sous peu mes émoluments : il est parti ; rien n’est fait. Et comme il a été remis quelque argent à la plupart des autres personnes, il ne ma été donné aucune raison. Dodoens a reçu trois cents… il aura le reste par Cray dans un certain temps : ses émoluments doivent courir jusqu’à la fin ; il partira avec sa famille le 11 de ce mois. Dieu favorise son voyage !

On dit que l’Empereur doit revenir sous peu. Cependant je projette, la semaine prochaine, de me rendre à Presbourg, pour essayer d’y obtenir quelque chose. Cela m’afflige vraiment d’employer la plus grande partie de mon temps et de le perdre à l’observation des hommes, quand j’aimerais mieux l’utiliser à la description de mes propres observations. Je n’ai rien appris d’Ortell : j’estimais qu’il devait être à Anvers ; mais puisque tu crois qu’il peut être en Italie, j’envoie tes lettres à Pinelli[32] pour qu’il en ait soin. Car je n’ai ici personne à qui je puisse mieux confier ces lettres et plus sûrement.

Cette rumeur du soulèvement des Napolitains s’est évanouie. Plût à Dieu qu’elle fût vraie ! nous aurions eu l’espoir de voir apporter quelque accommodement. Malgré que le Roi ait cette feinte de tout conduire par ses ordres, il est nécessaire que ses ministres reconnaissent maintenant le mal qu’ils ont fait, à moins qu’ils ne manquent tout à fait de sens commun. La nécessité enfin les force à secouer leur apathie et à suivre sérieusement de bons conseils, s’ils ne préfèrent se perdre entièrement[33]. Que Dieu leur accorde un esprit sain et nous délivre de la féroce tyrannie des Espagnols !

Ce que tu m’écris de Plantin m’étonne on ne peut plus : je connais son esprit modeste et étranger à toute médisance. Si l’on a dit quelque chose de semblable sur le marché, je soupçonne que cela provient plutôt de son gendre que de Plantin lui-même, car ce dernier n’était pas, je crois, au précédent Marché de Francfort, ses forces affaiblies ne pouvant lui permettre de supporter les fatigues des longs voyages. Quiconque cependant a pu dire cela, que ce soit Plantin lui-même ou bien son gendre, a agi tout à fait incivilement, pour ne pas dire arrogamment et injurieusement.

Adieu, illustre Craton. Porte-toi bien, ainsi que les tiens. Veuille leur présenter mes salutations, ainsi qu’à Monave.

Vienne, 15 Mars 1578. Ton bien dévoué Car. Clusius.


XXXIV

À Jean Craton de Kraftheim, à Breslau.


S. P. — Illustre Craton, de retour de la Hongrie, de chez le Seigneur de Batthyan[34], j’ai trouvé tes lettres. J’apprends avec grande peine que tu aies été si longtemps en proie à la maladie, et je ne puis assez m’étonner que tu sois resté ainsi abandonné par les amis et les compatriotes. Je te souhaite une santé robuste, ce qui te permettra de venir trouver l’Empereur qui, ainsi que je l’ai appris, doit quitter Prague sous peu. Il se purge à présent, dit-on, avec une décoction de racine de Carça, et ne mange pas en public, ce qui me cause une grande inquiétude au sujet de la remise de mes émoluments. Avant de partir pour la Hongrie, j’avais présenté une requête à Sa Majesté, la suppliant de me faire enfin payer. J’en avais adressé également aux Sérénissimes Archiducs pour qu’ils l’obtinssent aussi de Sa Majesté elle-même. Certaines personnes ont de leur côté plaidé ma cause, le Seigneur de Althan, puis plusieurs Gouverneurs de Provinces, le Seigneur de Entzestorff et Félicien de Herbenstain, ainsi que Jérôme Beck, avec lesquels je suis lié d’amitié. Mais je n’ai pas encore pu constater d’avoir obtenu le moindre résultat, soit de leur entremise, soit de mes requêtes. Je sais que le Questeur ne peut rien faire par lui-même et qu’il est dans la dépendance de la volonté des autres. C’est pourquoi j’ai beaucoup de reconnaissance pour ta bienveillance envers moi.

Depuis que Dodoens est parti d’ici, je n’ai rien appris sur lui : il avait cependant promis d’écrire pendant son long voyage. Sermus se rend aujourd’hui à Ratisbonne chez sa mère. L’Archiduc Ernest doit revenir ici avant le départ de l’Empereur. Julius est encore ici. Stromerus, après sa déplorable affaire de Presbourq, s’exile de la Cour.

Porte-toi bien, ainsi que ton fils, Jean Baptiste. Je te prie de présenter mes salutations à ton parent Scharf et à Monave.

Vienne, 12 Mai 1578. Ton bien dévoué Car. Clusius.


Charles de l’Escluse avait instruit Craton de la préparation de son travail sur les plantes nouvelles qu’il avait observées en Espagne. L’interruption de leur correspondance, après 1573, explique qu’il n’ait pas été question de la publication de cet ouvrage remarquable qui parut a Anvers, chez Plantin, à la fin du mois de Février 1576 sous le titre de Rariorum aliquot stirpium per Hispanias observatorum Historia, In-. De traducteur qu’il avait été jusqu’alors, Charles de l’Escluse devenait un Descripteur de premier ordre : il est donc juste de dire que cet ouvrage lui fit une réputation nouvelle d’éminent botaniste, qui ne devait que grandir par la suite.

Mais on vient d’apprendre, par la lettre XXXIV, que Charles de l’Escluse revenait de la Hongrie, de chez le Seigneur de Batthyan. Il était, en effet, à cette époque dans une situation assez délicate, et les moyens de vivre ne devaient pas lui être faciles à trouver. Il demeurait à Vienne chez son excellent ami le médecin Jean Aichholz, Professeur à l’Université, qui lui épargnait du moins les difficultés journalières de l’existence. Notre savant parle toujours de son hôte en termes reconnaissants et, dans son Histoire des plantes rares, il n’oublie pas de citer son jardin, comme étant très bien cultivé. Le Dr  Reichardt qui s’est beaucoup occupé de notre botaniste, a retrouvé à Vienne, en 1865, l’emplacement de la maison d’Aichholz dans le Wollzeile n° 10 ; quant au jardin, dont il est question, il devait être situé sur les terrasses du Schottenberg.

La postérité n’a pas seulement à exprimer des sentiments de gratitude envers Aichholz, elle lui associe également le Sénéchal de Hongrie, baron Balthasar de Batthyan, qui avait mis son château de Güssing, ou en hongrois Xcmcth-Ujvàr, et sa riche bibliothèque à la disposition du pauvre savant. C’est pendant son séjour chez cet hôte aimable que Charles de l’Escluse put faire ses observations sur la végétation hongroise et en particulier sur les Champignons. Il publia, en effet, en 1601, un petit Traité sur les Champignons comestibles et vénéneux de la Hongrie[35], qui fait suite à son Histoire des plantes rares, sous le titre de Fungorum in Pannoniis observatorum brevis Historia, Nous y relevons les deux Notes suivantes qui nous semblent avoir assez d’intérêt pour trouver place ici.

« Je me rappelle, dit Charles de l’Escluse, qu’en l’année 1584 j’étais chez l’illustre Héros Balthasar de Bathyan, vers l’époque de la vendange (car il avait l’habitude, chaque année, deux ou trois fois, de m’envoyer chercher pour me rendre en voiture chez lui). J’avais reçu l’hospitalitê dans son Château-fort de Nemeth-Wywar. Or il arriva qu’un jour, par un heureux hasard, on servit sur la table, pendant que nous dînions, un plat d’Oronges cuites dans leur jus. Comme je n’avais pas l’habitude de manger des Champignons, et que je ne savais pas que cette sauce safranée était le suc de l’Oronge, je lui demandais en langue française (car ce Héros parlait en plus de la langue de son pays d’autres langues étrangères, le latin, l’italien, le français, l’espagnol, l’allemand et le vandale ou le croate, qui diffère du hongrois) si cette sauce d’une belle couleur n’avait pas été teinte avec du Safran. Il se tourna alors en souriant vers les Gentilshommes qui, au nombre de huit ou dix, avaient coutume de s’asseoir à sa table. « Le Seigneur Clusius, dit-il (et il prononça ces paroles en langue hongroise), pense que cette sauce a dû être colorée avec une solution de Safran. » Tous aussitôt d’éclater de rire et de s’étonner de mon ignorance sur la nature de l’Oronge, surtout parce qu’ils savaient que, pendant les années précédentes, j’avais étudié cette espèce avec soin, ainsi que nombre de belles plantes et d’autres Champignons qui croissent en Hongrie. »

Cette répugnance de Charles de l’Escluse pour la consommation des Champignons lui fait dire un peu plus loin, après la description des espèces comestibles : « Je prie instamment le Lecteur de ne pas être surpris si je ne me suis pas prononcé sur la saveur ou sur le goût des espèces ci-dessus décrites, parce que je ne mange jamais de Champignons et que j’ai toujours eu horreur d’en faire usage. Aussi l’ill. Héros Balthasar de Batthyan, dont je conserverai le souvenir tant que je vivrai (car il est mort en 1590, c’est-à-dire deux ans après que j’avais quitté Vienne pour aller à Francfort), ne manqua-t-il pas lorsqu’il eut appris que j’écrivais un Traité sur les Champignons de la Hongrie, de me dire en riant (car c’était un homme aimable et facétieux) : « Ce que tu médites de publier, je dirai que ce ne pourra être rien autre que des bagatelles, parce que tu te mets dans l’esprit d’écrire sur des Champignons dont tu n’as jamais voulu goûter même une seule fois[36]. »

Dans les deux lettres qui vont suivre et qui terminent la correspondance de Charles de l’Escluse avec Craton de Kraftheim, il est question de son bel ouvrage sur les Plantes de l’Autriche et de la Pannonie ou Hongrie, qui parut, vers la fin de 1583, chez Plantin. à Anvers, sous le titre de Rariorum aliquot stirpium per Pannoniam, Austriam et vicinas quasdam provincias observatorum Historia.

Il est à présumer que, pour se procurer quelques ressources, Charles de l’Escluse avait, dans l’intervalle, continué à faire des traductions latines qu’éditait Plantin. Ce dernier publia, en effet, en 1583, deux de ces traductions, savoir : un petit Livre intitulé Simplicium medicamentorum ex nova Orbe delatorum quorum in medicina usus est… descriptus a D. Nicolao Monardes ; puis un in-8° ayant pour titre Aromatum et medicamentorum in Orientali India nascentium liber, d’après Christophe Acosta. Plantin publia aussi, en 1582, un petit in-8° presque entièrement de Charles de l’Escluse, intitulé Aliquod notæ in Garciæ Aromatum Historia. Ce dernier ouvrage fut écrit après un voyage que l’auteur avait fait à Londres en 1581, et présente une dédicace à Balthasar de Batthyan.

Mais voyons ce que Charles de l’Escluse écrivait à Craton de Kraftheim en 1584, ce qui met fin d’ailleurs à la correspondance qu’il adressait à ce célèbre médecin.


XXXV

À Jean Craton de Kraftheim, à Breslau.


S. in Christo S. — Illustre Craton, mon Historia Pannonicarum stirpium est enfin publiée, mais gâtée par tant d’affreuses fautes, en raison de la négligence trop nonchalante des travaux typographiques, que j’en ai beaucoup de honte. Aussi, comme je ne puis pas tolérer ces erreurs, j’ai ordonné d’en imprimer les corrections (du moins celles que j’ai pu relever en parcourant l’ouvrage superficiellement), et même l’Index, afin de pouvoir les livrer à ceux qui ont reçu des exemplaires de mon Histoire. Mais comme, dans la lettre Z du second alphabet, les figures des Phasiolus ont été placées dans un ordre inverse, je les ai remises au gendre de Plantin, pour qu’il les replace convenablement, et j’ai ordonné qu’il allonge l’Appendice et qu’il y ajoute aussi l’Index, afin que les exemplaires, destinés aux prochaines foires du printemps, fussent du moins en meilleur état.

Les exemplaires tronqués qu’il m’a envoyés pendant les foires précédentes, je les ai reçus assez tard, environ trois mois après, et même la plupart étaient lacérés et souillés de boue, par la méchanceté de l’Évêque de Passau sur le Danube, qui a retenu très longtemps tous les livres de notre libraire Jean Aubry (auxquels quelques-uns de mes exemplaires se trouvaient joints), et qui ne les a restitués, qu’après en avoir soustrait plusieurs et avoir frappé notre libraire d’une amende de cent thalers. Je n’ai eu que tout juste les exemplaires des personnes à qui je devais les donner : autrement tu aurais déjà reçu ton exemplaire. C’est pourquoi j’ai écrit au gendre de Plantin de m’envoyer par les courriers de la Poste un seul exemplaire avec la correction de la lettre Z, l’Appendice augmenté et l’Index : je l’ai reçu la semaine dernière et j’attends une occasion favorable pour pouvoir te l’envoyer. J’ai voulu t’avertir de tout cela pour que tu ne croies pas que Craton est oublié par Clusius (car il y a longtemps qu’il n’a reçu mes salutations et mes lettres). Porte-toi bien, homme illustre.

Vienne (Autriche), 7 des Cal. d’Avril 1584, nouveau style.

Ton bien affectionné Car. Clusius.

XXXVI

À Jean Craton de Kraftheim, à Breslau.


S. P. — Illustre Craton, je souhaite que ta santé se raffermisse et je m’afflige beaucoup de ce que tu n’as encore rencontré aucune occasion favorable : le Livre que je t’ai promis et celui que j’ai pris soin de faire apporter pour toi par Veredarius, te seront envoyés. Mais comme j’ai très bien reçu tes lettres de Prague, il y a trois jours, par notre Wolzog, Préfet des courriers impériaux, j’ai voulu te faire remettre une réponse, par lui-même, à tes gracieusetés et t’envoyer le Livre, puisque celle voie est très expéditive, et pour que tu puisses en faire lecture sous peu (s’il t’est permis de prendre pour cela le temps nécessaire sur celui que tu dois consacrer à tes études sérieuses et à d’autres affaires).

Le Livre de Dodoens ne contient rien d’absolument nouveau, hors certaines figures peu élégantes et peut-être artificielles, empruntées au Codex impérial. J’aurais désiré qu’il eût omis de publier les deux lettres à Julius : à mon avis, il eût mieux valu traiter cette affaire avec Julius par des lettres privées, que de les publier. Je n’ai pas vu le Livre de Julius, et je ne voudrais pas servir d’arbitre dans des contestations de ce genre. Les anciens auteurs botanistes confirment davantage l’opinion de Dodoens ; je ne puis nier cependant que notre Fève vulgaire n’ait été parfaitement connue par ceux qui ont traité de l’Agriculture. Mais il n’est personne de nous qui n’ait sa tache de naissance. Monave ne m’a rien dit de l’écrit de Julius. S’il le publie, je le lirai très volontiers.

En attendant, illustre Craton, je te souhaite que Dieu t’accorde toutes ses félicités.

Vienne, 4 des Nones de Juin 1584, nouveau style.

Ton bien affectionné Car. Clusius.

— Le libraire Aubry n’est pas encore revenu et ses livres n’ont pas encore été apportés ici.

De 1584 à 1588, Charles de l’Escluse continua à résider à Vienne, probablement dans une situation peu agréable. S’il était mal vu à la Cour de l’Empereur, il conservait cependant d’aimables relations avec plusieurs personnages de cette Cour, lesquels lui procuraient des graines ou des bulbes de plantes rares qu’il cultivait dans son petit jardin (hortulus), avec les plantes vivantes qu’il rapportait de ses excursions dans la campagne ou sur les montagnes dont il faisait l’ascension. Ses biographes n’ont pas relaté ce goût qu’avait Charles de l’Escluse pour la culture des plantes, qu’il avait déjà manifesté dans les Flandres, et en particulier à Malines, chez Dodoens, « qui dit-il, faisait dessiner, d’après des échantillons vivants, telle ou telle plante de notre jardin ». Mais ce désir d’observer le développement des espèces vivantes pour les mieux décrire et les faire mieux dessiner, lui permit de cultiver certaines plantes nouvelles dont on lui doit l’introduction sur le Continent européen. Et ce n’est pas là l’un de ses moindres titres à la reconnaissance de la postérité.

C’est en premier lieu la Pomme de terre[37] qu’il cultiva d’abord à Vienne, en Autriche, puis à Francfort-sur-le-Mein, dans un autre petit jardin qu’il avait également près de cette ville, de 1589 à 1593. Il en distribua assez, de tubercules ou de graines pour constater qu’elle était devenue assez commune dans la plupart des jardins de l’Allemagne, tant elle est féconde ! Il en envoya même jusqu’à Padoue en Italie. Et nous avons pu établir que cette Pomme de terre de Clusius s’était répandue et maintenue seule sur le Continent européen, dans les jardins ou dans les champs, pendant plus de cent cinquante ans. Aussi pourrait-on se demander si, après la propagation par Charles de l’Escluse de cette Pomme de terre, le Continent européen ne s’était peu à peu habitué, pendant cette période d’un siècle et demi, à cultiver et à utiliser le précieux tubercule, qui a rendu de si grands services pendant les disettes, où nous en serions aujourd’hui au point de vue de la consommation de la Pomme de terre.

Vient ensuite le Roseau odorant (Acorus Calamus) qu’il connut en 1574 et qu’il cultiva ensuite dans son petit jardin, à Vienne, d’échantillons reçus de trois ambassadeurs de l’Empereur auprès du Sultan, Auger de Bousbecq, baron de Sonneck et Charles Rym. « Cette espèce, dit Charles de l’Escluse, se propage très facilement par ses rejets : je la distribuai le plus qu’il me fut possible, à ce point qu’à présent elle est devenue très commune chez tous les amateurs de plantes.[38] » L’Acorus Calamus avait alors la réputation d’étre une plante antiseptique[39] et Charles de l’Escluse ne manque pas de faire remarquer que cette espèce s’était tellement répandue un peu plus tard que, chaque année, les pharmaciens en vendaient des centaines de livres et que cet objet de commerce n’était pas à dédaigner.

Nous pourrons encore citer le Thuya occidentalis, qu’il répandit en Belgique, et en particulier le Laurier-Cerise (Prunus Laurocerasus), que Belon avait observé antérieurement dans le jardin du Prince Doria, à Gènes, mais que Charles de l’Escluse cultiva et propagea lui-même en Autriche et en Allemagne. Voici comment se fit assez difficilement cette introduction, d’après notre savant botaniste.

« Vers le commencement de l’année 1576, dit Clusius, l’ill. Seigneur David Ungnad, ambassadeur de l’Empereur auprès du Sultan, m’envoya un pied de ce Laurier-Cerise, dont le tronc avait la grosseur du bras et la hauteur d’un homme, et qui était accompagné d’autres rares arbrisseaux. Mais l’hiver fut très froid et le convoyeur de ces plantes négligea de leur donner les soins nécessaires : toutes périrent en route jusqu’à la racine, excepté un Marronnier[40], et le Laurier-Cerise ; il s’en fallut de peu même que ce dernier ne fût perdu. Je le mis en cave dans le vase même qui avait servi à l’apporter et avec la terre qui s’y trouvait. Au mois d’Avril suivant, lorsque je le tirai du vase qui le contenait, il n’offrait plus que des rameaux tout à fait desséchés : je le taillais jusqu’au vif et je le plaçais dans un autre vase à l’ombre, car je craignais qu’étant brûlé par les rayons solaires il ne repoussât plus difficilement. Or il commença enfin vers l’automne à émettre une seconde racine et quelques rejetons : j’en retranchai alors la partie inutile et desséchée, et je mis dans un nouveau vase la partie du tronc à laquelle ils adhéraient. J’y appliquai tous mes soins pour en obtenir plus tard un élégant arbuste. Quant aux nouveaux rejetons qui poussèrent un peu plus haut sur le tronc, je les courbais dans la terre où ils s’enracinèrent et ils me donnèrent d’autres jeunes arbustes que je distribuai à de grands personnages et à mes amis. Je me suis sans doute un peu trop étendu sur ces détails, qui auront peut-être ennuyé le Lecteur ; mais je n’ai pu les passer sous silence, parce que je désirais faire connaître aux amis des plantes les difficultés que j’ai eu à vaincre pour arriver à posséder cette très rare espèce[41]. » Parmi ces amis, se trouvait le Dr  Aichholz, dans le jardin duquel le jeune arbuste prospéra, car Charles de l’Escluse nous apprend qu’en l’année 1583 il était au mois de Mai remarquablement fleuri. Cette floraison se produisit de même, quelques années après, à Nuremberg, chez son autre ami Joachim Camerarius.

Les plantes bulbeuses avaient été pour Clusius l’objet de cultures toutes particulières dans son petit jardin, soit à Vienne, soit à Francfort. Lorsqu’il ne pouvait avoir les bulbes d’espèces rares ou nouvelles, il n’hésitait pas à les semer de graines qu’il recevait de ses correspondants, et il distribuait aux amateurs et à ses amis les bulbes qu’il obtenait de cette culture longue et aléatoire. Il a cultivé ainsi nombre de Tulipes, de Narcisses, de Lis et d’Iris, dont il a décrit et fait dessiner les espèces, la plupart encore inconnues.

Charles de l’Escluse n’a pas laissé de détails sur ses petits jardins. Celui de Vienne devait être entouré de murs, car il parle du Scrophularia vernalis[42] qui s’était par hasard, en 1578, développé sur un de ces murs et qui, ensuite, s’était semé de lui-même dans le jardin. Il cite également un Stachys[43] qu’il avait rapporté en 1579 de Hongrie, et replanté, et qui avait persisté pendant plusieurs années, en reproduisant de nouveaux pieds qui remplissaient dans le jardin les carreaux et les plates-bandes. Nous pouvons ajouter que Charles de l’Escluse avait aussi essayé la culture des plantes alpines et qu’il avait constaté la grande difficulté, sinon l’impossibilité, de les reproduire ou même de les conserver dans son petit jardin. Pour couvrir ses plantes pendant l’hiver, il nous apprend qu’il les abritait avec des rameaux feuillés de Sapin. Cette couverture était probablement suffisante contre des froids peu intenses ou de courte durée. Mais, dans son Histoire des plantes rares, notre auteur avoue que malgré cet abri, le très rigoureux hiver de 1586 lui fit perdre beaucoup d’espèces intéressantes pu de premier choix.

Nous disions plus haut que Charles de l’Escluse n’avait dit que peu de chose des jardins impériaux, à Vienne. Il n’en parle, en effet, qu’à propos de la variété myrobalanus du Prunus domestica. Il s’exprime comme il suit à ce sujet : « Cet arbre n’était pas encore commun, dit-il, lorsque je le décrivais ; mais ceux qui le possédaient l’avaient obtenu du Jardin du Palais de l’Empereur, où j’ai vu les premiers de tous ces Pruniers, trois grands arbres dont on ignore l’origine… Maintenant, dans ce même Jardin de l’Empereur, on le cultive, après l’avoir obtenu d’un noyau de l’espèce précédente : le fruit en est plus petit et sa pulpe est plus douce ».

Mais revenons à Charles de l’Escluse et aux diverses péripéties de son existence. Il avait noué des relations familières avec le Landgrave Guillaume IV de Hesse, au sujet de plantes curieuses qui intéressaient ce Prince. Celui-ci le reçut à Cassel en 1586 et devait plus tard venir en aide à sa situation, toujours assez difficile, Édouard Morren résume, dans les termes suivants, une lettre que Clusius écrivait de Vienne à Juste Lipse, le 22 Mars 1587, et dans laquelle il parlait de ce séjour à Cassel.

« Il mande, dans cette lettre, à son ami, dit Ed. Morren, qu’ayant été appelé l’automne précédent à Cassel par le Prince de Hesse et qu’ayant dû y rester plus longtemps qu’il n’avait cru, il s’était trouvé forcé à son retour d’attendre à Nuremberg des compagnons de voyage pour regagner Vienne ; le retour avait été fort pénible et, par suite des grands froids qu’il avait endurés[44], il avait été pris d’une toux opiniâtre dont il n’était pas encore débarrassé. Pour surcroit de malheur, le 29 Décembre, en descendant au bain, il se luxa le pied gauche et se blessa au coude-pied, ce qui l’avait contraint à garder le lit pendant six semaines, sans autre distraction que la visite de ses amis. « Je ne suis pas encore guéri, disait en terminant Clusius, parce que l’autre jambe n’est pas assez forte pour supporter un édifice déjà caduc et ruiné : mais porté par une double béquille, je me promène un peu dans la maison et j’apprends à marcher presque comme un enfant. »

Vers la fin de l’été 1588, Charles de l’Escluse quittait Vienne pour se rendre à Francfort. Il paraît y avoir reçu une pension annuelle du Landgrave Guillaume IV de Hesse, qui se plaisait dans sa société. En 1589, Plantin publiait une traduction latine des œuvres de Pierre Belon, que Charles de l’Escluse avait commencée en 1585. Ces œuvres de Pierre Belon avaient été publiées en langue française, à Paris, en 1553 ; le Livre était intitulé ; Les observations de plusieurs singularités et choses mémorables trouvées en Grèce, Asie, Judée, Égypte, Arabie et autres pays étrangers. Plantin en avait fait paraître une édition française en 1555 ; mais il faut croire qu’à cette époque une édition latine avait plus de chance d’être vendue. Cette traduction latine de Charles de l’Escluse portait le titre de : P. Bellonii Cenomani Plurimum singularium… observationes et formait un volume in- de 49 pages. Elle fut suivie d’une autre intitulée : Petri Belloni Cenomani medici De neglecta Stirpium cultura atque earum cognitione libellus, in- de 87 pages. Ces deux traductions latines ne pouvaient qu’ajouter à la réputation de Pierre Belon dans le monde savant d’alors.

Durant son séjour à Francfort, Charles de l’Escluse devait trop facilement visiter les foires de librairie qui se tenaient dans cette ville, au printemps et à l’automne, pour ne pas être quelque peu obligé de rendre service à ses amis et correspondants qui désiraient s’y approvisionner de certains Livres, qu’on ne pouvait à cette époque que difficilement se procurer ailleurs. Sa nature complaisante et serviable ne se refusa pas à se rendre utile à ce point de vue. Nous en trouvons la preuve dans une lettre latine inédite de Clusius, dont nous devons l’obligeante communication à M. Laroche, d’Arras. Nous l’en remercions ici et nous en donnons la traduction ci-après.


XXXVII

Au très Illustre Dr  Jean Oberndorffer, médecin des Hauts Personnages de la Province de Styrie, honorable ami, à Grätz.


S. P. — Illustre Oberndorffer, je réponds aux deux lettres que tu m’as écrites les 13 Février et 5 Mars. Je suis fâché d’apprendre que la froideur de la température m’ait empêché de recevoir des pieds de Dentali[45] ; cependant, si on les cultivait avec soin à Lintz, ils pourraient encore arriver assez bien à leur maturité. Mais je désirerais qu’on en recueillît plusieurs pieds et qu’on les conservât là-bas dans le jardin, de façon à ce qu’aux prochaines foires d’automne je pusse encore les recevoir.

Quant aux livres que tu me demandais, je les ai soigneusement recherchés. Il ne reste aucun exemplaire grec et latin de Théophraste ; les œuvres de Franciscus Vallesius ont été éditées en plusieurs parties, les unes dans le format in-4o, les autres in-8o, le reste autrement : c’est pourquoi, comme je ne sais si tu voudrais faire l’acquisition de volumes aussi disparates, je ne les ai pas achetés. La boutique de Deldkiwh, qui met en vente le Thesaurus vitæ humanæ était fermée : j’ai appris qu’il en demande 12 florins. Mais il m’est arrivé mal à propos que, pendant ces foires, alors que je m’étais chargé de beaucoup d’affaires pour rendre service à mes amis, un érysipèle s’est déclaré sur ma jambe droite, si bien que je ne pouvais même plus me tenir sur le pied droit, ce qui m’a obligé forcément à ne pas quitter la maison, contre toutes mes prévisions et malgré mon grand ennui. Pourtant il nous faut supporter avec calme tout ce qui nous est imposé par Dieu.

Ton parent Schelkens ne trouve aucune occasion favorable pour t’envoyer des livres. Mais Hubert Caymotz, marchand de cartes géographiques et de tableaux, qui habite Nuremberg et qui, à ce que je crois, est connu de toi (ainsi qu’il me l’a assuré lui-même), m’a promis de t’envoyer de Nuremberg les livres que tu désires. Je te fais donc adresser par lui, seulement, l’Aristote in-folio qui coûte 6 florins. Quant à l'Ælianus, il ne se trouve pas dans le format in-folio, mais dans un format plus petit. C’est pour cette raison que je ne te l’envoie pas.

Ces jours-ci, j’ai tout à propos reçu d’Italie de la semence de Mandragore que j’avais demandée, car on ne peut se la procurer ici : tu en trouveras cinq graines ci-incluses. Il m’en reste encore un peu plus, dont je dois également distribuer une partie à des amis.

Porte-toi bien, homme très illustre.

Francfort, Calendes d’Avril 1591, du Calendrier Julien,

À toi.Car. Clusius A.


Mais, pendant ce même séjour à Francfort, Charles de l’Escluse continua à faire ses études botaniques, ses cultures, ses visites dans les grands jardins, et s’occupa de préparer la publication de son Histoire des plantes rares, dans laquelle il devait consigner ses Observations déjà publiées sur les plantes d’Espagne, d’Autriche et de Hongrie, en y ajoutant tout ce qu’il pouvait recueillir d’anciens souvenirs ou même d’observations nouvelles. Il y dit, du reste, « qu’en 1591 il relisait cette Histoire pour la faire paraître avec ses corrections et additions (p. 242) ». Mais la préparation de ce très remarquable ouvrage devait lui prendre plus de temps qu’il ne le croyait alors, car il ne fut publié que dix ans après. Les sept Lettres suivantes[46], que nous intercalons ici, donnent des détails sur les difficultés que rencontrait l’impression de cet ouvrage. Elles nous initient en même temps aux procédés employés pour la typographie à cette époque, où l’art de l’imprimerie avait déjà fait de si grands progrès, et nous font connaître également certaines particularités de l’existence de notre malheureux savant.


Première lettre.


Monsieur Mourentorf[47], j’ay receu mardy dernier vostre lettre du 17 de ce mois, fort marry d’entendre par icelle le trespas de votre belle mère, toutes fois veu l’âge qu’elle avoit, je l’estime heureuse d’estre retirée de ce monde en ce misérable temps. Quant aux six pourtrais[48] j’y trouve à redire, veu qu’on a suivy trop fidèlement la copie que j’en avoye envoyé : et entre icelles y a une espèce d’Anemone, a laquelle on a donné un mesme feuillage et mesme racine, qu’à deux autres précédentes que j’ay receu, contre le naturel : car je scay bien qu’aux pourtraicts que j’ay envoyé les fueilles et racines ont esté diverses. Parquoy si le trouvez bon, il vaudra mieux que le reste des figures qui sont à faire soit icy paindt sur les planches de bois, par un paintre qui travaille fort bien, et auquel je peux déclarer de bouche mon intention et luy monstrer ce qu’il faut qu’il suyve, auquel en ay faict paindre sur papier avec les couleurs par un autre pour les vous envoyer, à fin de les tirer pardela puis apres sur planches de bois, pour les bailler au tailleur[49] qui reviendroit à plus grande depense : car nulle de celles qui sont paindtes de couleurs ne couste moins de demy reichstaller ou demy florin. Celui qui les pourtraicte icy sur planches de bois observe mieux tous lineamens, et suit mon instruction. J’ay faict marché avec luy de cinq batz pour pièce l’une portant l’autre, et avec le tailleur (duquel en ay-jà tiré 6 ou 7) de 14 batz de chacune pièce l’une portant l’autre (car il y a plus d’ouvrage à l’une qu’à l’autre) : il est le meilleur tailleur de ceste ville, fils de Virgilius Solis, et le puis solliciter à son ouvrage, ce que ne pourroye faire, s’il estoit hors de la ville, qui taillant les planches à leur plaisir s’acquittent bien souvent fort mal de leur devoir, mesmes corrompent souvent la figure bien pourtraicte : puis ay trouvé icy un menuisier qui est seul qui scache faire bonnes planches de poirier bien assaisonné et net, à dix pfennings pour planche, de sorte que chasque planche reviendroit à ung reichstaller ou 20 batz 4 deniers moins. Avisez si vous les voudrez avoir à tel prix et m’en donnez advertissement par le premier, à fin que si le marché ne vous agreoit, je ne poursuyve plus avant : car j’aymerois mieux à bailler les descriptions sans aucune figure (encores que le livre en sera moins estimé) que de me mettre en plus ample despence. Toutes fois je pense que la pourtraicture et la taille de chasque planche ne coustera guere moins en Anvers : et les faisant faire icy on espargne la despence du paintre, lequel il me faudroit icy employer, car j’en puisse aucunefois tirer avec le craion quelques unes (comme je ne suis pas paintre) je ne les puis si naifvement exprmier qu’il seroit de besoing, et ce me feroit beaucoup de temps perdu. Je colleroy toutes les figures sur quaiers de papier les disposant tellement par ordre, et escrivant sur chacune le nom, le chapitre et le livre ou chacune doit entrer, voire et le nombre (quand il y entre plus d’une en un mesme chapitre) qu’un apprenty ne scauroit faillir de les mettre où elles appartiennent et ecry aussi sur le dos de chasque planche le mesme, à fin que par les figures marquées on les cognoisse incontinent. Et à la foire prochaine je vous envoyrai et les planches taillées et les caiers des figures collées que j’auroy prests : mais il faudra que premier toutes les figures des sortes d’Anemone que j’ai envovées par dela à cause que la taille de celles que m’avez envoyées est tellement confuse que je ne scay lesquelles doivent aller devant ou apres, parquoy faictes tailler toutes les sortes d’Anemone les premières, et m’en envoyez les espreuves avec mes pourtraicts à ceste foire prochaine, à fin que les conservant avec mes dits pourtraicts, je les puisse tant mieux disposer par ordre. Et donnez charge (si il vous plaist au seigneur Dresseler[50] de me rembourser ce qu’auroy exposé pour les figures que vous envoiray par lui. Car il me seroit raisonnable que je portasse les dicts frais, veu que mon Histoire m’a cousté, me couste et me coustera assez de peine et de travail. Je vous prie n’oublier les copies de Bellonius, et me choisir un exemplaire net et parraict de l’Herbier de Lobel en flameng pour me l’envoyer à ceste prochaine foire avec vostre marchandise. Avec ce me recommandant de bien bon cœur à vous et aux vostres, je prie Dieu qu’il vous donne à tous en santé longue et heureuse vie.
De Francfort, le 18 Juin stil vieïl 1592[51].

Vostre parfaict amy, Charles de l’Ecluse.

A M. Jan Mourentorff
Marchant Libraire et Imprimeur,
demeurant à l’Enseigne du Compas d’Or, Camerstrate en Anvers.


Deuxième lettre.


Monsieur Mourentorf, j’ay delivré hier au Sr Dresseler les trois premiers livres de mes observations, avec les cayers de papier ausquels sont colées les figures qui y entrent, comme vous voirez : j’ay adjousté en un cayer in 4° à part tous les noms des figures qui entrent ès dits livres, marquant à chacun nom le chapitre et livre ou elles entrent, et quand un chapitre contient plus d’une figure, le nombre y est adjousté pour signifier quel reng elle y doit tenir : de sorte qu’il seroit mal possible de les transposer ou mal colloquer, si ne fust que le compositeur fust fort grossier et apprenty. Au Catalogue ou Indice desdites figures celles qui sont marquées d’une cifre 0 ne sont encores taillées, et les autres marquées d’une estoille * les faudra cercher aux Pemplades de Dodoneus aux pages et chapitres que j’y ay adjousté. J’ay délivré aussi audit Dresseler les figures taillées en ceste ville qui sont 25 comme voirez par le billet que je vous envoye ici enclos : le tailleur en a encore six à tailler du nombre que luy avoye promis. Puis 20 non taillées enfermées en une boitte, marquées en la deuxième page du billet, auxquelles ay adjousté seulement sur le dos de chacune le nom et le livre auquel elles entrent, non le nombre du chapitre ni des figures, à cause que des trois autres livres qui restent les chapitres ne sont encores réduits en bonne disposition, et ne scay combien de figures entrera en chacun d’iceux, excepté trois qui entrent ès deuxiesme et troisiesme livre, qui sont les trois premieres marquées au billet dessusdict. Or je vous ay avancé ces trois premiers livres non en intention que les commenciez à imprimer devant que receviez le reste (car je ne suis aucunement de cest advis) mais à fin que n’ayez occasion de douter de ma promesse, laquelle quelques libraires de ceste ville eussent bien voulu esbran1er : mais n’ont pu rien gaigner quelques belles promesses qu’ils m’ayent pu faire. Car dès le commencement j’ay dedié tous mes labeurs à feu Seigneur Plantin vostre beau père et aux siens et continueray tant que Dieu me fera la grâce d’ecrire quelque chose ce pendant que seray en ceste vie. Ou feray fin par mes affectueuses recommandations à vos bonnes grâces, celles de vostres demoyselles votre femme et belle mere, priant Dieu qu’il vous continue à tous en toute prospérité les siennes.

En haste de Francfort le 3 de Octobre 1592, selon vieil stil.

Votre amy, Charles de l’Escluse.

A Monsieur Mourentorf demourant à l’Enseigne du Compas d’Or en Camerstraete, Anvers.


Troisième lettre.


Monsieur Mourentorf, je vous ay écrit durant la foire, ou quelque peu au paravant que je vouloye oster le chap. LIIII du Livre II de mes Observations, traistant de Caltha palustri pleno flore, par ce que je luy ay trouvé place plus propice au Livre V, pourtant vous priay je de faire copier le dit Chap. et de m’envoyer la copie à fin que je l’insere en son lieu et que vous rayassiez le dit chap. LIIII du Livre II comme inutile en cest endroit là. Mais comme vous ne m’avez respondu sur ce point là, je crains que l’aurez oublié, ou bien que ma lettre aura esté égarée. Pourtant vous ay je bien voulu derechef prier par ceste, de m’envoyer la copie dudit Chap. LIIII, traictant de Caltha palustri pleno flore, et de faire effacer le dit Chapitre audit Livre II. Car en adjoustant un Chapitre devant Colchicum, je feray que le Chapitre du Colchicum sera le XXXIX, celui de Crocum vernum le XI, et ainsy consequemment jusques au Chap. de Anemone latifolia pleno flore qui sera le Chap. LV du Livre II, le Cyclaminus LVI, Dens Caninus le LVII, Orchis le LVIII, (Pseudo-Leimodoron le LIX), Elleborine le LX, (Polygonatum le LXI), et Pœonia Byzantina le LXII et dernier du Livre II[52].

Maintenant je desire davantage que au LIII Chap. du mesme Livre, qui est en ma copie le LII traictant de Anemone silvestri, vous faciez prendre copie de ce que j’y ai écrit touchant le Ranunculus silvarum simplici flore, et le Ranunculus silvarum pleno flore : car pour ce que j’ay en ceste année en fleur ledit Ran. sil. pleno flore de deux diverses sortes, il me faudra changer tout ce que j’en ay écrit en ma copie, et me servir de ce que j’ay écrit et observé ceste année, à fin d’en faire la description plus parfaicte laquelle puis je vous envoiray, à fin de la mettre au mesme Chap. LIII et effacer ce qui est ecrit en la copie[53].

Je vous prie y prendre garde, que ces deux passages soyent fidèlement copiez et me soient envoyez par la première commodité.

(Sans date, signature ni adresse.)

Quatrième Lettre.


Monsieur Mourentorf, j’espère que vous aurez receu vostre marchandise, et quand les planches tant taillées que non gravées que vous ay envoyées, pareillement l’Histoire de mes trois premiers Livres de mes Observations, avec les cayers ou sont collées les figures qui entrent ausdits trois Livres. Le tailleur en avoit encore six à graver de trente qu’il m’avoit promis livrer avant la foire, mais comme c’est un grand yvrongne, et qu’il est seul en ceste ville de son mestier, je n’ay sceu encore tirer de luy que les quatre que vous envoye, lesquelles pourrez faire coller aux cayers selon l’ordre convenable : car j’ay écrit sur chacune figure le nom de la plante, le chapitre, et livre ou elle entre, et la quantiesme figure c’est du Chapitre, s’il en comprend plus d’une. Quand j’auray receu les deux autres que le tailleur a de reste, je ne faillyrai de les vous envoyer incontinent : et à la foire prochaine les planches que j’ay faict pourtraire depuis que je vous ai envoyé les autres, et celles que je feray encore pourtraire outre cy et la foire, Dieu aidant, lequel je prie vous continuer,

Monsieur Mourentorff, en toute prospérité ses grâces, me recommandant de bon cœur aux vostres, et à celles de vostre femme, Belle mère et autres amys.

De Francfort, le 6 de Décembre 1592.

Vostre bon amy, Charles de l’Escluse.

Envoyez moi à la foire prochaine avec la marchandise toutes figures des planches que je vous ay envoyé non taillées excepté les trois premières (car celles là ont les marques qu’il leur faut, qui vous enseigneront en quel Livre et en quel Chapitre elles doivent estre mises), à scavoir Leucoium bulbos. byzant., Gnaphalium ailerum P, Gnaphalium tertium Pl. Toutes les autres qui restent, 17, il les faudra avoir, afin que je puisse marquer les Chapitres et la quantiesme figure du Chapitre, et puis coller sur des cayers chacune en son ordre comme j’ay faict en celles que je vous ay envoyé, pour ne donner occasion aux compositeurs de les transposer.

A Monsieur Jehan Mourentorff
Premier Imprimeur du Roy
à l’Enseigne du Compas d’Or en Camerstraete, Anvers.

Cinquième Lettre.


Monsieur Mourentorff, je receus hier vostre lettre du 20 de ce mois en response à la mienne du 7, par laquelle ay esté fort marry d’entendre la disgrace advenue à vostre… et bien esmerveillé de ce qu’escrivez n’avoir eu la liste des planches tant taillées que non taillées, laquelle toutes fois je vous envoyay quand et quand. Quant à celles qui sont taillées, estant le nom des herbes écrit sur le dos et la quantiesme figure du Chapitre de chasque Livre pareillement, si vous eussiez conféré les dites planches avec les cayers (qui sont 12) de papier sur lesquels j’ay collé toutes les figures qui entrent ès trois Livres de mes Observations que je vous ay envoyez, excepté celles qui n’estoient taillées (pour lesquelles ay laissé espace vide pour les y mettre en leur rang quand elles seront taillées), vous vous eussiez peu appercevoir laquelle c’est desdites taillées que ne trouvez. Neantmoins je vous envoye icy enclose la liste tant de celles qui sont taillées que des non taillées, à fin que voyez quelles deux vous défaillent. Quant aux quatre autres figures des taillées que vous ay envoyé le 26 du mois de Novembre stil vieil, ou 6 Decembre nouveau, je suis fort esmerveillé que ne les avez receu. Car elles estoient encloses en une lettre que je vous ecrivoye mise au paquet que j’envoiay alors au Sr Charles de Tassis Me  des Postes d’Anvers. Lequel par advis qu’ay eu de luy a receu le d. paquet : car c’est sa coustume d’accuser tous les paquets ou lettres qu’il reçoit de moi, et ceux qui ne demeurent aucunes fois esgarez. Parquoy vous le pourrez recercher chez luy. Toutes fois je vous envoye une autre copie d’icelles (si d’aventures les autres ne se trouvoyent point) à fin que les puissiez coller sur les cayers aux figures selon le nom et nombre que trouverez marqué dessus. Quant au Privilège que voudriez avoir, je ne scay comment on si pourra conduire. Car un seul mien amy que j’ay à la court de l’Empereur et M. de la Chapelle Philippo di Monsé, m’a écrit ne vouloir plus avoir à faire avec la Chancellerie, à cause qu’on n’y scait avoir aucune expédition. J’avoye écrit au Vice Chancellier (combien que je ne le cognoisse que de nom) à cause que je luy fis quant et quant un présent des plus belles plantes desquelles j’avoye entendu qu’il se delectoit, pour avoir un Privilège pour mes Livres. Ce dit mien amy m’a écrit qu’il l’obtint bientost dudit Vice Chancellier : toutes fois qu’il n’avoit encores peu obtenir les lettres de la Chancellerie. Si est ce toutes fois que cela ne pouvoit procéder par faute de payement des droicts qu’il leur faut : car il y a marchant à Prague, amy d’un marchand de ceste ville (lequel j’avoye prié de luy en ecrire) qui doit payer tout ce qu’il faut. Or je prie Dieu (car le temps m’est trop court de vous faire plus longue lettre) qu’il vous continue ses graces, me recommandant de bien bon cœur aux vostres. En grande haste de Francfort le 19 de Février stil vieil, ou 1er  Mars nouveau 93.

Vostre bon amy, Charles de Lecluse.

Envoyez moi à la foire toutes les figures des planches non taillées que vous envoiay la foire passée, que vostre tailleur aura achevées, afin que je les puisse coller en leur rang. Fig. 3 Cap. XIX deest.

Je vous pensay envoyer lundi passé le présent paquet : mais l’ordinaire estoit jà party quand je vins chez le Me  des Postes.

A Monsieur Jean Mourentorf
Marchant Libraire et Imprimeur, demeurant
à l’Enseigne du Compas d’Or en Camerstraete.
Anvers.
Raccommandata al Magre Sigr Arnoido Mylio
Libraro à la Gallina grassa in
Colonia.

Sixième Lettre.


Monsieur Mourentorf, j’ay repondu le 19 de ce mois stil nouveau à la vostre du 7 : parquoy n’est besoin icy de redite. Hier au soir je receu une autre vostre du 21 par laquelle m’avisez de rechef de l’inconvenient advenu à l’un de vos ouvriers dond je suis très marri : mais il faut prendre les choses en patience. Quant au tailleur en bois puisque n’en avez qu’un et que pour sa maladie n’a peu travailler depuis la foire passée, je vous prie de rechef comme j’ay faict par ma précédente de vous enquester si il n’y en auroit point en Hollande. Celuy de ceste ville est un tel yvrongne que dès la foire passée il n’a taillé que les quatre figures dont je vous ay envoyé dernierement les pourtrais, et ay baillé au Sr Dresseler les planches taillées, avec 23 autres non taillées. J’en avoye baillé six au tailleur dessusdit qu’il devoit achever dès devant la foire de Septembre : il m’a livré comme j’ay dit les 4, aux deux autres n’a point encores commencé, et ne scay retirer de ses mains les deux autres dont toutes fois il est payé, parce que souvent il change de logis, à fin qu’on ne le puisse trouver pour les debtes qu’il fait. Depuis j’ay entendu qu’il y en a un à Mayence qui besongne bien : incontinent que je serai guery d’un accident qui me survint avant hier sur les dix heures devant midy qui me contrainct de tenir le lict ne pouvant me servir de l’une de mes jambes, je me transporteray audit Mayence, pour le trouver et faire marché avec luy. Quant aux exemplaires de Historia Aromatum, je ne désire point les exemplaires devant la foire, trop bien un exemplaire de toutes les fueilles qui sont imprimées, et quand l’aurez achevée me ferez plaisir d’envoyer le reste, à fin que ce pendant je les puisse reveoir et remarquer les fautes qui pourroient avoir esté commises en l’impression. N’oubliez à y faire faire un Indice, lequel y sera entièrement necessaire pour tant plus facilement pouvoir trouver les matières qui y sont traictées.

Le Docteur Poschius m’a rompu la teste pour mettre quelques carmes[54] touchant quelques médicaments contenus in Historia Aromatum. Je vous en envoye la copie afin que les puissiez mettre devant l’Indice ; car je scay bien qu’ils ne sauroient estre inserez en leurs lieux, estant l’impression jà avancée, joinct aussi qu’il y a des vers sur les deux premiers simples desquels n’est faicte aucune mention en tout le livre. Vous trouverez aussi icy inséré la liste des planches taillées et non taillées que j’ay délivré au Sr Dresseler le 23 de ce mois, chacune ayant son nom écrit sur le dos, la quatriesme figure le Chapitre et le Livre ou elles doivent estre. Le Seigneur Dresseler me délivra le dit 23 vingt et cinq reychstaller, car je ne pensoye point en avoir davantage, pour le pourtrait des figures qui sont à faire : mais croyant que par votre dernière du 21 que desirez que je les faie tailler par deçà : je lui diray qu’il m’en baille davantage : et s’il s’est entièrement defaict de son argent, je le debourseray du mien pour m’estre rendu à la foire prochaine. A tout Monsieur Mourentorf ne la pouvant faire plus longue à cause de mon indisposition. Je priray Dieu qu’il vous continue en toute prospérité ses graces, me recommandant de bien bon cœur aux vostres et à celles des vostres. De Francfort le 17/27 d’Avril 1593.

Vostre amy, Charles de l’Escluse.

Monsieur Mourentorf,
Marchant Libraire et Imprimeur,
demeurant à l’Enseigne du Compas d’or
en la Camerstraete en Anvers.


Septième Lettre.


Monsieur Mourentorf, il y a huit jours que j’ay receu vostre lettre du 8 de ce mois, avec les fueilles imprimées ABCDEFGHKLMN | PQRSTVXYZ, et les 2 exemplaires Actorum in publicis comitijs, et par icelle entendu qu’aviez receu ma lettre du 27 Avril ouverte et deschirée sans le Catalogue des planches de bois taillées et non taillées : dont je suis fort marry. Je vous en envoye une autre copie, esperant qu’elle parviendra entre vos mains. Je m’esmerveille qu’en Hollande il ne se trouve nuls tailleurs en bois qui vaillent, veu qu’en la dite Province n’y a faute de jolis esprits. Je suis ayse que vostre tailleur commence à se reguarir. Quant à ma cheute elle a esté si lourde et grieve que je suis contrainct de tenir encore la chambre, et de ne bouger la plus part du lict, ayant esté la hanche droite tellement froissée, que je ne me puis aucunement servir du pied droict. Le Sr Dresseler m’a apporté encore avant son parlement 15 taller, et 25 qu’il m’avoit délivré quelques jours auparavant, de sorte qu’ay receu de luy, la foire dernière d’Avril, 40 taller desquelz vous sera rendu bon compte en quoy ils auront esté employez. Je trouve le Me  des Postes de Cologne fort desraisonnable à tauxer le port des paquets depuis Cologne jusques icy, car il a faict le taux de vostre paquet à 10 batz. Je lui ecry que je trouve ce taux fort estrange, veu que le paquet est seulement de quelques fueilles d’un livre que je fay imprimer. J’entendray ce qu’il repondera. Au reste Monsieur Mourentorf en me recommandant bien affectueusement à vous et aux vostres, je prie Dieu qu’il vous continue en bonne santé et longue vie ses grâces. De Francfort le 13/23 May 1593.

Vostre ami, Ch. de l’Escluse.
A Monsieur Jean Mourentorf, Imprimeur du Roy
et Libraire, demeurant à l’Enseigne du Compas d’or en Camerstraete.
Anvers.

Voici, de plus, ce que nous apprend Charles de l’Escluse, au sujet du déplorable accident dont il avait été victime et dont il est question dans les deux lettres précédentes. « Le 25 Avril de cette année 1593, dit-il, j’ai eu le fémur droit luxé, avec une très forte contusion, et par suite j’ai été pendant trois mois obligé de garder le lit. Je fus très mal soigné par les Chirurgiens qui, laissant de côté cette luxation qu’ils n’avaient pas reconnue (bien que j’eusse pourtant appelé tout d’abord leur attention sur la luxation même dont je ressentais les effets) ou bien qu’ils avaient feint méchamment de ne pas reconnaître, ne s’occupèrent que d’apporter seulement leurs soins à la contusion elle-même. Mais la luxation n’était que trop réelle et j’en subis maintenant les conséquences à mon détriment et non sans de grandes douleurs, car ma jambe droite s’est contractée et je ne puis avancer le pied qu’en me soutenant sous les bras avec deux béquilles ce qui me cause de vives souffrances[55]. »

Cependant des amis s’intéressaient à sa malheureuse situation. Philippe Marnix de Sainte-Aldegonde l’avait recommandé, en 1590, à Henri IV, roi de France, pour lui faire obtenir une chaire à l’Université de Paris. Cette recommandation n’avait pas eu de suites. Mais, en 1593, les Curateurs de l’Université de Leyde, qui avaient laissé vacante jusqu’alors la chaire de botanique de Dodoens, mort en 1585, appelèrent Charles de l’Escluse à remplacer cet illustre savant et lui assurèrent ainsi les moyens de finir tranquillement son existence restée toujours précaire. Du reste, sa vie active était finie, surtout après le funeste accident qui venait de lui arriver à Francfort. Il partit donc de cette ville aussitôt que cela lui fut possible, et il était déjà installé à Leyde le 15 Juillet 1593, comme nous l’apprend la lettre suivante.


Huitième lettre.


Monsieur Mourentorf, je doy response à trois lettres vostres du 20 May, 5 Juin et 5 de Juillet apportée par mon neveu, ausquelles je responderay par la présente. J’ay receu les deux premières quasi en mesme temps, et les livres demandez, à scavoir Concordantiae in-4, in quibus deest postremus quaternio TT (2. Icones Stirpium) et Descrittione di Guicciardino Italici avec ses figures : mais vous ne m’avez mandé le pris qu’il faut pour toutes les dites pièces, ce que je vous prie de faire et quand et quand me mander ce qu’avez déboursé pour mon neveu tant pour sa despence que à le faire sortir de la ville d’Anvers, à fin que je vous fasse rembourser du tout. Ce pendant je vous remercie beaucoup de fois de l’assistance qu’avez faicte à mondit neveu. Touchant l’impression de mon livre, je pense que vous vous estes accordé par ensemble avec votre beau frère Ravelengem : car quant à moy je m’accommoderay à tout ce que vous en déterminerez par ensemble. Si les figures qui restoient à tailler ne sont encore taillées, je vous prie les envoyer à fin de les bailler au tailleur de la Haye qui besongne assez nettement. J’ay encore quelques pourtraicts d’herbes que je feroye voluntiers tirer sur planches de bois comme les autres par M. Pierre van der Burcht, lesquels je pourroye envoyer à l’autre voyage de Stincken si le trouvez bon ; car icy ni ès villes voisines il n’y a personne qui le sache faire. Vous m’en manderez (s’il vous plait) vostre advis. Et avec ce finiray ma lettre en priant Dieu qu’il vous ait Monsieur Mourentorf avec vostre femme, belle mère et vos enfants en sa saincte garde. De Leyden, le 15 de Juillet 1593.

Vostre amy, Charles de l’Ecluse.

A Monsieur Mourentorf, Imprimeur et Libraire,
demeurant au Compas d’or en Camerstraete, Anvers.


« Charles de l’Escluse, d’après Édouard Morren, donnait leçon à Leyde tous les jours avec une ardeur juvénile : son zèle était infatigable. Tous ceux qui venaient à lui, il leur enseignait, dit Vorst, son panégyriste, et il les recevait tous avec une égale bienveillance, leur communiquant son trésor de science, si bien que celui qui venait conférer avec lui s’imaginait bientôt non pas s’occuper de plantes, mais reposer dans le sein même de la philosophie ».

C’est à Leyde que Charles de l’Escluse termina les grands ouvrages qui ont consacré définitivement sa réputation. Le Rariorum plantarum Historia (Antwerpen in officina Plantiniana apud Joan. Moretum, in-folio) fut publié par Mourentorf en 1601. Il nous serait difficile de faire une analyse succincte de cette œuvre magistrale dont nous avons déjà cité quelques extraits. Un second ouvrage, non moins important, qui traite de la Flore et de la Faune exotiques, parut en 1605 sous le titre de Exoticorum Libri decem, avec une dédicace aux États de Hollande. Cuvier a fait un grand éloge de la partie zoologique de cet ouvrage, dans lequel se trouvent décrites des espèces animales nouvellement connues.

Nous intercalons ici une dernière lettre de Charles de l’Escluse qu’Édouard Morren a fait connaître et dont il a publié l’original en latin avec sa traduction. Voici la traduction de cette lettre qui avait été écrite par notre botaniste à son ami le Dr  Bernard Paludanus, médecin de la ville d’Enkhuysen, en Hollande, le 18 mai 1600.

XXXVIII


Au Dr  Bernard Paludanus, à Enkhuysen.

La lettre que tu m’écrivais le 8 mai, savant et honoré docteur Paludanus, m’a été remise deux jours après, avec celle qui était destinée à l’illustrissime duchesse d’Aerschot et que j’ai transmise le lendemain. Tu en recevras une réponse en même temps que celle-ci. Je ne sais pas quand elle quittera la Hollande ; mais elle m’a fait dire par son secrétaire qu’elle viendrait bientôt ici : nous saurons alors par elle-même l’époque de son départ. Aujourd’hui j’ai pris, dans les doubles du grand jardin, des plantes qui, j’espère, ne te seront pas désagréables. Quant à l’Iris qui porte mon nom, je n’en ai plus. Les deux seuls pieds de cette plante que j’avais, l’illustrissime duchesse les a emportés avec les plantes les plus choisies qu’elle-même cultivait dans le jardin de Leyde. Tu pourras facilement t’en procurer d’Amsterdam ou d’un endroit plus voisin, car je ne pense pas qu’il y ait un jardin dans toute cette province où l’on ne la cultive. J’aurais voulu que tu eusses été présent toi-même pour faire arracher les plantes qui t’auraient plu, et en même temps tu aurais vu la duchesse, et tu aurais plus obtenu d’elle par ta présence que par une lettre, je le sais. J’ajouterai une liste de plantes qui seront contenues dans une manne.

Porte-toi bien, ainsi que Linscot auquel je fais mes compliments.

Leyde, 18 Mai 1610.
Ton très dévoué,
Carolus Clusius.

Or, voici ce que dit Charles de l’Escluse de l’Iris qui portait son nom et qui est devenu l’Iris sibirica L. — « Iris Clusii. Cette espèce pourrait très bien être appelée Iris pannonica angustifolia versicolor, mais non Iris byzantina, comme certains la nomment. Et cela à cause de sa fleur très agréable. Mais elle ne nous a pas été apportée de Constantinople, puisqu’elle croit dans des prés marécageux, voisins de la ville de Vienne, où je l’ai récoltée. J’en avais tout d’abord envoyé les capsules remplies de graines aux nobles Jean de Brandon et Jean Van der Dilft et à d’autres amis en Belgique, provenant de Viene, en Autriche. Mais de ce que j’avais communiqué en même temps de cette ville, à ces mêmes amis, certaines plantes rares achetées de mon argent à Constantinople, il se trouva que plusieurs personnes pensèrent que cet Iris était aussi venu de Byzance, et c’est pourquoi elles l’appelèrent Iris silvestris byzantina, et ajoutèrent le mot peramœna, en raison de l’élégance des fleurs. Mais chez de nobles Dames, cette espèce prit le nom d’Iris Clusii (parce qu’elles l’avaient reçue de moi), et elle fut agréée, avant les autres espèces d’Iris qu’elles reçurent de moi plus tard, comme elle l’est encore maintenant[56] ».

Charles de l’Escluse vécut ainsi plus tranquille à Leyde jusqu’à sa mort. Il était resté célibataire. « D’après M. Morren, il était, dit-on, d’une constitution délicate et d’humeur un peu mélancolique ; il fut victime d’accidents graves : à la fin de sa vie, il devait se soutenir sur des béquilles. Il mourut d’une hernie étranglée, à Leyde, après seize années de professorat, le 4 avril 1609, dans sa 84e année ». « Deux ans après sa mort, ajoute Ed. Morven, les gendres et successeurs de Plantin, Moretus et Raphelengius, firent paraître, ainsi qu’ils l’avaient promis à Charles de l’Escluse, ses œuvres posthumes : Curæ posteriores, à Leyde, dans le format in- et à Anvers, dans le format in-folio... Les Éditeurs informent, dans un Avis au Lecteur, que l’ouvrage ne se compose pas seulement de Notes à ajouter aux œuvres de Clusius, mais qu’il comporte aussi des descriptions inédites de plantes nouvelles ou peu connues. On trouve ordinairement, à la fin de cet Opuscule, l’éloge funèbre prononcé aux funérailles de Charles de l’Escluse par le Professeur Everard Vorst, son épitaphe, un Extrait des Icones et Vitæ virorum illustrium doctrine et eruditione præstantium de J. N. Boissard, qui donne une biographie de Clusius jusqu’en 1593, enfin toutes sortes de pièces de vers à la louange de l’illustre défunt ».

On a vu, par les lettres qui précèdent, les relations que Charles de l’Escluse avait entretenues avec différents savants ou grands personnages de son époque. Ces lettres ne nous représentent qu’une faible partie de la correspondance qu’il échangeait avec un grand nombre d’autres amis, amateurs de plantes ou botanistes. Nous avons relevé, dans son Histoire des plantes rares, plus d’une centaine de noms de ces Correspondants, ce qui donne une idée des relations étendues qu’il entretenait ainsi dans toute l’Europe. Les noms le plus souvent cités sont, en Belgique, ceux de Jean Boisot, à Bruxelles, Jean de Hogheland, à Leyde, Jacob Plateau, à Tournai ; en Angleterre, Thomas Penny, médecin, et Jacob Garet, pharmacien à Londres, puis Hugo Morgan, pharmacien à Bristol ; en Italie, Jacob Antoine Cortusus à Padoue, Alphonse Pancius, médecin du Duc de Ferrare, Ferrante Imperati, à Naples, Joseph de Casabona, Simpliciste du Duc de Florence ; en Espagne, Jean Plaça, médecin à Valence, Simon de Tovar, médecin à Séville. Ses correspondants français étaient Nicolas Rassius, chirurgien du Roi, Jean de la Rivière, médecin du Roi, Jean Bidaut, Chanoine de Lille, Claude Gonier, pharmacien à Paris, qui lui avait envoyé le Sarracenia canadensis, enfin Jean Robin « désigné habituellement, dit Clusius, comme Simpliciste du Sérénissime Roi de France très chrétien, habitant Paris et remarquablement versé dans la connaissance des plantes ». Ajoutons à ces noms celui d’Honorius Bellus, médecin en Crète, qui lui envoyait assez souvent des graines par l’intermédiaire de Jean Vincent Pinelli, et celui de Philippe de Sivry, Gouverneur de Mons en Hainaut (Belgique), qui, en 1591, lui adressait un bulbe de Narcisse à fleurs doubles, et qui, en 1588, lui avait envoyé deux tubercules et un fruit de la Pomme de terre, puis, en 1589, une Aquarelle représentant un rameau fleuri de cette plante avec deux tubercules rougeâtres, que nous avons reproduite dans notre Histoire de la Pomme de terre.

C’est en cultivant ces deux tubercules de Philippe de Sivry que Charles de l’Escluse a obtenu toutes les Pommes de terre qu’il a distribuées en Autriche et en Allemagne et envoyées jusqu’à Padoue, en Italie. D’Allemagne, la Pomme de terre était passée en Suisse et de la Suisse dans le Dauphiné, d’où l’avait reçue Olivier de Serres, qui la cultivait avant 1600 dans ses terres du Pradel, en Vivarais, sous le nom de Cartoufle, par dérivation du mot allemand Kartoffel[57]. Ce célèbre agronome ne savait pas que cette Cartoufle provenait des distributions de Charles de l’Ecluse, avec lequel il n’était pas non plus en relations directes, ce qui n’empêche qu’il se soit ainsi exprimé au sujet de notre savant botaniste, dans son Théâtre d’Agriculture, en 1600 ;. « Nous devons la cognoissance et le gouvernement de plusieurs rares et excellentes fleurs, à M. Charles de l’Escluse, qui avec soin exquis, en a eslevé un grand nombre dans son jardin de Leiden en Hollande ; où il a faict transporter les races des Indes et de divers autres pays lointains. Pour laquelle gentille dextérité, il a mérité le tiltre de père des fleurs, et aussi pour ses aultres vertus, beaucoup de louanges ».

« On conserve à l’Université de Leyde, dit Ed. Morren, toutes les lettres qui furent adressées à Charles de l’Escluse, soigneusement mises en ordre et réunies en huit fascicules, sous le titre de Illustrium et eruditorum virorum et feminarum Epistolæ ad Carolum Clusium. M. Hugo de Vriese a publié, en 1843, des renseignements sur cette intéressante collection : elles émanent de personnes instruites, la plupart botanistes, savants ou amateurs de plantes ; quelques-unes sont écrites par des femmes éminentes… Presque toutes portent en marge, de la main de Charles de l’Escluse, le nom du signataire, le lieu d’origine, la date de réception et celle de la réponse : on voit, par ces détails, combien notre savant avait d’ordre et d’exactitude ».

Nous terminerons par ces quelques lignes qui nous paraissent résumer assez bien l’idée que l’on doit se faire de Charles de l’Escluse.

« Il fut toujours indifférent à la fortune, dit Édouard Morren : il préféra la qualité de savant au titre nobiliaire ; il avait la sérénité d’âme, la candeur du cœur, une infatigable activité intellectuelle… Ses connaissances étaient fort étendues : outre le latin et le grec, il connaissait le français, l’allemand, l’espagnol et l’italien ; il avait étudié la philosophie et la jurisprudence avant de s’adonner à la botanique ; il était très versé dans l’histoire et la géographie ; il s’occupait volontiers de zoologie, de minéralogie, se plaisait dans la numismatique et dans l’épigraphie. Il passait l’été à voyager et à herboriser, et l’hiver il rédigeait ses publications ; il dessinait lui-même ses plantes à la plume avec une certaine habileté. Il était doué de la mémoire la plus heureuse et il conserva jusqu’à la fin de ses jours une vue perçante. La vie du savant fut âpre, mais par une juste compensation du sort elle fut assez longue pour lui permettre de terminer son ouvrage et de jouir de la haute réputation dont son nom fut entouré ».

Puisse ce qu’on vient de lire, consacré à la mémoire de Charles de l’Escluse, faire mieux estimer ce savant français qui, dans son ardeur à étudier les plantes, s’est trouvé conduit à rendre service à l’humanité. N’oublions pas, en effet, qu’il a été le premier, sur le Continent européen, à apprécier les qualités du précieux tubercule, à le faire connaître après l’avoir cultivé, et qu’on doit le considérer comme ayant été à la fin du xvie siècle le Propagateur de la Pomme de terre.


APPENDICE



I — SUPPLÉMENT A LA CORRESPONDANCE
DE CHARLES DE L’ESCLUSE


Pendant l’impression de ce qui précède, M. le Dr  Ed. Bornet, membre de l’Institut, a eu l’obligeance de nous donner connaissance de trois lettres inédites de Charles de l’Escluse, qui font partie de sa curieuse collection d’autographes, et nous a autorisé à les publier. Nous le prions ici de vouloir bien en agréer nos bien sincères remercîments. De ces trois lettres, l’une est en langue française, les deux autres en langue latine : nous reproduirons telle quelle la première, et nous la ferons suivre de la traduction française des deux autres.

La Lettre écrite en français par Charles de l’Escluse était adressée par lui, en 1576, au Baron Philippes Sydney. D’après Charles Morren, ce serait pendant le séjour que Charles de l’Escluse fit à Londres en 1571 qu’il eut d’agréables relations avec Lord Philippes Sydney, et ce serait en partie à ce dernier qu’il dut de connaître le petit Livre espagnol de Monardes sur les Médicaments du Nouveau-Monde, dont il publia la traduction latine chez Plantin, en 1574[58]. Mais on verra, par la Lettre qui suit, qu’Hubert Languet n’était pas resté étranger à la connaissance qu’avait faite Charles de l’Escluse de Philippes Sydney. On remarquera la fin de cette Lettre qui témoigne du scrupule qu’avait eu l’auteur, de ne pas faire envoyer son ouvrage, probablement par Plantin, sans en indiquer au baron Sydney les corrections typographiques.

A Monsieur
Monsieur le Baron Philippes Sydney, etc.
à Londres
auprès de Monselgnr le Comte de Lecester, son oncle.


Monsieur, ne se trouvant rien en ma puissance que je vous pensse envoyer, pour vous demonstrer la bonne affection que j’ay de vous faire humble service, que ce petit livre que j’ay faict des plantes les plus rares que j’ay observées en mon voyage d’Espaigne, je n’ay voulu faillir de vous en envoyer ung exemplaire par la voye du Me des Postes d’Anvers ; espérant que vous le recevrez aussi humainement que quelque plus grand présent qui vous auroit esté présenté par quelcun plus riche que moy. Ce que je vous prie vouloir faire, et avoir ceste persuasion de moy, que je vous demoureray tousjours humble serviteur en ce qu’il plaira me commander. Il y a jà long temps que n’avons eu aucunes nouvelles de vous, et Monsr Languet s’en est souvent plaindt à moy, me disant qu’estiez devenu paresseux. Je pense bien qu’il n’aura oublié de le reprocher en la lettre qu’il vous écrit, laquelle va joincte à la présente. Vous lui donnerez response à Vre commodité, mais je desireroye que ce fust à la première, à fin de luy oter ceste persuasion.

Au reste je priray Dieu de vous donner, Monsieur, en santé longue vie, avec tout heur et contentement, me recommandant humblement à Vre bonne grâce, comme aussi faict mon hoste le Docteur Aicholz.

De Vienne ce 19 de Mars 1576.

Vostre humble servitr
Charles de l’Ecluse.
Le Chœus envoyé vers l’Empereur eut hier après midy audience, c’est à dire vint présenter ses lettres à l’Empereur. On pense qu’il soit envoyé pour dénoncer à Sa M qu’il ne s’empesche pas des affaires de Polongne.

Monsieur, comme les imprimeurs n’ont esté si cler voyant qu’ils ayent observé toutes les fautes, je vous envoyé celles que j’ay observé en lisant les fueilles imprimées que le Sr Plantin m’a envoyé icy, si du reste il ne les imprimoit à la dernière fueille comme il m’a promis de faire lui ayant envoyé copie des fautes d’icy.

Vous amenderez donc
Pag. versu[59]
18. 13. supplicia
33. 14. πρίνος
" 15. eouse
35. 19. qui veró
36. 14. πρίνος
37. 17. calore
36. 18. ut superiorum
44. 33. iulum
52. 21. à colore
62. 15. cantes,
65. 17. omnim
108. in marg. Erica
118. 31. peña
122. 7. vulgare, appellant
126. 25. continentur
Pag. versu
142. 24. genera expecto
colo subsequente
173. 15. χέστρον
199. 19. exornatum
" 20. totum hu-
203. 29. junceas
225. 14. clematitis
230. 14. cum coxis.
" 26. convenint.
259. 1. parte.
278. 28. inodoros
319. 3. clematitis
393. 29. Tornesol
471. 16. caxcays
486. 28. simile


Nous retrouvons, dans la Lettre qui suit, le nom du Poète Lotiche dont il a été question dans les premières Lettres adressées par Charles de l’Escluse à Craton de Kraftheim. Mais, de plus, cette Lettre nous apprend que pendant sa résidence à Montpellier, de 1551 à 1554, Charles de l’Escluse s’y trouvait également avec Félix Plater, devenu depuis lors médecin de la ville de Bâle, en Suisse.

À mon vieil ami l’Illustre Docteur Félix Plater,
médecin de la Ville de Bâle,

à Bâle.

Salut en Christ Sauveur[60],

Bien que, depuis presque quarante ans, Ill. Plater, je ne t’aie donné aucune nouvelle de moi et que je n’en aie reçu aucune de toi, cependant le souvenir de cette aimable familiarité qui existait à Montpellier entre nous et avec Lotiche, a fait que je voulais souvent t’adresser des lettres ; seulement, les occasions de t’écrire m’ont toujours manqué. Mais à présent, bien que je sois fort occupé à écrire des lettres à beaucoup d’amis et que je sois accablé d’autres soins à l’époque des foires ; comme le Sr Joachim Camerarius, fils du grand médecin de la ville de Nuremberg, doit bientôt se rendre auprès de vous et qu’il s’arrête quelque temps ici, je n’ai pas voulu laisser perdre cette occasion si commode de t’écrire ces quelques mots, non pas seulement pour te le recommander (car sa vertu et son érudition, ainsi que la mémoire de son Père et de son Grand-père te le rendent assez recommandable), mais pour qu’il t’apporte le témoignage que j’ai conservé jusqu’ici, dans mon âme, ton vivant souvenir et une très fidèle amitié. C’est pourquoi si je pouvais te gratifier de quelque chose qui fût en mon pouvoir, je voudrais te persuader que je serais toujours tout prêt à le faire.

Porte-toi bien. Francfort, Ides d’Avril 1593.
Ton très affectionné,
Carolus Clusius A.

La troisième Lettre avait été adressée de Leyde, en 1595, par Charles de l’Escluse au Dr  Bernard Paludanus : nous avons déjà publié plus haut, d’aprés Édouard Morren, une Lettre écrite en 1600 à ce même médecin d’Enchuysen, en Hollande. Celle qui suit nous permet de nouveau de constater que Charles de l’Escluse avait des connaissances spéciales sur la culture des plantes, et c’est à ce titre surtout qu’elle nous parait offrir un certain intérêt.

Au très illustre et très savant Docteur Bernard Paludanus,
médecin d’Enchuysen,
à Enchuysen.

S. P. D. — Il m’a été très agréable, Ill. Dr  Paludanus, d’apprendre que, d’après la forme des feuilles et de la racine de cette plante qui t’a été envoyée de Séville, sous le nom d’Hyacinthus indicus[61] mon opinion sur elle peut se confirmer. Mais, s’il faut en croire Clutius[62], qui a vu chez toi la plante au moment de l’arrachage, parce que tu jugeais que ses caïeux devaient lui être communiqués aussi bien qu’à moi-même, il se trouverait qu’elle est très peu comparable à la racine du Rapum ou du Cyclaminus, mais plutôt à celle du Bulbus eriophorus[63] avec lequel je vois que ta plante a sans nul doute beaucoup de caractères communs. Nous en reparlerons une autre fois.

Lequel des Princes d’Anhalt vit maintenant à la Cour du Landgrave Maurice ? Est-ce Christian ou Bernard, qui a suivi son frère Christian en France en 1592 ? Est-ce quelqu’un de ses plus jeunes frères ? Car j’ai vu à Francfort les trois jeunes frères utérins, lorsqu’ils accompagnaient leur mère convolant à de secondes noces.

Tu recevras de moi peu de graines : je n’en possède, en effet, aucune, si ce n’est de plantes bulbeuses, et celles-ci déjà vieille, puisque je n’ai pas voulu en recueillir l’année passée. Cela s’explique parce que j’avais coupé toutes les fleurs pour donner plus de vigueur aux bulbes, qui avaient été froissés pendant un long transport et qui avaient été conservés hors de terre, enveloppés dans des linges peu serrés, jusqu’à leur arrivée ici.

Je n’ai pas cultivé depuis déjà plusieurs années le Momordica[64], parce qu’il exige d’être placé dans un endroit bien exposé et ensoleillé ; autrement il ne parvient jamais à mûrir ses fruits. Mais pour quelle raison Fidler croit-il que cette plante peut se conserver ? Car elle est annuelle et il faut la semer tous les ans. Or je désire que tu avertisses ceux à qui lu envoies des graines de plantes bulbeuses, de les semer avant l’automne prochain (l’automne est, en effet, la saison pendant laquelle ce semis doit être fait), parce que s’ils les sèment au printemps, ce sera peine perdue. C’est au printemps qu’on doit semer les plantes annuelles qui sont délicates, comme le Momordica, les Concombres, les Courges, les Melons ; mais les autres plantes, plus vigoureuses, bien qu’elles soient également annuelles, peuvent être semées à l’automne, et cela grâce à la force de leurs racines : aussi doit-on le plus souvent confier leurs graines à la terre en cette saison, alors même qu’on pourrait le faire au printemps.

Lorsque l’Illme Princesse viendra ici, je lui présenterai tes salutations. Mais je te prie de me faire savoir si, l’été prochain, je dois envoyer quelques bulbes et de leurs graines au médecin de Séville, ou bien si, en raison de ta familiarité avec lui, tu peux t’en charger toi-même ?

Adieu et porte-toi bien. Leyde, 16 Février 1595.

Ton bien affectionné,
Carolus Clusius.
J’ai terminé le Vle Livre de mes Observations ; maintenant, quand j’aurai le temps, je commencerai à écrire l’histoire des fruits exotiques.

II — CHARLES DE L’ESCLUSE ET
PARMENTIER


Sous avons signalé ici même, et avec plus de détails dans notre Histoire de la Pomme de terre, l’important service rendu jadis par Charles de l’Escluse, grâce aux distributions qu’il avait faites, surtout en Allemagne, où il résidait alors, du précieux tubercule. Nous avons pu établir, avec preuves à l’appui, que cette Pomme de terre rougeâtre, qu’on pourrait appeler la Pomme de terre de Charles de l’Escluse, dont il avait fait connaître la grande productivité et le mérite culinaire, ne s’était pas perdue à la fin du xvie siècle, car des jardins de l’Allemagne elle s’était répandue presque aussitôt en Suisse, pour gagner de là en peu de temps, d’un côté la Franche-Comté et la Bourgogne, et de l’autre le Dauphiné et le Vivarais, En 1685, elle avait même déjà pénétré dans Paris.

Cette Pomme de terre fut seule cultivée en France jusque vers le milieu du xviiie siècle. A partir de cette époque, on commençait à parler avec elle, d’une autre variété à tubercules blanchâtres ou jaunâtres, d’origine anglaise, récemment introduite. Or ces deux variétés sont signalées par Bonnelle[65], comme étant cultivées en 1766 dans l’Artois, La pomme de terre rougeâtre de Charles de l’Escluse se trouvait donc alors, sinon même antérieurement, car Bonnelle nous apprend que tout le monde la connaissait, dans le pays natal de son Propagateur.

Elle ne s’était pas non plus perdue en Allemagne, où l’extension de sa culture fut aussi lente qu’en France. Seulement, vers le milieu également du xviiie siècle, après être restée d’abord dans les jardins, elle commençait à être cultivée en plein champ : mais elle était peu estimée et réservée souvent pour la nourriture des prisonniers. Aussi, lorsque Parmentier, pendant la guerre de Sept ans (1757-1763), fut fait prisonnier en Allemagne, en fut-il nourri pendant sa captivité. Tout en appréciant certaines de leurs qualités alimentaires, il ne se doutait guère qu’il mangeait ainsi des Pommes de terre provenant de celle que Charles de l’Escluse avait propagée de 1559 à 1593, car Parmentier paraît avoir toujours ignoré jusqu’au nom de ce célèbre botaniste. Et lorsqu’il était logé chez le Pharmacien-Chimiste Meyer, à Francfort-sur-le-Mein, il ne se doutait pas non plus qu’il se trouvait dans la ville même on avait été cultivé, pour la première fois en Allemagne, le précieux tubercule.

Et cependant, si l’on compare l’un à l’autre, ces deux Propagateurs de la Pomme de terre, combien différente la fortune a-t-elle été pour eux ! Parmentier a obtenu tous les honneurs qu’on peut attendre de la reconnaissance publique. Le nom de Charles de l’Escluse a été profondément oublié, si ce n’est d’un petit nombre de savants, admirateurs à juste titre de ses œuvres.

Il s’est même établi en France, en faveur de Parmentier, cette légende populaire, que c’est à lui que l'on doit d’avoir possédé la Pomme de terre, alors qu’avant l’époque où il devait commencer à parler d’elle, il reconnaissait lui-même, en 1771. qu’elle se trouvait partout. Elle se trouvait, en effet, à cette époque, dans la plupart des Provinces de la France, et c'était encore en grande partie la Pomme de terre de Charles de l’Escluse qui y était cultivée.

D’un autre côté, si l’on veut se rendre parfaitement compte du mérite exceptionnel qu’a eu Charles de l’Escluse à propager la Pomme de terre au xvie siècle, on est obligé de reconnaître qu’il a été le seul à faire alors, du précieux tubercule, une assez large distribution pour qu’elle ne se perdit pas sur le Continent européen. Après lui, presque tous les botanistes en renom ont connu la Pomme de terre, mais nul d’entre eux n’a pris soin de la répandre ou de la recommander de quelque façon que ce fût. N’est-ce pas là, pour Charles de l’Escluse, un titre sérieux à la gratitude des peuples ? On peut affirmer, en effet, qu’à partir du xviie siècle, si la Pomme de terre a réussi à gagner peu à peu du terrain, dans le centre de l’Europe, elle ne l’a dû qu’à sa productivité et à ses qualités alimentaires, et que c’est pour ainsi dire d’elle-même qu’elle a fini par s’imposer et par se faire accepter comme une plante nécessaire et de première utilité.

Il nous semble que la véritable appréciation des faits, bien que tardive, doit reprendre tous ses droits en faveur de Charles de l’Escluse, qu’il est équitable de prendre en grande considération le rôle officieux qu’il a joué dans l’introduction de la Pomme de terre en Europe, et que l’on ne doit pas oublier que Parmentier n’aurait pu en aucune façon s’occuper du précieux tubercule, si grâce à ce qu’avait déjà fait avant lui Charles de l’Escluse, la Pomme de terre ne s’était pas jadis, si lentement que ce fût, répandue sur le Continent européen et particulièrement en France.

Du reste, il est à présumer que Parmentier lui-même, s’il avait su ce qu’avait fait Charles de l’Escluse pour la Pomme de terre, n’eût pas manque de parler chaudement en sa faveur. Croyant bien à tort que c’était à Walter Raleigh que nous devions le précieux tubercule, il disait en effet : « Il faudroit lui ériger une statue et la reconnaissance ne manquerait pas de faire tomber à ses pieds les habitans des campagnes, dérobés aux horreurs de la faim par le secours unique des Pommes de terre ».

Félicitons-nous des honneurs qu’a obtenus Parmentier, mais appelons de tous nos vœux la juste réparation qui doit être faite à Charles de l’Escluse. Souhaitons donc que tous ceux qui ont, en France, le culte des hommes dignes d’être honorés par les services qu’ils ont rendus, et en particulier que les habitants de la ville d’Arras veuillent bien accorder mieux qu’un souvenir admiratif à celui qui a devancé Parmentier dans son œuvre philanthropique, en prouvant plus manifestement leur gratitude à leur célèbre Compatriote Charles de l’Escluse, l’un des plus illustres savants du xvie siècle et le Premier Propagateur de la Pomme de terre.

  1. On sait que ce célèbre professeur de médecine a servi de prototype à Rabelais pour créer le fameux médecin Rondibilis de son Pantagruel.
  2. Rariorum plantarum Historia, pp. xxxvi et cxxii.
  3. Les originaux de ces lettres latines sont conservés à Breslau, dans la Bibliothèque Élisabethienne.
  4. Hubert Languet, connu comme jurisconsulte, qui paraît avoir été honoré des fonctions de Chargé d’affaires en France par plusieurs princes d’Allemagne.
  5. De Montpellier.
  6. Il s’agit du poète latin Lotichius, avec lequel Charles de l’Escluse s’était lié d’amitié à Montpellier, et qui était décédé en 1560.
  7. Jeanne d’Albret, mère de Henri IV.
  8. Célèbre médecin et botaniste, de Nuremberg, ami de Charles de l’Escluse.
  9. Les foires de librairie de Francfort étaient très suivies à cette époque : il en sera, plus loin, souvent question.
  10. On sait que le Duc François de Guise fut tué à Orléans par Poltrot de Méré, gentilhomme huguenot.
  11. Les Fugger sont cités comme appartenant à une des plus riches familles de négociants de l’époque.
  12. Alcala de Hénarès, célèbre Université espagnole.
  13. Kleinaerts, de son nom latinisé Clenardus, de Diest, avait vécu en Espagne, en Portugal et au Maroc : il était mort en 1542, à Grenade.
  14. On sait que les Flandres étaient alors sous la domination espagnole.
  15. Il s’agit de Philippe II, roi d’Espagne.
  16. Célèbre botaniste, dont il a déjà été question, qui exerça la médecine à Malines et devint plus tard médecin de l’Empereur Maximilien II.
  17. Jean Sambucus, célèbre Historiographe impérial.
  18. Il s’agit de sa traduction du Livre de Garcia del Huerto, Coloquios dos simples.
  19. Du grec αετός, aigle. Variété de fer hydroxydé.
  20. Il s’agit de Melchior Wieland, de son nom latinisé Guilandinus, né à Kœnigsberg.
  21. Les Flandres étaient alors sous la domination cruelle et tyrannique du Duc d’Albe.
  22. Nicolas Biese, de son nom latinisé Biesius, professeur à l’Université de Louvain, venait d’être nommé médecin de l’Empereur Maximilien II.
  23. Muscari.
  24. « Jean de Brancion, cet ami, dit Charles de l’Escluse, qui m’est très cher et qui m’a toujours tenu lieu d’un frère, nous fut enlevé en février 1575, à notre très grande douleur » (Rar. pl. Hist., pp. 263 et 319).
  25. Rar. pl. Hist., pp. 199 et 211.
  26. Abraham Ortell, célèbre géographe.
  27. Ce Flos Solis pouvait être notre Helianthemum vulgare. Mais il est plus à croire qu’il devait s’agir de Helianthus annuus, que nous appelons vulgairement Soleil.
  28. On pense que Charles de l’Escluse parlait ainsi de lui-même, à mots couverts.
  29. Son ami très cher, le Dr  Jean Aichholz, médecin et professeur à Vienne, chez lequel il vivait.
  30. Julius Alexandrinus, médecin de l’Empereur.
  31. David Ungnad, ambassadeur de l’Empereur d’Autricbe auprès du Sultan.
  32. Jean Vincent Pinelli, ami et correspondant de Charles de l’Escluse.
  33. On sait que, quelques années plus tard, Philippe II devait être déchu de sa souveraineté sur les Pays-Bas du Nord.
  34. Balthasar de Batthyan, Sénéchal de Hongrie.
  35. C’est un des plus anciens Traités que nous possédions sur les Champignons, dont une centaine d’espèces sont décrites et une trentaine sont figurées.
  36. Rar. pl. Hist., pp. cclxxiii et cclxxvi.
  37. Voir à ce sujet notre Histoire de la Pomme de terre (1808).
  38. Rar. plant. Hist., p. 230.
  39. Le Dr  Bernard Paludanus avait appris à Clusius que cette propriété antiseptique avait été attribuée par les Tartares à cette plante, qui jouissait de la même réputation à Constantinople.
  40. Charles de l’Escluse concourut également à l’introduction en Europe du Marronnier (Æsculus Hippocastanum).
  41. Rar. plant. Hist., p. 5.
  42. Rar. plant. Hist., p. xxxviii.
  43. Id., p. xxxvi.
  44. Il a été question plus haut de ce très rigoureux hiver de 1586.
  45. Petite Liliacée, connue dans les jardins actuels des Amateurs sous le nom de Dent de Chien, et qui est l'Erythronium Dens-canis L.
  46. Ces lettres ont été publiées dans le Journal de Botanique (1895) ; les originaux sont conservés dans le Musée Plantin-Moretus à Anvers.
  47. Mourentorf, de son nom latinisé Moretus, gendre et successeur de Plantin.
  48. Dessins ou figures de plantes.
  49. Graveur sur bois.
  50. Correspondant de Mourentorf à Francfort.
  51. On sait que le Calendrier romain, réformé par Jules César, avait à la longue laissé s’accumuler certains jours de retard avec le cours du soleil. Il en résultait que l’équinoxe de printemps avait rétrogradé de dix jours, en 1582. Le Pape Grégoire XIII ordonna que le 5 octobre de cette même année deviendrait le 15 Octobre. On voit que dix ans après, cette réforme dite Grégorienne ne laissait pas encore que d*apporter quelque trouble dans la manière de s’entendre sur la véritable date des correspondances.
  52. Cet ordre a dû être encore modifié par Clusius, car le Pœonia Byzantina dans le Rar. plant. Hist., termine le Livre II au Chap. lxv.
  53. Le Ranunculus silvarum se trouve dans l’ouvrage au Chap. lvi.
  54. Pièces de vers.
  55. Rar. plant. Hist., p. 203.
  56. Rar. plant. Hist., p 229.
  57. C’est encore actuellement le nom allemand de la Pomme de terre.
  58. Une nouvelle traduction par Clusius d’une édition plus complète de cet ouvrage, dédiée à Philippes Sydney, parut chez Plantin en 1382.
  59. Du latin versus, ligue.
  60. Cette formule de Salut se trouve en abrégé au début de la Lettre XXXV. Les autres formules de salutations sont représentées par les abréviations : S., S. P., S. P. D., etc., imprimées au commencement des traductions de toutes les lettres latines.
  61. Polyanthes tuberosa L.
  62. Clutius, Directeur du Jardin académique de Leyde.
  63. Scilla hyacinthoides L.
  64. Momordica Balsamina L.
  65. Le Jardinier d’Artois, par Bonnelle (Arras, 1766). — « La figure de son fruit [tubercule] est capricieuse, inégale, dit-il ; les unes sont plattes, ovales, rondes, bossues, grosses, lisses, charnues, roussâtres au dehors, blanches en dedans, d’un goût doux et restaurant : au reste, tout le monde la connait. Il y en a une seconde espèce, qui ne diffère qu’en sa couleur : elle est blanche, et elle devient plus forte et plus grosse. »